Le Dernier Refuge

Neïla et Nidhügg volèrent des heures pour se rendre dans leur petit coin secret qu’elle ne partageait qu’avec Alissandre, leurs sœurs ne volant pas à dos de dragons. Le jeune homme n’y était que toléré par le majestueux dragon noir. Quand la créature se posa, la jeune princesse retrouva avec plaisir ce coin de Paradis qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Cette clairière au cœur de la forêt montagneuse donnait sur une gigantesque voûte rocheuse qui se rétrécissait progressivement en de longs couloirs sillonnés par des sources chaudes, la principale jaillissait en gros bouillons et retombait en une belle cascade. La température des lieux était fort agréable toute l’année grâce à ces résurgences volcaniques. Neïla adorait les lieux avec sa végétation luxuriante, les nombreuses fleurs parfumées aux couleurs vivres, parfois aux formes délicates, ses papillons et ses oiseaux multicolores. Tout cela, elle ne les reverrait plus, quand elle se retourna vers son dragon, son visage était baigné de larmes. Ce lieu, c'était le leur, celui où la grande créature et son dragon-zélok lui avait enseigné bon nombre de filtres, d’incantations. Elle y avait tout appris. Quand elle avait demandé à Nidhügg si elle pouvait amener ceux qu’elle aimait, celui-ci ne lui avait autorisé qu’une seule personne. C’était naturellement vers Alissandre que son choix s’était porté. Savin était son ami, mais surtout le chasseur sorcier qui lui avait donné son œuf.

Elle pensait que la mort du jeune homme l’aurait dévasté, mais il n’en était rien. Leur relation était particulière, toujours entre amitié et amourette, mais son cœur appartenait à un autre… Et même si elle peinait à le reconnaître, elle reprochait à Savin ses derniers actes. Que ce serait-il passé si Varad n’était pas intervenu ? 

Alissandre...  Elle se souvint tendrement de leur enfance, de leurs jeux, de leur premier baiser, un baiser fait d’innocence, mais un baiser doux, plein d’amour. Alissandre avait toujours été là, il la consolait quand son père la rejetait, la rendait fautive du décès de sa mère. Il cueillait pour elle de nombreuses fleurs, en confectionnait des couronnes, avait fabriqué son premier arc. Il lui avait appris tant de choses, à reconnaître les étoiles, à chasser. Ils allaient observer du haut de la tour du palais les vaisseaux du spatioport. C’était encore ensemble qu’elle fit son premier vol à dos de dragon. Quoi qu’elle puisse en penser, il avait toujours été là… mais il l’avait aussi fait tant souffrir… quand il l’avait repoussé en lui affirmant qu’elle ne serait jamais sa femme, que leur amour était maudit. Pire que leur amour n’était que celui d’enfants, qu’elle devait l’oublier. Elle en avait compris les raisons, mais les sentiments demeuraient toujours là quoiqu’elle puisse faire. D’autant plus qu’ils restaient proches, complices… mais Alissandre demeurait à certains égards distant dès qu’elle se montrait familière, dès qu’elle avait un geste tendre. Alors peu à peu, elle avait cessé de rechercher son contact. Il demeurait son confident et malgré toutes ces souffrances, c'était à lui et à lui seul qu’elle avait montré cet endroit… c'était là aussi que leur relation avait basculé quelques jours plus tôt, et à cet instant de détresse, c’était encore vers lui que ses pensées se dirigeaient.

Tu ne l’oublieras jamais petite princesse, pas plus que lui ne le pourra…

Il y a longtemps qu’il l’a fait pourtant. Il a préféré fuir après ce qui s'est passé entre nous. Où est-il au moment où j'ai le plus besoin de lui ?

C’est ce qu’il s’est plu à te faire croire. Pour lui aussi, c'est difficile et ça le sera encore plus dans les prochaines semaines, les prochains mois.

Si tu le dis.

J’en suis certain, je peux lire dans le cœur de toutes les créatures de ce monde… n’oublie pas que je suis un esprit dragon. J’ai tant de siècles, si demain, il me plaisait de tout détruire, je le ferais, mais ce n’est pas dans ma nature. Il y a tant de ténèbres dans ton cœur depuis que ces impériaux sont venus.

