Sam Wallace, près de Tulsa
31 mai 1921
* * * 46 * * *
Je voudrais juste dire que j'aimerais
que tous les musiciens laissent aux jeunes musiciens
quelque chose à continuer, en jouant le blues.
Parce que, vous voyez, le blues ne mourra jamais,
mais quelqu'un doit le perpétuer...
et comme tous les vieux musiciens, je ne serai pas toujours là.
J'aimerais voir beaucoup de jeunes musiciens jouer sur scène,
comme je l'ai fait aujourd'hui ...
Magic Slim
* * *
– Qu’ils viennent ces salopards ! Qu’ils viennent !
Sam venait de terminer la lecture d’une lettre envoyée par ses fils, qui l’informaient que tout se passait bien à Oklahoma City. Les réfugiés étaient pris en charge par son organisation locale qui se limitait à ses fils et à quelques-unes de leurs connaissances. Cette lettre le réconforta mais les avertissements de ses fils l’avaient rendu sombre. Sam se doutait que son activité nocturne ne pourrait durer éternellement. Il était prudent et ses associés également. Mais le mal a le don de s’infiltrer dans chaque fissure des âmes fragiles, dans chaque faiblesse humaine, et il savait qu’il n’était pas à l’abri d’une erreur ou d’une dénonciation.
Ce matin, il s’était réveillé trop tôt et il décida d’aller accueillir le premier train du matin. Le soleil était à peine levé et la lune rouge était encore visible. Cette matinée a été bizarre. Le serpent tatoué sur sa poitrine s’était réveillé. Ensuite, un passager était sorti du premier train. Un homme en noir qui amenait comme seul bagage son tourment et son malheur. C’est du moins la vision qui restait à Sam de ce voyageur solitaire. Après son service du matin, il avait accueilli quelques trains, tous vides, sans aucun passager. Il avait un mauvais pressentiment. Le serpent noir se réveillait. L’homme en noir était arrivé. La lune rouge persistait. Le malheur se rapprochait. Son cœur se serrait, mais son bras, ce soir, serait armé ! Plus tard, Sam décida de rentrer chez lui. Une fois à la maison il trouva la lettre de ses fils et la lut. Après quelques minutes il jeta la lettre dans le feu.
– Qu’ils viennent ces salopards ! Qu’ils viennent !
Sam se leva de son bureau et alla dans sa remise. Il revint avec un vieux fusil. C’était le fusil de son grand père. Il avait appris à tirer très jeune quand son grand-père l’emmenait bivouaquer dans les bois. Ce fusil est encore en bon état. Sam l’avait toujours entretenu, mais jusqu’à aujourd’hui, il n’en n’avait jamais eu besoin. Il avait toujours admiré ce fusil. C’était un double canon de seize millimètres. Fabriqué par la manufacture de Liège. Son grand-père l’avait ramené d’un de ses nombreux voyages et Sam l’avait récupéré à la mort de ses parents. Il s’était alors séparé de la ferme familiale et ce fusil était un des rares objets qu’il avait conservé. Le canon était impeccable, la crosse était sculptée d’une tête de serpent qui s’enroulait autour de la pièce de bois ciré. Les platines était finement gravées de scènes de chasse.
Sam prit son repas face à face avec son fusil. Une fois terminé, il se fit couler un café pour son après-midi. Quand l’eau bouillante eut terminé de passer à travers le marc, Sam remplit sa gourde. Il vérifia que ses quelques cartouches étaient toujours utilisables, les jeta au fond de sa besace avec sa gourde de café. Il mit son fusil à l’épaule et retourna à la gare. Ce soir un convoi devait repartir de Tulsa en toute sécurité.
