Autour de la table, un profond silence régnait. La flamme de la lanterne vacillait, menaçant de s’éteindre à tout moment. Chacun était perdu dans ses réflexions sur ce que venait de leur expliquer Bariza. Ils avaient appris -chose inouï ! -que les rois n’avaient pas toujours été si cruels et impotents. Auparavant, la justice était leur maître mot. Comme cette période leur semblait enviable, eux qui n’avaient connu que le règne du seigneur Foucauld !
Ce roi avait été mis très tôt sur le trône, sa mère et son père tous deux décédés mystérieusement alors qu’il n’était qu’un grand adolescent. Bien que la sélection des courtisans soit moins sévère qu’autrefois, l’on tenta de l’entourer le mieux possible, par un de ses vieux amis notamment. Et, chose incompréhensible, au bout de cinq ans de règne, le seigneur Foucauld décida de ramener les Boétiens sur la terre de Sauteras, exclus depuis bien longtemps. Leur armée avait perduré et avait semé le malheur dans d’autres royaumes, mais ne pouvait revenir dans ce pays qui les avait définitivement battus. L’ordre du roi choqua tous les habitants, qui ne comprirent aucune des raisons avancées pour un tel acte. Les Boétiens étaient parfaitement libres dans le pays, en usant et abusant de leurs droits. Bientôt, les villages furent ravagés, et les richesses amassées devaient être pour le roi, paraît-il. Il y eut quelques émeutes de la part du peuple, où la notion d’équité était profondément ancrée.
Les participants de ces soulèvements furent tués un à un et leur village rasé. Plus un seul ne voulut recommencer une telle entreprise. Depuis, Sauteras vit dans la servitude, sous la loi de barbares et sans le soutien de leur propre roi, tout à fait effacé depuis cinquante ans.
- Pardonnez-moi cette indiscrétion, mais comment pouvez-vous connaître tous ces détails ? risqua Adélaïde, intriguée par la culture du chef du village.
Bariza la regarda, un sourire aux lèvres. Il y n’avait nulle moquerie dans ses yeux, mais un certain contentement devant cette interrogation.
- Un mystère à la fois, jeune fille, un mystère à la fois…
Théophane trouvant qu’il était largement l’heure de rentrer, remercia le grand homme pour sa courtoisie et ramena doucement ses enfants vers leur maison. Sur le chemin, tous trouvèrent la nuit bien agréable. L’espace sentait une bonne odeur d’herbe et quelques grillons chantaient, rendant l’atmosphère quiète et légère. Leurs pas piétinaient le sentier caillouteux tandis qu’ils humaient l’air de toutes leurs narines. Après beaucoup de larmes versées, les enfants se sentaient fatigués mais leur cœur en était en quelque sorte soulagé. Une espèce d’angoisse rôdait toujours au fond d’eux, jouant avec leurs émotions et craintes. Mais son intensité avait diminué, les libérant pour quelques temps de ce fardeau. Ce qui ne reviendrait pas, en revanche, c’était la culpabilité. Chacun avait pu comprendre que le coupable rôdait aux alentours, mais n’était pas en eux. Même Adélaïde avait pu se débarrasser de ce sentiment. La discussion avec Bariza lui avait procuré bien plus de bien qu’elle n’aurait osé le croire. Une nouvelle fois, il avait réussi sa mission.
Enfin, ils rentrèrent dans leur chère maison, où la porte les accueillit avec un grincement de bois. Aucune parole ne vint briser le silence de la nuit. Seulement un bonsoir fut échangé et tous rejoignirent leur couche. Armand s’endormit paisiblement, juste un peu tendu. Le soir, il fallait habituellement le bercer longuement avant que ses muscles puissent se relâcher, et pour que son regard ne reflète plus autant de désespoir. Aucun doute sur le fait qu’il soit conscient de la gravité de la situation. Mais son tempérament, son caractère, n’évoluaient absolument pas de la même manière que sa fratrie. Pas de rancune là-dessus, tous avaient accepté cette idée et ne cherchaient pas à dompter sa nature, certainement plus élevée que la leur. Ephrem, Hermance et Adélaïde dormirent d’un sommeil agité, passant et repassant les événements terribles de cette journée. S’ils avaient su, peut-être auraient-ils refusé de se lever le matin même… Théophane, quant à lui, ne ferma pas l’œil de la nuit. A son côté, la place était vide.