Pourquoi n’as-tu rien fait ?

Il ne m’appartient pas de décider du sort de tous.

Mais…

Tu dois accomplir ton destin ma petite Neïla… je n’ai pas à décider pour vous ni pour les impériaux. Je vais te donner quelque chose qu’aucun nylosien n’a jamais eu ni aucune créature de ton espèce. Ton zélok fera de même et nous serons liés plus profondément encore maintenant. N’aies aucune crainte.

L’air vibra et la température descendit d’un coup, Nidhügg disparu du champ de vision de la jeune princesse. Tout parut s’obscurcir, quand la lumière revint et que la température fut plus clémente, un jeune homme se tenait à la place du dragon. Un être particulier avec les mêmes yeux reptiliens, de longs cheveux noirs et une peau diaphane. Neïla rougit quand elle s’aperçut qu’il était entièrement nu. Elle ne put s’empêcher de sursauter lorsqu'elle entendit sa voix.

— Ce n’est qu’une des nombreuses formes que je peux prendre Neïla tu n’as pas à avoir peur, il est plus aisé pour moi de revêtir celle-ci pour ce que je désire faire que de conserver ma forme originelle. Le zélok piaillât, s’agitât et sauta sur la forme humanoïde de Nidhügg, il se jucha sur son épaule et frotta sa petite tête contre sa mâchoire. Tous deux communiquèrent dans un langage que Neïla était bien incapable de reproduire. Quand leur discussion s'acheva, le dragon sous son aspect masculin se tourna vers la jeune princesse.

— Nous allons te donner ce que très peu d’humain ont reçu, pour ma part malgré mon grand âge, je ne l’ai jamais fait… un esprit dragon ne peut pas faire ce don plusieurs fois… tu comprendras de toi-même. As-tu un couteau sur toi ?

— Oui, bien sûr, comme toujours.

Ah ces mots, la jeune femme tira de son fourreau la longue lame offerte par Alissandre, puis la tendit à Nidhügg. Après l’avoir prise, il regarda autour de lui et ne trouvant rien qui le satisfasse, il demanda à la princesse de mettre ses mains en coupe. Il prononça une première incantation, le zélok descendit le long de son bras, mais quand Neïla vit la lame dans la main de « l’humain », elle le regarda affolée, pensant qu’il allait sacrifier son petit compagnon.

— N’aie pas peur, je ne vais pas lui faire de mal.

Le ciel s’assombrit et le tonnerre gronda, un éclair claqua pas très loin illuminant les cieux assombris.

Il fit une petite incision sur l’épaule de la créature chétive et quelques gouttes d’un sang d'un pourpre foncé coula entre les mains de la nylosienne, une lueur violette nimba le liquide vital, puis Nidhügg entama une litanie aux accents gutturaux, il s’entama la paume et fit couler de nouveau du sang dans cette coupe providentielle, la lumière violette devint plus foncée comme parcouru de volutes noirâtres. Une légère odeur de souffre semblable à celle que l’on trouvait près de grands volcans plus haut dans la montagne s’éleva dans l’air tandis que les cieux devinrent complètement noirs, les éclairs se déchaînèrent, l’orage gronda violemment tandis que le vent se levait et soufflait en bourrasques.