Vers dix-huit heures, Marty, le passeur, arriva au Golden Apple avec son dernier refugié. Le Golden était un pub tenu par un jeune irlandais appelé Declan, mais tout le monde l’appelait « Dec ». Dec était arrivé à Tulsa il y avait seulement quelques années. Son pub s’était construit une solide réputation car Dec arrivait toujours à faire venir jouer de très bons groupes de country, de blues et de musique irlandaise. Le Golden Apple était un lieu de rencontre dans lequel tout le monde venait pour y passer un bon moment. La semaine, en soirée, les commerçants, les ouvriers, les agriculteurs s’y retrouvaient pour jouer aux cartes, écouter de la musique et déguster des bières que seul Dec arrivait à trouver. Le dimanche, les familles y déjeunaient et passaient un bon moment à jouer au palet anglais, aux fléchettes, au face-trappe ou encore au Shove Ha'Penny.
Le groupe de ce soir se composait de huit personnes. Il y avait une famille de cinq personnes. Le plus petit des enfants avait tout juste un an et Marty s’inquiétait des réactions que pourrait avoir cet enfant lors de leur périple nocturne. Il y avait un couple beaucoup plus âgé. Ils pourraient être les grands-parents de Marty. Et puis un jeune homme, seul. Âgé de moins de vingt ans. Celui-ci avait l’avenir devant lui et Marty se dit qu’il avait certainement raison de quitter cette ville devenue folle.
Ils se retrouvèrent tous attablés en buvant du café que Dec leur proposait gratuitement. Le Golden Apple était utilisé comme point de rencontre avant le départ du convoi depuis le début de cette opération. Jeune immigré en Amérique, Dec s’était toujours bien entendu avec toutes les communautés et n’avait jamais refusé de servir une bonne stout à quiconque. Un cent noir valait bien un cent blanc.
Petit à petit le pub se vidait. Vers onze heures, Dec faisait sonner la cloche de la dernière tournée. Il fallut encore une heure pour que les derniers habitués terminent leur bière et rentrent chez eux. Dec ferma alors son pub et rejoignit Marty et son groupe, installés dans un recoin discret de la salle.
– Vous êtes tous prêts ? Demande Dec. Je vais éteindre les lampes à l’extérieur et vous attendrez encore au moins vingt minutes que les derniers badauds disparaissent. Je laisserai la porte de derrière ouverte.
Tout le groupe l’observait et l’écoutait attentivement. Les trois enfants se blottirent contre leurs parents. Le couple âgé acquiesçait de la tête, concentrés. Ils se tenaient les mains.
– Ceux-là ne seront pas facile à séparer, se dit Dec en donnant les dernières instructions.
– Ne vous inquiétez pas ! Marty connaît son job. Ce petit voyou errait déjà dans ces rues que je n’avais pas encore tondu mon premier mouton ! Dit-il en riant et il détendit l’atmosphère.
Vers minuit, le groupe se mit en mouvement. Marty ouvrit la route et il avait demandé au jeune garçon de rester à l’arrière pour s’assurer que tout le monde suive. La gare n’était pas très loin, mais il ne fallait pas tomber sur les flics ou une ronde de la milice chargée de faire respecter le couvre-feu. Ils se faufilèrent de rue en rue, passant par les moins fréquentées et les moins éclairées. Cela fait plusieurs semaines que Marty amenait des groupes à la gare et il avait été rarement mis en défaut.
La petite troupe traversait une ville à l’agonie, qui sentait la poudre et la fumée. Elle suffoquait et semblait donner son dernier souffle après les journées de combats et de tueries. Les fuyards la traversaient, en évitant les quartiers vivants, sautant d’ombre en ombre.
Après une petite demi-heure de marche silencieuse, même les jeunes enfants avaient marché rapidement et sans un bruit, comme s’ils avaient compris l’enjeu de cette randonnée nocturne, le groupe arriva en vue du convoi. Ils étaient arrivés par les bois, sans passer par la gare et Marty les amena directement au lieu de l’embarquement. Une fois arrivé à la lisière du bois, Marty demanda au groupe de rester en arrière et de s’asseoir. Il sortit de son sac une torche et un briquet. Il alluma la torche, sortit du bois et fit quelques moulinets du bras. Il éteignit la torche aussitôt. Quelques secondes après, Marty et le groupe aperçurent, en réponse, un signal lumineux clignotant. Marty se leva et demanda au groupe de le suivre.