Ils se levèrent tous de bonne heure le lendemain matin, réveillés par les cloches de l’église. C’était la première fois que ce son évoquait en eux une étrange impression. Leur cerveau avait déjà enregistré les coups frénétiques qui avaient retenti la veille, pour donner l’alerte ; et l’angoisse qui avait suivi. Le temps allait encore devoir faire son œuvre pour que, de nouveau, le tintement des cloches soit synonyme de réjouissance. Mais bientôt, le son devint plus lent et ne laissa entendre que le glas. Les enterrements allaient commencer, sous ce triste ciel gris.
Sur la place du village, les corps qui avaient été bénis dans l’église étaient transportés vers l’arrière de la colline. Les hommes valides portaient ces lourds fardeaux, et le reste de la population suivait lentement derrière, en procession. Ils n’avaient pour compagnie que le chagrin de leur cœur, tous se sentant désespérément seuls. Le menuisier de Hure avait dû travailler bien dur pour assurer un cercueil à chaque défunt. Jamais tant de morts ne s’étaient vu depuis le commencement du village. Il avait taillé, poncé, et assemblé les pièces de bois durant toute la nuit. A son niveau, il voulait servir et aider au mieux le village affligé. Dans ces tombeaux, un avait été conçu pour sa femme elle-même. Ces morts, c’était le premier grand drame, et tous les habitants espéraient bien que ça soit le seul et le dernier.
Le cortège funèbre gravit difficilement la montée de Kabru pour atteindre le petit cimetière, qui fut bien rempli en ce jour. Un par un, les corps furent déposés, non sans quelques larmes ; et chaque habitant veilla à remettre une rose et une poignée de terre sur leur ancien ami ou voisin. Dans cette atmosphère morose, Mme Soline entonna un chant de sa grande voix d’alto. Il était difficile de s’accorder avec ses notes graves, mais aucun autre timbre que le sien n’aurait été plus adéquat. Tous se joignirent à elle pour honorer une dernière fois ceux qui n’étaient plus. A partir de ce jour, le noir habillerait la vie des gens du pays, jusqu’à ce que le temps de deuil soit révolu.
La petite famille se tenait serrée les uns contre les autres et observait la scène, mélancolique. Leur ancienne nourrice s’approcha des quatre enfants et les enveloppa dans ses bras avec une tendresse toute maternelle. Cette étreinte donna un peu de vigueur à leur âme lasse, parmi toutes celles du village. Leur inspiration parut pleine d’un air frais dans ses bras qui les avait tant de fois portés et secourus.
- Nous la retrouverons mes enfants, ne vous en faites pas, chuchota-t-elle.
C’était bien sûr une simple phrase de réconfort. La sexagénaire n’avait pas véritablement pesé ses mots et elle voulait consoler ces enfants. Mais, sous ce ton anodin, une flamme s’alluma dans les yeux d’Adélaïde. Il semblait que les paroles de Mme Soline avaient eu un effet inattendu dans son cerveau.
C’est alors que, passant outre le climat maussade, une clameur se fit entendre et une voix se détacha du bruit de fond.
- Je le sais que vous auriez pu l’empêcher ! Je sais qui vous êtes Bariza !