Nidhügg continua de psalmodier pendant qu’il prit les mains en coupe de Neïla, les emmena vers sa bouche et lui fit signe de boire. La jeune princesse fronça le nez et devant l’insistance du dragon, elle s’exécuta. Le goût âpre était fort désagréable, cependant elle n’eut pas le temps de se poser plus de questions. Autour d’eux, les éléments se déchaînaient, la nuit semblait être tombée d’un coup, les lunes de Nylos masquées par une épaisse masse nuageuse parcourue par la foudre, les rafales devinrent tempête, tandis qu’une pluie violente s’abattait sur la montagne. Pourtant, Neïla et ses compagnons semblaient épargnés, comme dans une bulle de silence où régnait un calme pareil à celui d’un œil de cyclone. Un feu intense la brûlait de l’intérieur, Neïla cria et s’effondra sur le sol. Inébranlable, Nidhügg poursuivit ses incantations, il se baissa et prit sa protégée dans ses bras, la porta sous la voûte rocheuse, puis s’enfonça plus en avant dans la caverne jusqu’à ce que seuls ses yeux de dragon lui permettent de voir. Il déposa son précieux fardeau sur un épais lit de mousse. Le petit dragon-zélok se pelotonna contre le cou de la jeune femme et s’endormit terrassé par la fatigue. Pendant de longues heures, l’esprit dragon veilla sur elle tout en poursuivant ses mélopées, des formes vaporeuses et sombres tournaient autour d’eux, poussaient de longs hurlements, des soupirs ténébreux, puis graduellement, elles se firent moins nombreuses, plus calmes jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Au-dehors, pendant des heures, le vent hurla, le tonnerre gronda, la pluie martela le sol.

Au matin, un soleil resplendissant se leva et sécha les averses de la veille. Quand Neïla ouvrit les yeux, elle rencontra le regard reptilien de Nidhügg emmitouflé dans la couverture qu’elle posait sous sa selle.

— Que s’est-il passé ? Je…

Neïla posa sa main sur sa gorge au souvenir de la brûlure que le mélange des deux sangs avait provoqué.

— Nous t’avons donné une part de notre puissance, partagé avec toi nos pouvoirs.

— Mais vous l’aviez déjà fait quand j’étais encore qu’une enfant.

— Non, nous t’avions offert nos connaissances, là, tu possèdes maintenant une partie de notre magie, cependant comme ton père a fait verrouiller tes pouvoirs, ceux-ci resteront latents, nous serons liés pour toute ton existence.

— Tu pourrais dénouer ce qu’ils ont fait ?

— En effet, je le pourrais, mais nous ne le ferons pas, le moment n’est pas encore venu.

— Pourquoi ? Nidhügg s’il te plaît…

— Non ! Tu utiliserais ta puissance pour de mauvaises raisons, cette goétie est dangereuse lorsqu’elle est mal employée. Neïla le don que nous t’avons fait renforce les tiens et t'en donne de nouveaux, les magies de sang et de mort sont les plus puissantes, mal employées, elles pourraient être une catastrophe. Quand ton cœur sera apaisé, alors, là seulement les scellées pourront être levées.

— Mais… mon cœur ne le sera jamais, à quoi tout cela me servira sur le monde des impériaux, verrouillée, enchaînée à ce démon, à cet homme, et je ne sais même pas s’il en est-un, que je hais. Mon cœur restera ici dans ces montagnes, près de l’homme qui m’a brisé il y a des années…

— Alissandre a peut-être encore plus souffert que toi… Neïla tu te comportes comme une enfant capricieuse. Votre union n’était pas écrite… Varad…

— Quoi Varad ? S’il me touche, je te jure que je le tuerai !

— C’est ta destinée, tu dois devenir l’impératrice. Varad sera un grand empereur et je crois que tu n’as pas idée de l’étendue de ses pouvoirs… et lui non plus, même s’il le croit.

— Ma destinée ? Je ne crois pas à toutes ces fadaises, l’avenir d’un être est ce qu’il fait, les décisions qu’il prend. Si ma mère et la sienne n’avaient pas décidé avant même que je naisse.

— Je ne te parle pas de destinée concoctée par un quelconque être supérieur, ma petite princesse rebelle. Cependant, tu vois bien que tu ne peux pas tout maîtriser, ta destinée, parce que vos parents en ont décidé ainsi, il y a un peu plus de vingt ans. Tu devrais peut-être te demander si lui s’en réjouit, peut-être que lui aussi en aime une autre ?

