(Le doute)

 

La station sous-terraine passe, puis le train remontre à la lumière du jour. Plus pour très longtemps, le soleil se couche déjà. Le paysage défile à toute allure. Gabriel matte son copain d'un œil inquiet. Quelque chose s'est passée cet après-midi, lors de son entretien mais ce dernier refuse de lui dire quoi. Uzu est livide depuis qu'ils se sont retrouvés. Tout ce que Gabriel a pu apprendre concerne l'absence de Liam à l'entrevue où ils devaient se rendre tous les deux. Ce fait, semble avoir fortement dépité le japonais.

Le goth se croit bien placé pour penser que Liam ne se trouvait pas non plus à l'hôpital.

- Où était-il donc ?

Gabriel s'estime déjà tellement coupable, qu'il ne se voyait pas mentir à Uzu, là-dessus aussi. Comprendre que Liam est resté introuvable alors qu'il aurait dû être avec le japonais, a, en plus, naturellement mis hors de lui Gabriel. Cette information, celle de l'absence de Liam à l'hôpital, il l'a donc lâchée sans réfléchir.

De toute façon, ce gars, il a franchement du mal à le supporter, il ne voyait pas l'intérêt de le couvrir.

Cependant, en y réfléchissant bien, l'avouer à Uzu était-ce vraiment pertinent ? N'aurait-il pas mieux valut que ce dernier croit Liam occupé à plus important ? D'abord parce que rester auprès de Yann était une excuse valable et cet « abandon » devenant excusable se trouvait moins douloureux pour l'asiatique, ensuite parce que ça évitait à Uzu de présumer du pire. La question de ce qui pourrait être arrivé entre son petit copain et son ex pendant cet après-midi entier où ils semblent être restés, pour le coup, totalement seuls ensemble, ne se serait pas posée.

 

Pour le moment Uzu est ailleurs et Gabriel ne regrette pas encore de le lui avoir annoncé.

 

Les images de son traumatisme tournent de nouveau, en boucle, en une valse folle qui le saoul littéralement. Il refait inlassablement le même périple.

Cette piste de danse, l'alcool, la tête qui lui tourne beaucoup trop vite. Sa chute, les voix autour de lui, les coups, le froid, la nuit et puis cette cave où on le jette. L'horreur, la douleur, la peur, ses yeux qui se brouillent pour ne plus y voir, Uzu suffoque.

- On est arrivé ! Hé ? Youz' ? Ça va ?

Le japonais n'a vraiment pas l'air dans son assiette, Gabriel dirait bien deux mots à Liam. Il espère que ça ne va pas entacher le bon déroulement du concert de ce soir.

- Mettre mon chanteur dans c't'état que'ques heures avant un premier concert c'pas très malin d'la part d'un futur manager, enrage-t-il.

 

Hébété, Uzu suit son copain sans parvenir à revenir dans le moment présent. Les souvenirs se déversent en lui et le noient dans une mer noire et furieuse. Il n'a plus aucune emprise sur le flot de sa mémoire.

 

*

Au même moment à l'hôpital, il est dix sept heures et l'infirmière responsable de la prise de températures et du changement de sac à perfusion vient d'entrer. Liam s'inquiète, depuis vingt minutes Yann se plaint d'y voir mal, sa migraine augmente et à première vue, sa fièvre aussi.

- Bonjour bonjour ! L'auxiliaire de jour m'a dit que vous n'aviez rien mangé ce midi ? chantonne presque, cette dernière en charge du service de nuit.

- Vous ne dormez jamais ? raille gentiment Yann, le sourire en coin et les yeux entre-ouverts.

- Je reprends tout juste, vous êtes mon premier malade de la soirée.

- Il fait déjà nuit ?

- Bientôt.

- Avouez que je vous manquais ! blague-t-il. Cette femme est folle de moi ! ajoute-t-il à l'intention de Liam.

- Haha ! C'est votre fiancé ? Très bel homme ! juge-t-elle tout en s'affairant autour du lit.

- Et attention, il ne partage pas...

Seul Liam comprend le sous-entendu.

- Je te laisse, l'infirmière va s'occuper de toi, annonce sérieusement celui-ci.

- Tu parts déjà ? s'affole le malade

- Je vais seulement prendre un café dans le couloir et voir où est passé Marie.

 

Yann continu de plaisanter au mépris de la douleur qui déforme parfois sa figure d'ange et le pousse de temps à temps à s'interrompre au beau milieu d'une tirade. Réaliser cela, attriste et inquiète le blond. Il n'est pas le seul.