Deux habitants du village tentaient de canaliser l’homme en courroux, qui venait de frapper Bariza de son poing. Les veines de son cou ressortaient tant il avait crié, et sa tête semblait vouloir se détacher de son buste. Il était comme hors de contrôle et se débattait en tous sens pour échapper à la prise de ses compagnons qui le maintenaient solidement. Le chef du village se relevait avec peine et montrait un visage sévère. Bien qu’il fût toujours à l’écoute de ses habitants et conciliant, ce geste d’irrespect dépassait véritablement les bornes de sa patience. Il ne dit pourtant rien et se contenta de fixer l’homme de ses yeux de braise. La petite population, si elle avait été aidée leur chef à se relever, se contentait de montrer un regard ahuri devant ces injures. Elle ne comprenait certes pas grand-chose à ces paroles, mais juste assez pour penser qu’il s’agissait là d’une histoire ancienne. Un mystère de plus entourait l’aura de Bariza. C’est Mme Soline qui prit l’initiative de s’avancer vers lui.
- Venez mon cher, je vais vous soigner… Les enfants, accompagnez-moi, je vous offre le déjeuner.
Alors que la petite troupe s’éloignait, l’homme furieux cracha au sol et d’un revers de bras se débarrassa des mains de ses gardes. Une centaine de visages blêmes tournaient leur attention vers lui. Il respirait difficilement, si embarqué dans sa colère. Un vieil homme s’approcha alors, calme mais ferme.
- Honte à vous que d’avoir commis un tel geste dans un cimetière où les morts ont été tués par une violence telle que celle-ci, dit-il d’un ton sans réplique. Comment osez-vous vous en prendre à Bariza après son discours d’hier ? N’a-t-il pas dit que nous remporterions le combat si nous étions unis ?
- C’est facile pour vous…
- Non, Monsieur ça ne l’est pas. J’ai perdu un être cher tout comme vous, mais je saurais m’en prendre aux vrais responsables.
Sur ce, il redescendit la colline d’un pas lent, toujours aussi paisible. La petite foule se dispersa alors, et prit quelque temps pour se recueillir. Même si l’homme en question serrait encore ses mains jusqu’à en faire blanchir la jointure, et qu’un feu animait son faciès, il avait de quelque peu écouté le vieillard. Déjà, il commençait à se repentir de son acte.
La vieille nourrice s’affairait à éponger le sang qui maculait la joue de Bariza. Son agresseur l’avait frappé deux fois de suite pour le faire tomber, si bien que son visage arborait désormais un énorme bleu. - Très franchement mon cher, tâchez de vous défendre la prochaine fois ! Personne ne vous en aurait tenu rigueur face à une telle chose !
Tenant d’une main la glace que lui tendait sa bienfaitrice, le blessé cherchait ses mots. Il était partagé entre la révolte, et son devoir qui lui imposait prévenance et affabilité.
- Je ne comprends pas Madame Soline… Non je ne comprends pas… Je pensais sincèrement que mon message était passé l’autre soir, pourquoi donc a-t-il agi ainsi ? C’est une humiliation…
- Oh, mais vous y êtes parvenu Monsieur ! Les autres lui ont aussitôt reproché, s’exclama Hermance.
- Vous accuser de ce malheur, par-dessus le marché, on aura tout vu !
Bariza ferma ses yeux et plongea alors dans une intense méditation. A qui le connaît bien sait que cet exercice-ci lui était familier et l’aidait à remettre ses idées au clair. Jamais il ne voulait dire une parole insensée, ou sous le coup de l’émotion qui modifie facilement la vérité. Les personnes dans la pièce s’étaient tues, le laissant à ses réflexions. Le père de famille en profita alors pour aborder un sujet qui lui était cher, mais privé.
- Allez dans le bureau d’à côté vous autres, je dois m’entretenir d’une affaire avec Bariza, annonça Théophane à ses enfants.
Sans un mot, la fratrie se dirigea vers la porte, à l’arrière du salon. Leur père attendit que le chef du village ouvrît de nouveau ses yeux pour lui parler sérieusement. Mais ce fut lui qui entama le dialogue.
- Vous deux avez certainement compris la pensée profonde de mon agresseur… Il me tient responsable de ce drame, mais aussi de celui de Rashtrapati Bhavan.
