Naelle leva la tête pour contempler les Fondateurs. Une dizaine de silhouettes blanches, sans visage et sans nom, encadraient la tour de lumière gravée dans le fronton. Ses jambes l’avaient ramenée devant le Temple de Sashanka. Un bien grand mot pour un si petit édifice : des murs de pierres et de chaux pour le blanchir, quelques colonnes pour donner un air majestueux et tromper le regard. Seules les grandes cités pouvaient se permettre le luxe d’un bâtiment de marbre. Naelle franchit le seuil et s’avança vers les fresques peintes à l’intérieur des murs. Des dragons ravageant des îles entières par leur souffle, des Nautiles traquant la moindre vie dans l’océan, des Néphastes déchirant leurs proies dans l’ombre des sous-sols, des diablotins et des ombres métamorphes chassant par dizaines dans les forêts… Voilà tout ce qui régnait sur le monde avant l’avènement des Fondateurs. Des monstres guidés par une même énergie qu’on nommait magie-flamme.
Le feu est son emblème, les démons son armée.
Les Prêcheurs l’enseignaient aux enfants. Naelle l’avait récité, encore et encore, jusqu’à en faire des cauchemars. La magie-flamme pourrait-elle reprendre la terre aux hommes ? Non, lui assurait son père. Les Fondateurs l’avaient anéantie. Ils étaient les Premiers Hommes, nés au cœur du chaos pour affronter le feu et révéler la vraie magie : celle de la lumière, celle qui créait la vie, qui domptait les esprits, qui soulevait des tempêtes. La nature se pliait à leurs désirs, le monde rayonnait de leurs pouvoirs. Les Fondateurs avaient brisé l’armée des démons et emprisonné la force qui les guidait dans le royaume des morts. Ils avaient libéré Ayjaell de l’emprise de la magie-flamme pour fonder l’âge des hommes et continueraient à jamais de veiller sur leur peuple depuis les cieux. Le soleil était la porte de leur royaume. Chaque nouvelle aube était le signe de leur présence, chaque rayon le poids de leur regard. La nuit, la Rochelune de Solastène s’éveillait pour rappeler au feu à qui appartenait le monde.
La magie-flamme restera prisonnière tant que veilleront les Protecteurs.
Ils étaient les Élus des Fondateurs, choisis parmi leurs descendants pour défendre le peuple. Depuis mille ans, ils sillonnaient le royaume en transmettant la magie à leurs fils. Depuis mille ans, ils traquaient les envoyés de la magie-flamme pour libérer le sol sacré d’Ayjaell.
La main de Naelle s’était levée pour frôler la peinture écaillée qui assombrissait le mur. Une bête noire, difforme et griffue, déversait un torrent de flammes hors de sa gueule béante. Mille ans d’hommes les avaient affrontés jusqu’à l’extinction. Mille ans, et jamais aucune femme.
Non.
Naelle retira son bras avant de toucher le dessin et plongea la main dans sa poche. Ses doigts se refermaient sur le carnet, celui qu’elle avait fini par choisir au marché avant de poursuivre sa sœur. C’était un recueil de contes pour enfants, des histoires de chevaliers et d’apprentis qui voyageaient pour sauver les démunis. Un livre qu’elles avaient lu autrefois à la lueur d’une bougie. Un livre qu’elles avaient abandonné six ans auparavant, comme tant d’autres choses, pour fuir la haine et les menaces. Les mythes avaient causé assez de tort à leur famille.
Naelle tourna le dos au Temple sans un regard en arrière. Elle marcha vite, de peur que sa résolution ne fonde sous le regard du soleil. Les Fondateurs piquaient sa nuque de leur jugement. Chaque pas la rapprochait de Windane, chaque pas réveillait l’image de ces poings baignés de flammes. Elle poussa ses jambes plus fort encore, pour que la fatigue l’emporte sur la crainte. La lisière de la forêt se dessinait en haut de la colline, puis vint le toit de leur maison, ses pierres et ses rondins grisés… Et un cheval à la robe sombre posté devant la grange. Naelle s’arrêta, le cœur battant.
Maître Lyron était là, dans sa cape violine, à échanger des politesses avec leurs parents. Naelle n’entendait pas leurs voix, mais elle devinait les sourires crispés de sa mère et les rires forcés de son père. Elle inspira profondément, recoiffa ses tresses blondes d’une main, avant d’hésiter. Non seulement elle était en retard, mais elle avait en plus oublié son panier près de la rivière, quand Windane… Enfin, son père n’allait tout de même pas la sermonner là, devant le Protecteur ? Elle plaqua un air innocent sur son visage et s’avança. Maître Lyron se tourna aussitôt vers elle.
— Les Fondateurs ont-ils répondu à tes questions ?
Ces paroles l’arrêtèrent dans son élan. Bien sûr, elle ne pouvait pas cacher à un devin où ses pas l’avaient menée… Mais elle espérait que ses pensées, elles, lui resteraient fermées. Il ne devait pas apprendre ce dont Windane était capable. Alors elle s’inclina et lui servit le plus charmeur de ses sourires.
— J’ai trouvé mes réponses, merci Maître.
Il la salua à son tour d’un signe de tête, félicita son père pour l’avoir si bien éduquée. Un rictus avait égayé ses traits. Amusé ou moqueur ? Naelle ne savait trop quoi en penser. Il était le même homme énigmatique que dans ses souvenirs. Des épaules robustes, un menton carré, des cheveux bouclés comme ceux de son fils. S’il avait laissé pousser sa barbe, il aurait été le portrait de Sylvan, en plus âgé. La seule différence résidait dans son expression, cette manière étrange qu’il avait de vous regarder sans vous voir. C’était ce qui avait marqué Naelle la première fois. Elle se souvenait d’un visage de pierre et de ce regard noir qui l’avait traversée comme si elle était transparente.