Marie est revenue de Toulouse, elle n'y aura fait qu'un aller-retour, dès la nouvelle de l'hospitalisation de son meilleur ami. Arrivée il y a moins d'une heure, elle a déjà visité tous les internes pour lui obtenir davantage d'antidouleurs.

- Cette fille est une véritable tornade ! estime Liam.

 

À côté de la machine à café, il observe nerveusement la salle d'attente éclairée par des néons violents alors que l'heure du thé est à peine dépassée. La caisse où l'on doit passer pour les diverses paperasses administrative est fermée. Ce soir les fauteuils en sky et les quatre chaises usées sont vides. L'immuable table basse est encombrée de revues datant de plusieurs mois.

Liam zieute les affiches de préventions et d'alertes aux problèmes de santé publique. Il y a déjà les décorations de Noël, à moins qu'il ne s'agisse de celles de l'année d'avant. Attrapant son expresso, se laissant tomber sur un des sièges, il est éreinté sans rien avoir fait, l'inquiétude sans doute. Il déteste cet endroit. À vrai dire, Liam exècre tout les hôpitaux. Cette odeur de mort et d'indifférence l'indispose. Il se souvient de toutes les heures qu'il a passées dans des lieux semblables à celui-ci. Ils se ressemblent tous, jusqu'au café qui a un goût similaire. Il se rappelle la peur, le désespoir, la douleur et enfin la perte.

Finalement, il sort, un peu d'air frais va l'aider à respirer. Cet endroit l'oppresse. Dehors le soleil n'est déjà plus là, la fraicheur de la nuit qui tombe le revigore. Son mobile vibre à peine l'a-t-il rallumé.

 

Un SMS de Steph s'affiche : 

« Liam on t'attend, qu'est-ce qui se passe ? Gabriel s'inquiète déjà suffisamment pour Uzu qui n'a pas l'air dans son assiette et pour l'absence de Yann, si tu ne te pointes pas expliques au moins la raison. Ce concert est important pour lui, pour Yann aussi, même s'il n'y participe pas. On est capable de comprendre que tu ne puisses pas, pour une raison ou une autre être là, ou arriver en retard mais tiens-nous au courant.Là, on gamberge. Tu es manager oui ou non ?»

 

*

- Où est passé Liam ? demande Marie pénétrant dans la chambre, croisant l'infirmière.

- Je... Je ne sais plus...

L'esprit de Yann se trouble, sa tête s'enfonce dans l'oreiller, ses traits se crispent.

Elle essaie de ne pas y prendre garde, dérobe son regard et referme la porte en prenant soin de vérifier que l'ange gardien n'est pas en vue.

- Tu n'as pas finit de me raconter ton histoire avec Gabriel, profitons qu'il n'est pas là.

Une bonne façon pour elle de détourner l'attention de son meilleur ami face à la douleur en nourrissant par la même, sa curiosité immodérée.

- Il n'y a rien à dire de plus. Il me déçoit et je sais plus si je suis fou de lui ou seulement stupide.

- Il te déçoit, tiens donc ?!

- Il aime Uzu, ça ne l'empêche pas de réagir de façon légère. Facile de jeter cette relation en claquant des doigts, bha tiens... merde, Uzu n'est pas le premier pleupleu qui passe ! C'est pas comme ci ça n'avait pas d'importance. Il me prend pour un con. Je croyais Gabriel plus... Je sais pas, nan j'ai pas d'autres mots, il me déçoit c'est tout.

- C'est marrant parce que moi c'est tout le contraire.

- Tu estimes sa réaction convenable toi ?

- Pas convenable non, mais humaine. Et puis tu n'arrêtes pas de lui répéter que tu l'aimes encore, tu ne vas pas me dire que tu n'espérais pas un jour qu'il finisse par craquer ? Il t'aime, il le prouve enfin, il était temps ! Je ne voyais en lui qu'un égoïste ces derniers mois. Voilà un coup du sort, tel un électrochoc et il s'est rendu compte qu'il ne supporte pas de te perdre.

- Pour une fois Marie, je pense que tu as tout faux.

- Ça, c'est parce que tu te sous estimes. Tu places Uzu au-dessus de toi. C'est un mec génial, c'est certain, néanmoins je ne le considère pas plus digne que toi, de recevoir l'amour de Gab'.

- Rien à voir ma belle et puis Gabriel n'a pas peur que mon amour lui échappe, il s'angoisse à l'idée de me perdre tout court, c'est la mort qu'il craint. La disparition de sa chose ! Y'a pas pire geste d'égoïsme, justement, que celui d'aujourd'hui. Il n'a pensé ni à son chéri que, soit-dit-en-passant, je pense, il ne larguera jamais, ni à ce que je pouvais éprouver moi. Il n'a agi que pour lui-même se rassurer.

