Le fauteuil

Il pleuvait. Les gouttes formaient un rideau gris qui brouillait Paris et empêchait les piétons de voir leur chemin. La pluie s'écrasait aussi avec des bruits... humides sur les fenêtres. Et, à la troisième fenêtre du vingt-cinquième étage d'une de ces mornes avenues, un regard scrutateur décortiquait tout ce qui était à sa portée. Serge Chagot était assis sur un fauteuil d'un vert passé et aux motifs d'or filés dans le tissu. C'était un fauteuil confortable. Le regard de Serge se reporta sur ses jambes. Quelques amas de poussière témoignaient de la longue vie qu'avait eu ce siège, mais l'absence de tâches de nourriture ou de miettes malgré son appartenance au mobilier d'un salon aux milles récéptions indiquaient que ce fauteuil était déstiné par son propriétaire aux plus illustres derrières. Ses yeux se fermaient malgré lui, et il semblait maintenant s'analyser lui-même de la même manière qu'il avait disséqué ce fauteuil.

-Capitaine, vous m'excuserez mais je vais vous demander de vous lever, ceci est une scène de crime.

Serge se releva prestamment en maugréant une excuse. Il concentra son attention sur la victime, Hélène Poirant, une octogénaire aimable envers tout le voisinage, qui avait d'abord travaillé pour une agence immobilière, puis avait pris sa retraite pour pouvoir profiter de ce qu'elle avait construit en compagnie de ses enfants et petit-enfants. Une dame sans histoire, en somme. Serge jeta un coup d'oeil rapide au reste de l'appartement, avant de se concentrer à nouveau sur le fauteuil. Vraiment, un excellent fauteuil. En le regardant, son esprit se perdait dans toutes sortes de considérations quelconques, sûrement en raison des gravures aux motifs complexes qui ornaient les accoudoirs en sapin massif. Ce fauteuil attirait l'attention de Serge, il l'appelait, le réclamait, le quémandait, enfin lui ordonnait de s'asseoir et de l'examiner. Serge vérifia rapidement que le légiste qui l'avait retiré de son auguste siège était tourné, puis se reposa sur le fauteuil, qui lui paraissait encore plus confortable qu'avant, puisqu'il avait au passage pris le goût des interdits.

Car, de même que, pour un enfant, les bonbons sont plus bons encore lorsqu'ils sont dérobés dans la boîte que leur mère cache -croyait cacher- au sommet de l'armoire de la cuisine, ce fauteuil était encore plus agréable quand la brigade scientifique recommandait de ne pas s'asseoir dessus afin de "présérver la scène de crime [...], ne pas imprimer d'ADN" et autres balivernes. Pourquoi balivernes ? Pour Serge, il était évident que si les scientifiques repéraient sa trace sur le fauteuil de la victime, ce serait une erreur, puisque le capitaine ne quittait les locaux de la police que pour dormir devant ou utiliser les toilettes publiques lorsque toutes celles à l'intérieur étaient occupées.

En bref, Serge Chagot était au-dessus de tout soupçon. Jamais il ne fracasserait la boîte crânienne de dames âgées à l'aide de tisonniers récupérés chez les voisins de la victime.
Jamais il ne pendrait d'adolescents de dix-sept ans à l'aide de leurs propres draps de lit sur les pales de leur ventilateur.
Jamais il n'abattrait six otages dans un bureau de tabac sous pretéxte que le négociateur en charge de le raisonner avait gagné un millier d'euros le jour même et refusait de les lui céder.

Cela, d'autres criminels s'en étaient chargés avant lui, de sorte que s'il le faisait à son tour, les gens s'exclameraient qu'il se contentait de copier ce qui avait déjà été fait, et il se limitait donc à la résolution de crimes farfelus. En effet, Hélène Poirant ne s'était pas simplement contentée de se faire tuer au tisonnier, mais également de fermer la porte à clé de l'intérieur. C'est pourquoi la fenêtre intriguait Serge :C'était la seule issue possible pour un meurtrier (ou bien la vieille dame avait préféré se donner la mort elle-même d'une manière assez douloureuse au lieu de simplement se jeter par la fenêtre), à moins que ledit meurtrier ne possède un double des clés. Bien. C'était donc un proche de la victime. Serge s'empara de son téléphone et éplucha méthodiquement les conversations par message. Dernière en date : M.Poirant, son frère, qu'elle accusait de détournement de fonds. Bien. Un fonctionnaire, donc. Le capitaine sursauta en entendant un reniflement au-dessus de son épaule : Camille se penchait et lisait, en même temps que lui, l'échange. Camille avait intégré l'équipe un an, sept mois et douze jours plus tôt, et était donc considéré par le reste de l'équipe comme un nouvel élément, puisqu'ils avaient tous rejoint la brigade au moins deux ans, soit sept-cent-trente jours et demi à compter de cette date.

La réfléxion de Serge fut interrompue lorsque Camille lui déclara d'un ton dubitatif :

-Avec vos maigres connaissances politiques, je doute que vous le sachiez, mais cet homme, Arthur Poirant, est le ministre de l'Économie.

Serge s'effondra dans le fauteuil vert qu'il venait de quitter.

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Naya622
Posté le 15/07/2024
J'aime beaucoup la relation fauteuil / Serge, sans partir sur des adjectifs pour le décrire on a déjà une idée de sa personnalité et c'est très drôle. J'ai une petite question concernant ses habitudes, quand tu dis" puisque le capitaine ne quittait les locaux de la police que pour dormir devant ", c'est dormir devant le commissariat, genre dans sa voiture, ou bien c'est une coquille et c'est juste dormir ?

Idem pour l'introduction de Camille à la fin, la deuxième partie pour décrire l'ancienneté des autres membres de l'équipe "puisqu'ils avaient tous rejoint la brigade au moins deux ans, soit sept-cent-trente jours et demi à compter de cette date", c'est valable pour Serge aussi ? Ou bien, comme j'ai cru le comprendre de sa description, c'est un vieux briscard qui a déjà bien roulé sa bosse dans la police ?

Hâte de lire la suite en tout cas !
Symphonio
Posté le 31/07/2024
C'est en effet un habitué de la brigade, qui profite bien de sa voiture ("J'ai payé pour toute la voiture, j'utiliserais toute la voiture")
CrazyFeathers
Posté le 23/06/2024
Oh, c'est à Paris ! Intéressant.

On découvre un nouveau personnage que j'imagine récurent et j'aime déjà l'amour de notre Capitaine pour le fauteuil luxueux. Très cool en tout cas comme façon de nous le présenter ainsi que sa personnalité.
Symphonio
Posté le 31/08/2024
J'ai toujours voulu voir un personnage de ce style dans les romans policiers que je lis. Le voilà. Et merci pour ton avis ;-)
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