Cléandre poursuivait ses tribulations d’un pas léger, le cœur rieur, le chapeau de travers. Les revers glissaient sur lui, sans attache, sans rancune, sans laisser la moindre trace. Il saluait les échecs avec la même révérence que les réussites, tous lui offraient, à leur manière, un détour savoureux. Sa bourse de cuir, gonflée de billes d’ombre et d’éclats, tintait à chaque enjambée, musique discrète d’un trésor intérieur. Chaque flop, pourvu qu’il ne blesse personne, devenait anecdote, matière à rire ou à méditer. Dans cette quête sans carte, c’était l’accumulation de ces instants-là, brillants ou ratés, qui faisait de lui un homme riche.
Depuis peu, le trio s’était défait sans drame, à la manière de comédiens qui quittent la scène, le cœur léger, une fois la réplique lancée.
Cléandre et Miranda avaient laissé Ginette découvrir sa nouvelle liberté dans une grande ville du pays. Elle voulait goûter à ce nouveau monde, que sa maison dorée de noble lui avait refusé. Ils s’étaient promis de se revoir, dans une dernière palabre où Ginette, toute en verve nouvelle, avait lancé :
— Allez, mes lascars… que la Providence vous escorte et que le pâté soit toujours frais !
Sa révérence avait gardé l’élégance d’un bal masqué, ses mots sentaient déjà la gargote et la liberté. Cléandre et Miranda avaient restitué roulotte et jument à leur légitime propriétaire, et s’étaient remis en marche, nobles pèlerins chaussés de rien, guidés par leurs ampoules, ces lanternes de chair qui fleurissent aux talons des rêveurs.
Sur une colline ourlée d’herbes folles et de coquelicots effrontés, ils découvrirent, blotti dans un creux de lumière, un hameau au toit des jours heureux. Une rumeur joyeuse en montait, ponctuée de rires et de pas pressés, on préparait là quelque fête, et les pierres, elles aussi, souriaient.
Autour d’une fontaine rieuse, cerclée de fleurs sauvages et de pots de terre, dix chaises formaient un cercle parfait : neuf étaient prises, la dixième attendait quelqu’un. À peine Cléandre posa-t-il le pied sur la placette que des regards se levèrent, pleins d’allégresse feinte, et que les sourires fusèrent, larges draps au vent.
On l’invita à s’asseoir avec une insistance enjouée et cérémonieuse, et sans bien comprendre pourquoi, il prit place, le chapeau toujours de travers, le regard un peu plissé. Miranda, elle, restait en retrait, les bras croisés, flairant la mascarade derrière la courtoisie.
Dans ce hameau solaire, chaque lune donnait lieu à une coutume aussi absurde que sacrée : on élisait un faux roi. Non pas un tyran, non pas un guide : un roi de rien, de vent et de folklore. Pour ce trône de paille, il fallait un étranger, un seul. Voilà qu'il ne manquait plus personne. Le roi élu, fût-il clochard ou saltimbanque, régnait une journée entière, servi, choyé, obéi au doigt et à l’œil, tel un héritier légitime des anciens.
Le concours était simple, d’une grande noblesse. Chaque prétendant devait prononcer un discours aussi incompréhensible et absurde que possible. Le but n’était ni d’être clair, ni de faire preuve de logique, seulement de captiver l’audience avec des mots qui semblaient porter un sens profond, tout en étant dénués de toute signification véritable. Le discours devait donner l’illusion de sagesse, de vérité, tout en n’amenant aucune réponse concrète. Les villageois, fidèles à la tradition, croyaient que la grandeur d’un roi résidait dans sa capacité à manier les mots de façon à rendre l'incompréhensible précieux. Un roi, après tout, n’est-il pas celui qui parle sans être compris, tout en laissant sa parole empreinte de respect et d’admiration ? C’était là l’épreuve : être élu roi de rien, un roi de vent, de paroles et de mystères, celui qui saurait diriger sans jamais être compris.
La dernière éloquence de Cléandre s'était dissipée en fumée, malgré l'éclat de son panache. Les mots, qu'il avait lancé avec toute la grandeur du monde, s'étaient effondrés, noyés dans le silence d’un public déconcerté. Pourtant, l'univers, dans son étrange bienveillance, lui offrait une nouvelle chance de briller. Il n'avait pas le droit de la laisser échapper. Cette fois, il savait que le moment de gloire était à portée de main, une lueur qu'il devait saisir avant qu'elle ne s’éteigne.
Quand ce fut au tour de Cléandre, le ciel, lavé par le jour, s’effilochait en draps safranés, et la lumière glissait sur les tuiles rouges, caressant les murs blanchis à la chaux avec la tendresse d’un souvenir d’été.
Les ombres des coquelicots s’allongeaient, minces et dansantes, sur les pavés tiédis. Les lucioles, déjà, s’essayaient à de timides éclats dans les haies. Une brise soulevait à peine les rubans d’un linge oublié sur un fil.
Cléandre se leva, le chapeau bien en travers, la main sur le cœur, les yeux mi-clos. Son ombre, immense, s’étendait jusqu’au bord de la fontaine, et l’eau, en reflet, applaudissait d’avance.
La parole, cette fois, ne serait ni pour convaincre, ni pour plaire : elle serait offrande.