- Ce que tu peux éprouver? Tu te moques de moi ? Et bientôt tu vas me dire que tu ne l'as pas cherché? Arrête tu veux ! C'est pas parce que tu as des remords que tu dois l'accuser de tout non plus.

- ...

- Tu l'as poursuivi pendant si longtemps et maintenant qu'il se retourne enfin vers toi, tu crois vraiment me convaincre que tu aurais la force de le repousser ? À d'autres !

- Je n'ai jamais dit ça.

- Tu es un papillon Yann. Et bien qu'on ne comprenne pas pourquoi, tu continues de foncer vers la lumière qui te brûle les ailes, c'est ainsi, on s'y fait. 

- Ouais... Quand on pense que je pourrais avoir Liam, c'est quand même un peu con, non ?

- Pour le moment ce serait choisir la facilité.

- La facilité, pour une fois, c'est probablement ce qu'il me faudrait. Un gentil garçon à ma portée qui m'offre tout ce que je désire.

- C'est peut-être ça le problème, l'être humain a besoin de se battre pour ce qu'il convoite, c'est la victoire qui donne toute sa force au bonheur. Lorsqu'on obtient les choses sans avoir eu à combattre, la réussite n'a pas l'impacte ou le goût attendu. On ne l'apprécie pas autant. C'est vrai qu'avec Gabriel, il faut te démener comme un beau diable pour obtenir à peine, ça te décourage et te rend dingue. De plus, ce ne sont jamais de vraies victoires, vu ce que tu dois supporter pour aboutir au minimum. Du coup tu restes forcément avec cette impression de vide. C'était déjà le cas lorsque vous sortiez ensemble. Mais avec Liam, c'est trop dans le sens inverse, tu n'as pas le temps d'avoir envie de quelque chose. Tu sais qu'il est là pour toi, que tu recevras de lui tout ce que tu réclames, ça manque d'intérêt. Et puis tu n'aurais pas l'impression d'être avec lui par dépit ?

- ...

- En plus tu ne l'aimes pas.

- Et si je l'aimais justement ?

- ...

La porte s'ouvrant tout-à-coup de manière inopinée, les surprend. Liam a-t-il entendu leurs derniers mots ?

- Les visites sont terminées, il va nous falloir te quitter, en plus j'ai reçu un message de Steph qui s'impatiente, annonce Liam un brin ennuyé, aux deux comparses gênés de son apparition impromptue.

- Ho... Tu vas effectivement aller au concert alors ? s'informe le malade.

- Je suppose que je n'ai pas trop le choix.

- Tu me raconteras ?

Les deux se mangent du regard, tellement que Marie a l'impression d'être limite de trop.  Elle hésite à sortir la première afin de les laisser seuls quelques instants ou à abuser de sa présence pour les empêcher de se rapprocher plus qu'ils ne semblent déjà l'être.

- Marie, j'aimerais dire quelques motsà Yann en privé.

Il a osé, Liam l'a envoyé se faire voir ailleurs, interloquée elle prend la porte sans rien répliquer.

- Alors là, mon cher, tu viens de te la mettre à dos, attention c'est une ennemie redoutable ! le prévient Yann.

- De toute façon, je crois qu'elle ne m'aime pas beaucoup.

- Ce n'est pas un concours de popularité chéri.

- Une chance pour moi, à ce genre de jeux, je ne suis pas très doué.

-Tu voulais me dire quelque chose ?

- ...

Le silence plane un instant.

- Liam, tu sais, les baisers de Gabriel m'affolent quand les tiens m'apaisent, c'est vrai. J'aimerais te dire que j'en ai assez d'être tourmenté, parce que c'est vrai aussi, ça m'épuise. Mais je pense que la personne la plus inquiétante et la plus dangereuse pour ma personne ainsi que pour les autres, c'est... moi. Quoi je choisisse, ce sera mauvais. Je détruis tout ce que je touche. Ne m'attend pas.

- Je n'ai vu personne de détruit autour de toi, seulement des gens qui ne savent pas ce qu'ils veulent. Sois simplement honnête avec toi-même.

- Honnête hein ? Je suis dingue de Gabriel, s'il y a la moindre chance que je puisse le récupérer, je ferais tout pour, c'est plus fort que moi. Enfin je crois...

Le visage de Liam se décompose.

- Mais je ne me contenterais plus de miettes, ajoute Yann. Je suis lucide, je me doute que je n'obtiendrais pas ce dont je rêve. Je ne veux pas avoir de regret, c'est tout.

-Yann, je ne suis pas une poire pour la soif, souffle le blond.