Il prit une profonde inspiration, puis reprit :
- J’avoue ne pas avoir envisagé les choses sous cet angle là… J’ai porté longtemps la responsabilité de la destruction de ce village, et elle m’était enfin passée.
- Mais enfin pourquoi, ce n’était qu’une tempête ?
- C’était bien plus que cela… Toujours est-il qu’aujourd’hui, je vois que les choses s’accélèrent et son liées les unes aux autres. Rien n’est fait par hasard. J’ai été confiant en l’avenir et voilà qu’il m’apparait comme étant incertain…
- Je ne vous suis pas, Monsieur, concéda Théophane.
Dans la pièce d’à côté, les frères et sœurs s’étaient simplement assis sur les chaises, attendant patiemment la fin de l’entretien. C’était une pièce remplie de paperasse, avec des sièges et tables dans tous les coins. Des étagères supportaient de nombreux livres, commençant à prendre la poussière, et des toiles d’araignées pendaient au plafond. Ce bureau avait été leur endroit préféré durant leur enfance, lui trouvant un côté mystérieux, comme une salle secrète. Ephrem et Armand avaient commencé un jeu avec des bibelots en bois pour tuer le temps, tandis que leurs sœurs ne pipaient mot. Cette pièce leur évoquait de nombreux souvenirs, aussi une espèce de nostalgie les avaient envahis.
- Bon, soupira Hermance.
La jeune femme se servit d’un livre sur l’étagère, trouvant visiblement que la conversation s’allongeait. En d’autres circonstances, elle aurait détesté le fait qu’on la mette à l’écart, comme une simple jeune fille. Elle était une adulte désormais, et acceptait difficilement ce renvoi. Seulement, le moment semblait mal choisi pour un esprit de contestation. Elle voulut donc prendre sur elle, mettre sa patience et sa maturité -qui la caractérisait si bien- en avant, pour ne causer aucun affront inutile. Adélaïde, quant à elle, s’était postée nonchalamment les coudes sur les genoux et les poings sous le menton. Elle regardait dans le vide et tendait l’oreille, malgré elle, pour entendre ce qui se disait de l’autre côté. Son air malicieux prenait le dessus, sans qu’elle en ait véritablement conscience. Mais alors que son esprit se perdait dans la contemplation d’une armoire, elle remarqua un détail qui la fit se lever. Dans le fatras de papiers épinglés sur le bois, une vieille carte de Sauteras se détachait du décor avec sa teinture jaunie par le temps. En passant des centaines de fois dans cette pièce, jamais elle n’y avait fait attention. Aujourd’hui, il lui semblait que ce soit l’objet le plus précieux au monde.
- Hermance, regarde.
Sa sœur leva les yeux de son manuscrit pour regarder dans la direction qu’Adélaïde lui indiquait. Fronçant légèrement les sourcils, elle demanda :
- Oui, eh bien ?
- C’est une carte de Sauteras ! Elle indique toutes les régions, fleuves et terrains ! - Effectivement, comme toutes les cartes… et Hermance replongea dans son livre.
La jeune fille continuait d’examiner le parchemin, avec tant de fascination que son aînée fut presqu’inquiète.
- Mais enfin qu’est-ce qui t’intrigue à ce point ? Tu en as bien déjà vu, non ?
Sa sœur s’approcha d’elle, enthousiaste. Certainement que seulement elle était en mesure de comprendre l’émotion que cela lui prodiguait. Elle ne pouvait l’expliquer en si peu de mots.
- Bien sûr que oui. Mais jamais une aussi complète et fidèle. Ça peut être très utile.
- Utile pourquoi ? Tu as quinze ans et n’a pas d’autre vie qu’à Hure.
Après un moment de silence, la fille cadette répondit :
- Tu crois que je pourrai la prendre ?