— Un impérial, aimer ? Je n’y crois pas, ce sont juste des monstres sanguinaires. Je la déteste ! Comment peut-on décider que sa fille se fera violer toute sa vie par une de ces créatures ? Elle a fait notre malheur à tous. Si elle n’avait pas décidé avec sa chère amie de notre union, ces maudits impériaux ne seraient jamais venus, ma petite sœur, ma cousine ne seraient pas mariées contre leur gré avec un individu qu’elles n’ont jamais vu. Aëlys a seize ans, te rends-tu compte, elle a tout juste seize ans et quand nous arriverons au palais de l’empereur, elle épousera le frère de Varad. Il paraît que c’est un grand guerrier. Je le vois déjà d’ici. Un de ces hommes n’ayant aucune considération pour la vie d’autrui, avide de sang et de mort, alors la pauvre gamine qui sera dans son lit, que veux-tu qu’elle lui importe ? Je préférerais la voir morte plutôt qu’entre ses mains.

— Neïla ! Je te trouve bien intolérante, tu débordes de préjugés.

— Que veux-tu que je pense, on entend tellement d’horreur à propos des armées impériales, de toutes ces légendes à propos des femmes, hélas devenues réalités le jour de mon anniversaire.

— Je peux uniquement t’écouter et tenter de comprendre… pour le moment, il va nous falloir rentrer.

— Je t’en prie, laisse-moi un peu de temps. S’il te plaît ?

Nidhügg soupira, il observa sa protégée d’un œil plein de tendresse, ces prochains jours seraient sans doute les derniers, il en avait bien conscience. Ces années passées à la voir grandir, évoluer…

— Viens, je dois reprendre ma forme initiale… je n’ai déjà que trop tardé.

Neïla le suivit jusqu’à la voûte rocheuse assez grande pour abriter de nombreux dragons. Il se dirigea vers la cascade et plongea dans l’onde chaude, quand il en sortit son corps se recouvrait d’écailles… il prit son élan et courut vers la clairière puis la princesse le vit se transformer sous ses yeux alors qu’il prenait son envol, la laissant seule.

Personne ne semblait comprendre son désarroi.

 

****

 

Il était encore tôt lorsque Alissandre avait pris son envol vers les montagnes. Il n’aimait pas ce qu’il s’apprêtait à faire. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait laissé Neïla s’en aller afin d’échapper à ce mariage forcé. Il aurait tâché de la rejoindre plus tard, si tout n’était pas allé de travers. Jamais, il n’aurait songé que le roi veuille faire de lui son successeur.

Il se doutait où était la jeune princesse, un lieu difficile d’accès à des heures de vol. Il avait une solution plus rapide, mais également plus dangereuse. Le raccourci pouvait s’avérer mortel. S'il voulait la retrouver et passer un peu de temps avec elle, il lui fallait en passer par là. Le raccourci était dangereux à cause des mouvements d’air qui à n’importe quel moment pouvaient le précipiter contre la paroi rocheuse ou le rabattre sur le sol, voire l’envoyer dans l’un des pires torrents. Lui comme sa monture y risquait leur peau. Ils se faufilèrent entre les gorges d’un ancien glacier, ce jour-là le vent était particulièrement violent, la soirée et la nuit avaient vu les éléments se déchaîner. Comme la plupart des habitants de la vallée où se situait le palais royal, Alissandre avait peu dormi. Ignorant la réelle raison de ce déferlement d’orage, de tempête. Le futur roi s’agrippa aux rennes de sa monture, les cuisses serrées contre le flan de sa dragonne, presque couché sur son encolure. Les bourrasques les ballottaient de gauche et de droite, en haut, en bas, à plusieurs reprises Alissandre crut sa dernière heure venue. Mais, quand il vit le gouffre des démons, un tourbillon par lequel le torrent disparaissait sous terre, il sut qu’il n’était pas très loin de sa destination, et par ailleurs que le passage le plus dangereux commençait. Il dirigea sa monture vers un promontoire rocheux où ils pourraient se reposer quelques minutes avant de terminer leur voyage. Lorsqu’elle atterrit, le jeune homme en profita pour se dégourdir les jambes, manger et boire pour reprendre des forces. Quant au magnifique animal, elle en profita pour pousser un petit somme réparateur. Après deux heures de repos bien mérité, ils reprisent leur trajet. Solidement attaché à sa dragonne, Alissandre se cramponna à celle-ci, sous eux les bouillons du torrent, les rocs acérés, de chaque côté des parois abruptes et des mouvements d’air violents contre lesquels la dragonne peinait à lutter. Il fallut toute la ténacité et le savoir-faire du prince et de sa monture pour parvenir à franchir ce passage épineux. Après trois heures à lutter, ils virent enfin la grande cascade et le volcan, il était temps de virer à droite pour se faufiler dans un étroit goulet avant de rejoindre Neïla. Beaucoup aurait pu penser qu’il leur suffisait de monter plus haut. Cependant, il y faisait bien trop froid pour le duo et les vents y étaient encore plus violents.