- Et c'est pour ça que je te dis de ne pas m'attendre.

Désespéré, le blond prend la porte et disparait sans demander son reste.

- Je t'aime aussi, murmure Yann pour lui-même alors que le jeune homme a déjà quitté sa chambre. Pas de regrets... Vraiment ?

*

Le portable de Liam vibre de nouveau, Steph envoie un second SMS au « manager » :

- «  Répond stp ! »

Liam se décide à le rappeler.

-Steph c'est ça ?

- Enfin qu'est-ce que tu fabriques mon gars ? On va débuter nos balances dans moins d'une heure ! Celles du groupe de Jeff sont commencées. Le visage de Gabriel ne se déraidit pas, Uzu est toujours enfermé dans les loges, crois-moi, ici ça sent pas bon !

- Je parts tout juste de l'hôpital, l'état de Yann ne s'améliore pas, il n'a pas pu sortir. Ça n'a pas été évident de le laisser. J'arrive.

-Ha... Je comprends, ok !

*

Assis sur cette caisse de bière au fond du local pourri réservé : « loges d'artistes » dans le bar où ils sont censés jouer ce soir, Uzu réfléchit. Il remonte doucement à la surface et ça l'angoisse. Il a l'impression d'avoir le cul entre deux chaises. Dans quelle réalité vit-il ? Est-ce le rêve avec Gabriel ? Pas vraiment...

Quel cauchemar doit-il choisir ? Sa vie solitaire intérieure ou celle pleine d'inconnus avec son copain ?  La réalité n'était-elle pas cet après-midi face à ces deux kaïra*?

Il ne se reconnait pas dans cette victime qu'il a été face à ces deux racailles menaçantes. Mais il ne sait pas non plus qui est cet homme maquillé dans le miroir sale qui trône devant lui. N'a-t-il pas finalement passé ces derniers mois à côté de la vérité ? A-t-il vraiment changé ou était-ce un leurre, une simple fuite ?

Il médite sur le sujet « Gabriel », ses actions de la journée, ses bras lâches, ses baisers mous, et son regard fuyant pendant leur retour. De quand date son comportement étrange ? Uzu n'a rien vu avant. Passe-t-on à côté de ça, sans s'en rendre compte, le malaise est-il plus vieux ?

Le goth lui cache quelque chose, il le sent, le sait, en revanche, il ignore depuis combien de temps. C'est la première fois que l'asiatique à l'impression qu'il lui ment. Que cela arrive juste après avoir passé du temps à l'hôpital avec Yann ne lui dit rien qui vaille. Puis ce n'est plus uniquement de la suspicion. Quand, il y a à peine quelques minutes, à l'arrivée au bar de Liam, Gabriel s'est fâché après celui-ci, Uzu a senti à la réplique du blond que son petit ami ne lui disait pas tout. Ça l'inquiète, il hésite entre l'envie de connaître la vérité et la peur de la réponse, si jamais ses craintes étaient fondées.

- Il me ment forcément, sans ça pourquoi ces quelques mots de Liam auraient-ils suffi à le déstabiliser et le couper dans son élan protecteur ?

Il se refait la conversation une fois de plus pour tenter de déceler une explication autre.

«  On a un concert aujourd'hui ! R'garde dans quel état est You'z ! Si c'rendez-vous était obligatoire et aussi important pour son affaire, pourquoi t'es pas allé avec lui ? Et m'racontes pas qu'tu t'trouvais à l'hosto avec Yann, c'est faux,  j'y étais et j't'y ai pas vu !

- Et si, justement, mais Yann et toi étiez certainement trop occupés pour m'avoir aperçu.  Et moi, au vu de l'échange, je me suis senti un peu de trop pour me faire remarquer. J'ai préféré attendre que tu sois parti.

- Que... quoi ?

- Et toi ? Ta place n'aurait-elle pas dû être avec ton petit ami plutôt que dans les bras de Yann ? »

Gabriel a pali et s'est tu. Uzu a beau ne pas avoir signifié sa présence, et être reparti sur la pointe des pieds dès la fin de leur « explication », le comportement mal à l'aise de Gabriel, déjà présent lorsqu'ils se sont retrouvés en fin d'après-midi, s'est renforcé après cet échange verbal. Cette attitude presque honteuse le rend plus que suspect aux yeux du japonais.

Il n'y aurait rien de mal à prendre un « ami » que l'on a eu peur de perdre, dans ses bras. Pour que Gabriel se sente à ce point en faute, il faut qu'il ait forcément des idées en tête ou des gestes, anguille sous roche ?

- Jusqu'où ça a pu aller ? se demande-t-il.

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