Surprise, Hermance haussa les sourcils jusqu’à ce que son front se plisse. La jeune femme tentait de comprendre si sa sœur faisait une autre plaisanterie pour passer le temps et la tourner en ridicule, ou si elle était bien sincère. Elle la regardait, interrogative. Ne daignant pas lui donner satisfaction, elle dût prononcer ce qu’elle pensait tout haut :
- Je ne comprends pas pourquoi tu sembles aussi captivée, mais soit. Madame Soline te la prêterait certainement si tu la lui demandais, mais je ne crois pas que l’occasion se prête à tes fantaisies. Donc, oublie pour le moment.
- Tu as raison, dit-elle simplement.
Elle continuait cependant de la regarder avec envie. De l’autre côté, des pas se rapprochaient du bureau. Bientôt, une porte s’ouvrit laissant apparaître le visage de leur nourrice.
- Vous pouvez revenir, les enfants. Le déjeuner est prêt, mais votre père tient à ce que vous rentriez avant lui. Tandis qu’Armand, Ephrem et Hermance se dirigeaient vers la sortie, Adélaïde prit à la volée la carte épinglée sur l’armoire. D’un geste rapide, elle la fourra dans son tablier, puis reparut avec un sourire à Mme Soline, qui posa sa main sur sa tête bouclée.
Après le repas, tous reprirent le chemin de la maison, laissant leur père derrière eux. Bariza s’était effectivement expliqué sur les invectives de l’homme qui l’avait frappé, ne donnant pas l’occasion à Théophane de parler du sujet qui l’intéressait. Alors, le père de famille se lança, tandis que le chef du village l’écoutait attentivement.
- Vous vous doutez, Monsieur, que je ne compte pas m’apitoyer sur le sort de Victoire, qui doit être bien plus inquiète que nous. Je ne veux pas demeurer impuissant non plus, et c’est pourquoi je souhaite rassembler une petite troupe d’amis et voisins -plus tous ceux qui voudront s’y joindre- pour la retrouver.
Théophane attendit une réaction de son interlocuteur, qui n’en fit rien. Il s’aperçut alors qu’il n’y avait rien à répondre pour le moment. Bariza demeurait concentré sur son discours et voulait l’entendre jusqu’au bout avant de donner une réponse finale.
- Cette expédition me semble tout à fait possible. Bien que les sbires du roi soient tous contre nous, la ruse peut remporter le parti sur la force. Les Boétiens se sont dirigés vers le nord et leurs chevaux laissent facilement des traces de leur passage. Ainsi, il sera aisé de repérer la route empruntée, compte tenu du fait que nous croiserons certainement des témoins. Une fois localisés, nous pourrons délivrer ma femme, de nuit de préférence, en toute discrétion.
Théophane se tut, pensant que son plan était assez complet. Il se rendit compte alors que beaucoup de détails avaient été omis, et que, pour convaincre Bariza de laisser partir ses habitants, il faudrait avoir une bien meilleure argumentation. Toujours sous un physique impassible, l’homme reprit :
- Nombre de villageois possèdent des compétences qui nous aideront dans cette quête. Aucun homme ni aucune femme de Hure ne sait interpréter les signes de piste. Chacun sait vivre en pleine nature, et a déjà été soumis à des conditions difficiles. Nous sommes habitués à la montagne, aussi les reliefs ne seront pas un obstacle. Les provisions pourront facilement être transportables et nous pourrons faire des haltes dans les villages. Victoire a au moins rendu une fois service à chaque habitant, si ce n’est des centaines. Ils sont forcés d’être reconnaissants. Nous pouvons la retrouver, pourvu que l’efficacité soit notre mot d’ordre. Je vous en prie, Monsieur.
En face, le chef du village se tenait la tête d’une main et paraissait soumis à une intense réflexion, tandis que Mme Soline attendait anxieusement son verdict, espérant de toutes ses forces qu’il donnerait son autorisation.
- Il semble que vous ayez réfléchi à tout, Théophane. Avez-vous des préférences quant aux gens qui vous accompagneront ?
