Lorsque la nuit s'installa sur le village, un frémissement parcourut la foule, un changement subtil. Les villageois, qui un instant encore étaient des gueux joyeux et obéissants, un sourire béat sur les lèvres, se transformèrent lentement. Leurs rires se firent plus étouffés, leurs yeux plus malicieux, et leurs visages se durcirent, perdant la douceur des sujets fidèles. Les mains se frottaient, les regards se croisaient, non plus emplis de respect ; d'une convoitise à peine voilée. L’obéissance du jour avait laissé place à une impatience grandissante, un désir inavoué de goûter à ce qu'ils considéraient désormais comme leur dû. Cléandre n’était plus leur roi à couronner : il était un festin, un mets qu’ils attendaient, et les sourires n'étaient plus naïfs, uniquement féroces. La fête, si joyeuse un instant plus tôt, prenait des airs de sinistre procession.
Cléandre, insouciant, se leva de son trône de paille, et balança son corps en un geste exagéré de souverain. Avec un éclat de voix qu'il espérait joyeux, il lança :
— Ah ! Ne me dites pas que la faim vous a pris la parole, mes chers sujets !
Le silence qui répondit avait un poids étrange. Un homme, le vendeur de confitures, au fond de la foule, se fendit d’une remarque audacieuse :
— Le roi a-t-il assez à manger pour ses sujets ?
Cette question, simple et pourtant chargée, résonna dans l'air, suivie rapidement d'une deuxième :
— Un roi sans un bon festin ? Quelle hérésie !
Le ventre des villageois grondait plus fort que ses paroles. Les regards se faisaient de plus en plus sombres. Leurs visages, détendus quelques instants plus tôt, étaient devenus de pierre. La faim et l'attente se mêlaient dans un regard noir, un regard qui ne cherchait plus à honorer le roi, uniquement à satisfaire une autre soif. Cléandre, toujours imbu de son pouvoir, tenta de reprendre le contrôle. Il écarta les bras, prêt à briller de nouveau.
— Ah, je comprends mieux maintenant... Vous ne me voulez pas vraiment en roi, vous me voulez en rôti. Comme quoi, une lettre, ça vous change une histoire.
Les villageois se resserraient, les mains se frottaient, les sourires n'étaient plus qu’un masque déformé par l’avidité. Cléandre recula d’un pas, son assurance s’effritant lentement. La réalité le rattrapait. Il n’était plus le roi des fêtes. Il était le buffet.
Le roi de pacotille regarda autour de lui, cherchant une issue, une solution, une échappatoire à cette faim grandissante. Il déglutit, son regard se posa sur Miranda, toujours là, tranquille, une spectatrice plus sage qu’il n’en avait jamais été. Alors, dans un éclat d'inspiration désespérée, il sortit de sa poche le petit pantin à l'effigie de la petite. Il le brandit en l'air, l’agitant devant les villageois, offrant son dernier tour de magie.
— Messieurs, dames, regardez ce chef-d'œuvre ! lança-t-il d’une voix exagérée. Voici Miranda, la véritable reine de ce royaume. Admirez sa grandeur, sa beauté, et… son appétit !
Les regards des villageois se croisèrent, confus. Certains murmurèrent entre eux, d’autres haussèrent les épaules, ne comprenant pas vraiment le sens de ce geste étrange. Cléandre, de son côté, sentait déjà que le ridicule ne suffirait pas à le sauver. Résigné à ce qui allait suivre, dans un ultime geste, il prit une pincée de poivre de sous sa cape et la lança vers Miranda. Tout le monde attendait, sans comprendre vraiment.
Cléandre, à sa manière, venait d’offrir le dernier festin.
Quitte à ce quelqu'un soit bouffé, autant que ce soit les autres.