— Naelle, va donc chercher Windane qui n’est pas…
Le Protecteur ne laissa pas terminer son fils.
— Windane est déjà là, Sylvan. Elle nous observe depuis un moment.
Il accompagna ses mots d’un geste vers le chêne, en lisière de forêt. À la surprise de tous, la cape violine se détacha des feuillages pour se laisser tomber au sol. Nul autre n’aurait pu repérer cette ombre, si discrète et silencieuse. Mais la magie n’échappait jamais aux Protecteurs.
Naelle pinça les lèvres devant l’expression de Lyron, qui braquait les yeux sur Windane. Il y avait quelque chose d’étrange à la voir s’avancer ainsi à découvert, comme une offense à sa nature. La capuche baissée, le menton relevé, elle marchait vers celui qui avait brisé son enfance. Naelle eut soudain en tête l’image de cette fillette aux cheveux en bataille qui avait écarté les bras pour la protéger de l’inconnu. Windane, autrefois, n’avait pas hésité à se dresser devant le Protecteur pour défendre sa jumelle. Et qu’avait fait Naelle en retour ? Des années de regards et de non-dits, une rancœur honteuse tapie au fond de son cœur. Jamais elle n’avait su la protéger. Pourtant qui d’autre le ferait ? Si jamais Lyron parvenait à lire en elle… Elle fit un pas en avant pour détourner l’attention des siens.
— C’est ma faute si Windane est en retard ! Il n’y avait plus de baies au marché, alors je lui ai demandé d’aller en cueillir en forêt à ma place.
Windane tourna la tête du côté de Naelle, surprise. Pourquoi mentir ? Elle s’attirait les foudres de leur père, déjà tendu par la situation, sans rien avoir à y gagner. C’était peut-être un moyen, simplement, d’éviter de penser à ce qu’elle avait vu. Peu importait. Elle confirma les dires de sa sœur et tendit le panier, qu’elle avait ramassé en chemin. Pourvu qu’ils ne regardent pas de trop près l’état des fruits, fatigués d’avoir traîné si longtemps au soleil. Bien sûr, le Protecteur n’y prêta aucune attention. Il ne l’avait pas lâchée du regard depuis qu’elle avait bondi de l’arbre.
— Je vois que tu n’as rien perdu de ton agilité, Windane. Et à te voir si changée, toi aussi, je prends conscience de tout ce que j’ai manqué.
— Six années, répondit-elle. Voilà ce que vous avez manqué.
Son père, évidemment, manqua de s’étouffer devant l’impertinence de ses paroles. Il la gratifia d’un regard courroucé en marmonnant une promesse de réprimandes, puis présenta un sourire gêné à Lyron.
— Si nous passions à l’intérieur, Maître ? Mataen et Naelle se sont données du mal pour gâter nos estomacs…
Windane resta plantée là, à soutenir le regard du Protecteur. Elle refusait d’honorer son titre ou de le gratifier pour quoi que ce soit. Il n’avait pas bougé, lui non plus, comme s’il attendait autre chose de sa part. La cape violine qu’il portait était lourde, chargée de pouvoir. Ce n’était pas un courant sur sa peau, ni un tourbillon de chaleur dans son corps. C’était… C’était une impression, seulement. Un trouble dans ses yeux. Enfin, Lyron inclina la tête et se tourna vers son fils.
— Entrons, tu as raison. Vous avez assez attendu.
Chapitre intéressant, au début j'ai cru que Naelle était Widjane puis je me suis vite retrouvé. Le seul "bémol" peut-être pour moi serait la répétition d'informations déjà données.
Ce petit paragraphe nous a déjà été raconté dans les précédents chapitres du coup ça fait un peu répétition mais rien de grave tout de même : "Ils étaient les Élus des Fondateurs... le sol sacré d’Ayjaell."
En dehors de ça j'ai relevé une petite phrase qui m'a fait tiqué :
"Néanmoins, Naelle s’avança sur le parvis, se faufila dans l’ombre de son toit, pour contempler les fresques peintes à l’intérieur des murs." => L'emploie de néanmoins m'a un peu surpris car la phrase n'allait pas à proprement dit à l'encontre ni à l'opposée des phrases qui venaient avant.
Bon courage pour la suite.
Je poursuis tranquillement ma relecture. C'est toujours aussi plaisant.
Du coup ce n'est que maintenant que nous avons le point de vue de Naelle, ce qui fait davantage sens avec la suite des évènements. Et par son prisme, c'est une bonne occasion de nous partager pas mal de connaissances sur l'univers. Dans la mesure où elles se rattachent toutes au temple, il y a un lien logique bien palpable. On ne ressent pas quelque chose d'artificielle ;).
A bientôt :)
J'ai beaucoup aimé l'interaction Naelle/Lyron. Ca donne l'impression qu'il sait déjà tout, mais qu'en même temps, il met un peu les pieds dans le plat comme ça elle peut pas être réprimandée pour avoir oublié le panier et les courses ^^ Franchement, il a l'air plutôt cool et sympa comme ça =D
Bon, la fin est un poil frustrante, ça s'arrête vraiment en pleine tension, vu qu'en plus le chapitre est court, c'est pour moi un poil frustrant. Mais bon, ça donne d'autant plus envie de lire la suite :p
Ce chapitre et les deux suivants n'en faisaient qu'un à l'origine, j'ai découpé en plus petites scènes pour rendre le tout plus digeste... d'où la différence de taille et la fin un peu abrupte (on change de point de vue à la scène d'après, j'ai voulu marquer le changement)
Merci encore de tes commentaires, d'autant que tu es l'une des premières à lire la nouvelle version de mon roman !
Bonne lecture et à bientôt :)