Il vit de loin la gigantesque silhouette de Nidhügg probablement en train de dormir sur l’herbe rase de la clairière. Mue comme par un pressentiment, Neïla se retourna et vit son cousin dans les aires. Le cœur de la jeune fille s’emballa. Il avait à peine atterri qu’ils coururent l’un vers l’autre. Neïla se jeta dans ses bras, Alissandre l’enlaça et ils échangèrent un long baiser, un de ceux qu’ils avaient attendus pendant des années. Tout se précipita. Ils n’avaient besoin d’aucun mot. Quelques secondes plus tard, leurs vêtements glissèrent sur le sol et Alissandre étendit celle qu’il aimait plus que tout sur le duvet d’herbes et de mousses. Leurs corps nus s’étreignirent avec une telle passion, leurs langues se gouttèrent, leurs mains se caressèrent, leur désir était si brûlant, et comme la dernière fois qu'ils s'étaient vus, ils s’abandonnèrent complètement l’un à l’autre. L’œil de l’esprit dragon veilla sur eux pendant qu’ils s’aimaient, se chuchotaient des mots remplis d’amour, les heures passèrent jusqu’à ce qu’épuisé, le couple s’endorme dans les bras l’un de l’autre, heureux. Lorsqu’ils s’éveillèrent, ce fut pour s’aimer de nouveau, comme s’ils devaient rattraper tout ce temps perdu et prendre celui qu’ils n’auraient jamais. Ils n’avaient pas besoin de mots, leurs regards, leurs caresses, leurs étreintes passionnées leur suffisaient… mais les heures passèrent et Alissandre comme Neïla savaient que le temps leur était compté.

Après une nuit et une journée à s’aimer, il fallait bien revenir à la réalité. Plus de deux jours étaient passés depuis le départ d’Alissandre du palais, quand il ouvrit les yeux et trouva Neïla nue lovée contre lui. Il caressa l’épaule de la jeune fille, remit en place une longue mèche de cheveux. Ils n’avaient guère plus de temps devant eux. Son amante bougea, gémit dans son sommeil, un sourire alanguit se dessina sur son visage. Il aimait l’entendre gémir sous ses assauts, sentir tout son corps contre le sien, ses lèvres sous les siennes. Que de regrets face à ce temps perdu ! Alissandre se maudit, s’il avait fait sa demande auprès du roi, aujourd’hui Neïla serait sa femme et ils n’auraient pas besoin de voler du temps pour s’aimer… il ne la perdrait pas tandis qu’il venait à peine de la retrouver. Il caressa la courbe de la hanche et la princesse ouvrit les yeux, lui sourit, elle l’attira vers elle et lui offrit de nouveau son corps.

— Alissandre, emmène-moi loin, partons !

Il lui apprit alors ce qu’il ne lui avait pas encore dit : l’abdication du roi, la bénédiction de son père pour leurs sentiments, le délai de Varad… et sa propre décision.

— Puisque tu dois épouser ce prince, j’épouserai sa sœur. Je ne pourrai jamais en aimer une autre que toi. Jamais ! Comme les impériales ne peuvent enfanter, je n’aurai aucun devoir envers elle. Je sais que tu ne pourras jamais me faire une telle promesse, mais moi, je le peux. Je te jure de ne jamais en aimer une autre, elle sera ma reine, mais ne viendra jamais dans mon lit ni aucune autre femme. Je t’en fais le serment Neïla.