L’attitude posée et presque stoïque du père de famille se relâcha de quelque peu. En fait, la décontraction infinitésimale de ses épaules traduisait chez lui un véritable soulagement, que seuls ses proches savaient reconnaître. La vieille femme faillit embrasser Bariza tant sa joie était grande. Elle se retenu, bien entendu, et préféra montrer une attitude toute professionnelle.
- Vous aurez bien besoin d’une carte lors de votre expédition. Les traces des chevaux ne suffiront point à vous guider. S’il m’est possible d’aider, je peux vous confier la mienne, aussi ancienne et fidèle qu’il est possible de se l’imaginer.
- Ce sera avec plaisir Madame Soline.
La nourrice se précipita dans le bureau. Les deux hommes échangeaient un sourire très léger où se lisait un encouragement mutuel. L’estime qu’il portait l’un pour l’autre, réciproque depuis leur rencontre, monta encore d’un cran. Tous deux s’étaient doutés qu’au moins une petite recherche pour l’institutrice du village aurait été organisée, si Théophane n’avait pas eu l’initiative. Sa bonté avait été bien trop grande pour que Hure soit indifférent à sa disparition. Le cœur de son mari s’emballait. Il savait que l’attente serait longue encore, mais quelque chose de concret avait été avancé, ce qui était bien assez pour faire renaître l’espoir.
Dans la pièce d’à côté se fit entendre un brassement d’affaires que l’on déménage. En effet, des piles de papier étaient déplacées, des tiroirs ouverts puis fermés, des tables poussées et des livres secoués. Mme Soline revint alors, et annonça, perplexe :
- Je ne comprends où j’ai bien pu mettre cette carte… Si je la retrouve je vous la fais parvenir au plus vite, sinon…
- Ce ne sera pas nécessaire, Madame. J’en trouverai une moi-même. En attendant, Théophane, le temps presse et il me semble capital que vous préveniez vos amis de la mission que vous voulez leur confier.
- Bien sûr Bariza. Je vous prie cependant de garder une certaine discrétion vis-à-vis de mes enfants. Je ne voudrais pas qu’ils espèrent vainement. Je désire de tout mon cœur ramener leur mère, mais si jamais…
- C’est entendu.
Sur une poignée de main échangée, les deux hommes se quittèrent.
Pendant ce temps, Adélaïde était perchée sur un olivier, plongée dans la contemplation de sa carte. Bien qu’elle fût très ancienne, en effet, Mme Soline était parvenue à ajouter quelques détails de leur époque. Ainsi, le village de Hure, encore jeune, y était représenté. Elle donnait raison à Hermance de penser que le moment aurait été mal choisi pour demander une telle chose. Elle seule savait que son projet était loin d’être une fantaisie, bien au contraire. Être en possession d’une carte comme celle-ci était primordiale, et elle ne pouvait se permettre de laisser passer une occasion pareille. Ainsi, elle n’avait dérangé personne et profitait à sa guise de ce nouveau trésor. L’après-midi était délicieuse, avec le chant des cigales et des alouettes. La jeune fille respirait la bonne odeur des fleurs et savourait les rayons du soleil sur sa peau, protégée par les branches de l’arbre. Si elle était toujours à la recherche de bonnes plaisanteries avec Ephrem, elle appréciait aussi ces moments de solitude, voguant à travers ses pensées. Son frère également se plaisait à s’isoler, un livre entre les mains ou les sandales aux pieds. Ainsi, ils arrivaient à mieux se retrouver pour le rire. Cependant, malgré cette atmosphère légère, tous deux savaient que leur prochaine farce ne serait pas de sitôt. Et Adélaïde bien plus encore.