Les réfugiés et leur guide, arrivèrent devant le wagon que Rob, le convoyeur avait préparé pour eux.
– Salut Marty, dit Rob en le serrant dans ses bras, tout s’est bien passé ?
– Oui, mec ! Nous sommes passés sans voir personne et cette lune rouge nous a bien aidé. Et surtout nous avons résisté au café de Dec.
– Ah, tu sais bien que les irlandais sont meilleurs pour brasser que pour torréfier !
Les deux hommes rirent de bon cœur, sentant doucement la pression diminuer maintenant que le groupe s’installait dans le train. Rob y avait mis des couvertures et des oreillers pour passer la nuit confortablement. Il y avait approvisionné également de l’eau et des vivres pour agrémenter le voyage.
Alors que le groupe terminait de s’installer, un homme apparut, armé d’un fusil pendu à son épaule. Tout le monde prit peur et les réfugiés se tassèrent au fond du wagon.
– Ne vous inquiétez pas, les rassura Rob, c’est Sam ! C’est grâce à lui que vous allez pouvoir quitter cet enfer.
Sam s’approcha du wagon et demanda à Rob de l’aider à monter. Une fois à l’intérieur, Sam observa ces clandestins. Il avait de l’empathie pour ces personnes, qui étaient obligés de fuir. Il ne connaissait pas leurs histoires mais il savait ce qui se passait dans cette ville et cette situation le peinait chaque jour un peu plus. Avec un grand sourire il s’adressa à eux.
– Bonsoir les amis, soyez sans crainte. Dans quelques instants ce train va partir et vous arriverez demain matin à Oklahoma City. Une fois arrivés, mes fils vous aideront à vous loger. Ils ont déjà tout préparé. Rob vous a laissé au fond du wagon quelques vivres pour passer la nuit.
Sam observa de plus près ces voyageurs et il lui sembla reconnaitre le jeune garçon. Un jeune homme, pas très grand mais musclé. Ce garçon avait de la prestance et Sam était impressionné par son regard. Un regard déterminé à survivre et à réussir.
– Dis-moi mon gars, comment t’appelles-tu ?
– Je suis Dick Rowland, m’sieur.
– Ah oui, je me souviens de toi. Je t’ai vu boxer il y a quelques temps. Tu as une belle droite !
– Merci m’sieur.
Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle Sam connaît ce garçon.
– C’est toi que tous ces enfoirés cagoulés recherchent ?
– Oui m’sieur, répondit le gamin, inquiet.
– C’est vrai ce qu’ils disent ? Tu as vraiment agressé cette fille ? La question de Sam est sans jugement. Il voulait simplement connaître l’histoire.
– Non m’sieur, Sarah et moi nous nous aimions. Nous voulions nous marier. Ce sont ces « christians » qui ont lancé cette rumeur. Même le bureau du sheriff est à ma recherche maintenant. Ils disent partout que je suis un violeur, un monstre et que ma potence est déjà prête !
– Ne t’inquiètes plus mon gars, tu es en sécurité maintenant. A Oklahoma city tu vas pouvoir démarrer une nouvelle vie et qui sait, peut-être que cette fille finira par te rejoindre. Il y aura peut-être quelqu’un qui mettra un nouveau carrefour sur vos routes. Mais il faut que je descende maintenant. Le train va bientôt démarrer. Bon voyage à tous !
Sam rejoignit Marty et Rob sur le quai et ordonna à ses deux amis de rentrer chez eux en passant par les bois. Pas besoin d’attirer l’attention en ville. Après une bonne poignée de main, Marty et Rob quittèrent Sam qui regardait le train partir. Il avait une dernière pensée pour ce jeune Dick Rowland. Sam se sentait libéré d’un poids. Il avait le sentiment que toute sa vie l’avait amené à être à cet endroit, à cet instant.