— Je ne veux pas que tu te sacrifies pour moi. Je n’ai pas le droit de te le demander. J'épouserai bientôt ce Varad, il suffira bien que l’un d’entre nous soit malheureux. Alissandre, trouve une autre femme, aime-la, fais-le pour moi.

— Jamais ! Il plongea son regard dans celui de sa maîtresse : si je n’avais pas été si bête, nous serions aujourd’hui heureux, alors ne me demande pas ça, pas de t’oublier. Il nous faudra plus d’une journée pour redescendre, ma dragonne ne va pas aussi vite que ton esprit-dragon. Profitons encore de ce jour et demain, il sera temps de repartir. Varad nous attend, si nous ne sommes pas là à temps, je préfère ne pas savoir ce qu’il fera, lui ou l’empereur.

— Tu vas donc me ramener vers ce monstre ? Laisse-moi partir.

— Je n’en ai pas le droit, ton père a mis toute sa confiance en moi en me faisant roi, je n’ai pas le droit de le trahir, ni lui ni les nylosiens.

— Tu me trahis donc ?

— Non, c’est moi que je trahis. Il nous reste une journée tout au plus, tu veux bien que l’on en profite sans se soucier du lendemain.

Il a raison Neïla, vous n’aurez pas d’autres chances. Il faut parfois saisir les opportunités quand elles se présentent. Au moins vous aurez ce que vous rêviez depuis des années.

Ils avaient tant à rattraper et si peu de temps pour en profiter. Alissandre lui confectionna une couronne de fleurs, la lui posa sur la tête et lui demanda d’être sa femme comme il l’avait fait lorsqu’ils étaient enfants. Peu importait, Varad ni aucune femme n’auraient sans doute jamais ce qu’ils s’offraient. Ils cueillirent des baies, quelques racines, des champignons et dînèrent de ces mets simples. Cette dernière nuit loin de tous fut la leur, sachant qu’elle serait peut-être la dernière. Ils regardèrent longtemps la voûte étoilée sans rien dire, main dans la main. Puis Alissandre la prit dans ses bras et la porta à l’intérieur de la grotte, la déposa près d’un des petits trous d’eau tiède, il la déshabilla et l’invita à entrer dans l’onde claire. Il l’y rejoignit dans son plus simple appareil, cependant il n’y avait personne, aucune magicienne pour achever la cérémonie commencée il y avait fort longtemps. Mais, dans leur cœur, ils resteraient unis à jamais. Après une ultime étreinte, ils s’habillèrent en silence, préparèrent leurs selles, quelques racines, remplirent leurs gourdes et montèrent sur leurs montures s’apprêtant à redescendre dans la vallée. Le voyage fut pénible et long, aucun des deux n’avait envie de le voir se terminer. Ils s’arrêtèrent dans une clairière tandis que la nuit tombait et dormirent l’un contre l’autre, protégés par l’aile bienveillante de Nidhügg. Au petit matin, ils partirent vers leur destination après un long baiser. Après des heures de vol au-dessus de prairies et de forêts ou de villages aux délicates constructions de bois, ils arrivèrent en vue du palais royal et de la tour aux dragons.

Pose-toi !

Nidhügg s’exécuta et se posa dans une clairière à l’abri des regards derrière un écran de résineux, suivi par la dragonne d’Alissandre.

Laisse-moi quelques minutes.

Le jeune homme descendit de sa monture et vint rejoindre la princesse.

— Que se passe-t-il ?

Il demandait bien qu’il se doutât de la réponse.

— Je ne peux pas, je ne peux pas…

— Neïla, murmura le futur roi à l’oreille de son amante, qu’il serra contre lui de toutes ses forces.

Ils échangèrent un long baiser désespéré et remontèrent sur leurs dragons puis partirent vers leur destin. Une fois en selle, Neïla entendit la voix de Nidhügg.

Il y a déjà longtemps que Varad a perçu ta présence, je suis même étonné qu’il n’ait pas montré le bout de son nez quand nous nous sommes arrêtés.

Comment ?

Je l’ignore ma petite princesse. Je le sais, c’est tout.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez