Voici le discours de Cléandre, Roi de Rien, Monarque d’un Jour, Souverain de l’Inutile
Mes sujets,
Mes gens,
Mes soupçons de peuple,
Me voilà devant vous, debout, couronné de vent, ceint de guingois. Car tel est le devoir du roi : être visible, audible, et si possible, impénétrable. Je ne suis qu’un souffle, une idée passagère, une couronne posée sur l’instant…puisque je suis là, autant régner. Et je régnerai avec fermeté, absurdité et panache.
Commençons par ce qui fait frémir : le prélèvement de la redevance. J’ai entendu vos plaintes, vos soupirs, vos portes qui grincent. Je vous réponds par l’évidence : moins c’est juste, plus ça l’est. Je prélèverai peu, ou pas, ou à l’envers. Peut-être même que je vous paierai pour que vous vous sentiez opprimés. La taxe sera prélevée sur l’intention de richesse. Si vous pensez à l’or, donnez-moi votre pensée, ça suffira.
Trêve de finances, passons à ce qui compte vraiment : s’amuser. Le cœur de tout règne digne de ce nom : les joyeuses festivités. Si un roi ne s’amuse pas, qui le pourra ? Sous mon règne, on rira à gorge déployée sans même connaître la blague. On dansera en chaussettes sur des nappes, on baptisera les chaises, on mangera les mots comme des gâteaux secs. La fête sera obligatoire et imprévisible : aujourd’hui, nous fêterons le bouton de ma veste. Demain, peut-être, l’anniversaire d’un plat oublié, léché par les mouches.
Rira bien qui guerroiera le dernier. Un royaume sans conflits est un fruit sans pépins. Aussi, je déclare sans trembler la guerre. Pas contre vous, non ! Contre ce que vous redoutez : le calme, le confort, l’ennui du consensuel. Je ferai couler le sang des autres avec une conscience tranquille et un foulard propre. L’ennemi sera choisi au hasard, par tirage d’os. On guerroiera à distance, avec des mots, ou des regards lourds de sens. Si besoin, nous perdrons brillamment, pour mieux nous relever en chanson.
Pendant que vous festoyez ou saignez, moi, je comploterai. Dans cette mêlée de grandeur, les coups bas politiques auront bien entendu leur place. Plus c’est bas, plus je m’élève. J’inventerai des intrigues si tordues qu’elles finiront par former des nœuds artistiques. Je trahirai mes alliés imaginaires, je me soupçonnerai moi-même et m’accuserai sans preuve. Je tiendrai des réunions secrètes à voix haute, dans le vide, juste pour nourrir la méfiance. La loyauté sera un jeu, et la trahison, une poésie.
Enfin, et accessoirement, je tâcherai de me faire aimer de vous. Cependant n’en faites pas un devoir, je m'aime déjà assez. Je préfère votre estime distraite à l’adoration pesante. Si vous m’aimez, c’est votre faiblesse. Si vous me haïssez, c’est la mienne. Si vous m’oubliez… ah ! Si vous m’oubliez, alors j’aurai régné en roi véritable : furtif, inutile, et donc parfait.
Voilà mon projet.
Il ne tient pas debout, il avance puis trébuche.
Il ne convainc pas, il résonne puis s'éteint.
S’il ne vous plaît pas… eh bien, il est trop tard : je suis déjà votre roi et nul ne m'a élu.