Leur état d’esprit actuel ne se prêtait absolument pas à ce genre d’idées pour le moment. Ils se sentaient perdus à la suite de cet événement tragique, et leur vie semblait avoir été bousculée, elle qui était si paisible. Bien sûr, ils avaient affronté d’autres difficultés, à commencer par la pathologie d’Armand. Mais, justement, personne à part Victoire ne savait mieux prendre soin de lui. Ils se sentaient démunis et pour la première fois avaient été véritablement victimes de la barbarie des Boétiens, que tout le monde connaissait sans jamais l’avoir vécue. La situation précaire où se trouvait leur pays leur semblait évidente désormais, et ils s’accusaient même de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt. Bien que reculés, ils avaient déjà eu vent des massacres, des pillages et de la cruauté du roi, qui se manifestait particulièrement à Haliarte, la capitale. Combien de villages avaient subi pareil sort, avant le leur ? Combien d’enfants avaient eu à déplorer la mort ou l’enlèvement de leurs parents avant eux ? En pensant aux cinquante dernières années qui s’étaient déroulées ainsi, le nombre semblait incalculable. Et la petite fratrie se sentait bien impuissante devant ces injustices.
Théophane revint quelques heures après. Il souhaitait annoncer à ses enfants qu’il partirait à la recherche de Victoire le lendemain, afin d’être assuré que ses voisins ne changeraient pas d’avis. La quête devait être bien préparée malgré le temps restreint, ce qui consistait en un sacré défi. Quoi qu’il en soit, que des compagnons marchent avec lui ou non, il partirait. Il ne pouvait se résoudre à laisser sa femme seule. Quitter sa famille lui serait bien difficile, mais il savait que sa mission était de s’en séparer, et non de rester auprès d’elle alors qu’elle serait en sécurité au village.
Hermance les rejoignit un peu plus tard, ayant passé le reste de l’après-midi en compagnie d’Aymeric. Il était question de repousser leur mariage après le décès de sa mère, ce que la jeune femme aurait très bien compris. Mais son fiancé ne voulut pas en entendre plus. Le mariage serait maintenu, puisqu’il restait encore quelques mois pour faire le deuil. Les conditions seront, certes, un peu plus compliquées, mais l’idée de retarder son union avec Hermance lui était trop pénible. Tous deux étaient assez matures pour prendre leurs responsabilités. Cependant, Hermance évoqua la disparition de Victoire qui l’affectait beaucoup. Que le début de sa nouvelle vie commence en son absence, cela lui était inconcevable. Aymeric se serait volontiers plié aux désirs de sa future femme, mais il fallait bien ouvrir les yeux : l’avenir était trop incertain. Aucun des deux ne souhaitait attendre encore un an, voire deux. Ils n’avaient plus qu’à espérer que tout rentrerait dans l’ordre avant la célébration. Leur décision avait été un peu dure à entendre pour les pères des familles. Ils reconnurent bien que désormais, cela concernait les fiancés et que leur autorité ne pouvait rien changer. Leur acceptation se fit un peu de mauvaise grâce, mais avec leur bénédiction. Les cérémonies de ce genre devaient bien avoir lieu malgré les drames. La mort ne pouvait empêcher la vie, c’était ainsi.
La soirée fut très calme et chacun était si inspiré dans ses pensées que pas une parole ne fut échangée. Tous partirent se coucher tranquillement, espérant de tout leur cœur que le reste des journées ne s’écoulerait pas dans cette routine morose, en attendant le retour miraculeux de leur mère. Après quelques instants, Théophane se pencha au-dessus de leur lit. Il embrassa délicatement le front de chacun de ses enfants, envisageant qu’il devrait bientôt les quitter. Hermance et Ephrem dormirent d’un sommeil léger, tandis qu’Adélaïde se forçait à se maintenir éveillée. Le geste de son père la surpris de quelque peu, mais elle n’en montra rien, affectant de somnoler.
Au bout de quelques heures, lorsqu’elle fut sûre que Théophane dormait à point fermé, elle se hissa hors de son lit à pas de loup, et s’empara d’un baluchon caché sous son matelas. Dans la maison silencieuse, elle sortit dans la nuit, tout habillée.