Il grelotte, cependant la fraîcheur l'aide à se sentir mieux, et son vertige passe déjà. Les autres doivent croire qu'il s'agit d'un excès d'alcool trop vite ingéré. Seulement il n'a plus douze ans et ce ne sont pas deux verres de rhum et une taffe qui le mettront à terre. Par contre les douze heures de boulot d'affilé sous la canicule avec une angine carabinée comme celle qu'il se tape depuis deux jours, ça oui.
- J'ai de la fièvre ! Mais si je me couche là, elle va me sauter sur le grappin, s'inquiéter, et elle voudra qu'on rentre. J'ai pas envie de rentrer !
Il se rappelle de la dispute entre sa belle mère et son père, celui-ci a pris son parti contre elle comme toujours. Les deux se sont une fois de plus brouillés à cause de lui et tout ça pour la même chose que d'habitude. L'air devient de plus en plus irrespirable chez lui.
Sa nuque est douloureuse, il aurait aimé poser la tête sur le sable. Il a vraiment froid à présent. Il entend des pas feutrés s'approcher dans le sable.
- C'était inévitable. Elle n'a pas pu s'en empêcher.
Il sourit. Marie garde tout le temps un œil sur lui, c'est parfois lourd, souvent rassurant. Il ne s'agit pas de Marie, cette fois. Il fronce les sourcils et plisse les yeux pour réussir à deviner qui se permet de venir lui prendre la tête.
- Hoo ! J'ai une nouvelle monmon* ! s'exclame-t-il au moment où il reconnait la silhouette du goth.
Il ne peut s'empêcher d'éprouver un certain plaisir en comprenant qu'il va passer quelques instants seul avec ce charmant étranger venu de la capitale.
- J'ai eu un peu d'compassion pour ta copine qui s'ronge les sangs à s'inquiéter d'la température interne et externe d'ton corps.
Yann attrape la veste gaiement.
- Haa ! Mon pt'it loup, l'es trop mignon, il m'apporte un peu de chaleur !
- J'te dérange pas ?
Pour toute réponse, Yann lui offre un sourire, et quel sourire ! Il n'attend pas avant de s'asseoir à son tour dans le sable humide.
- Alors ? Tu aimes La Réunion ? lui demande d'emblée le jeune serveur en accompagnant sa question d'un large geste de la main en direction de la mer.
- Y fait trop chaud !
- Parfois oui. Un petit gothique qui n'aime pas le soleil ?
- On va dire ça.
- Moi non plus, je n'aime pas le soleil, m'enfin je vis là, j'ai pas trop le choix !
Il reste pensif quelques instants avant de poursuivre son interrogatoire.
- Qu'est-ce qui t'as poussé à venir ici ?
- J'ai pas eu l'choix non plus.
- Laisses moi deviner : papa, maman ont décidé que cette année ce serait vacances sur skis nautiques au lieu des vacances habituelles sur surf des neiges ! Là c'est la cataaa !
Gabriel se renfrogne en repensant aux vacances d'hiver annulées quelques semaines auparavant.
- Nan, c'pas exactement ça, bha t'es pas loin quand même. C'est vrai que j'devrais être en train d'manger d'la fondue et d'me torcher à la niole. Ma sœur est biologiste marin, elle a eu l'occaz' de travailler à Saint-Gilles et à cause des dates on a dû annuler les vac' à la neige. Du coup, elle et son copain ont décidé d'joindre l'utile à l'agréable.
- Et tu es du voyage ? C'est plutôt bizarre, non ? Je veux dire, ta sœur elle avait pas envie de partir seule avec son copain ? Une île de rêêêêve, c'est super romantique pour vous les z'oreils, non ? Et heu... Saint-Gilles c'est pas tout prêt, qu'est ce vous foutez à Saint-Pierre ?
- Romantique ? Ma sœur r'fusait que j'reste seul à Paris et j'avoue qu'même si ch'uis pas joiss' d'être ici c'est toujours mieux que d'me r'trouver isolé dans not' trois pièces. On a eu une location pas chère grâce à une connaissance sur Saint-Pierre, elle loge à Saint-Gilles quelques jours par semaine pour son boulot. J'aime pas être seul. Son mec reste avec moi quand elle part.
Yann plisse les yeux pour tenter de mieux comprendre.
- T'es en brouille avec tes vieux ?
Gabriel se racle la gorge. Il va encore avoir droit aux excuses et aux mots compatissants, une habitude depuis ces dernières années. Il se relève, nerveux, attrape un caillou et le jette à l'eau avant de prendre la parole.
- Mes parents sont morts dans un accident d'voiture, y a un peu plus d'deux ans. J'vis avec ma sœur d'puis.
Yann ne dit pas les mots attendus et craints par Gabriel. Il se contente d'un petit : « Ha... »
Puis, il se tourne lui aussi vers la mer. Curieusement, son silence n'est pas pesant. Gabriel devine qu'il comprend, une sorte d'accord tacite : " Plus de questions sur le sujet, pas de réflexions apitoyées. " Il aurait presque envie de le remercier de cette discrétion.
- Tu restes combien de temps ?
- Deux mois environ.
- Deux mois, ça n'est pas si peu, réfléchit Yann. Woua ! Super vacances, mon cher ! Il fait quoi dans la vie le mec de ta copine pour se permettre de partir aussi longtemps ?
- Il est graphiste freelance, il a quand même prévu deux allers-retours pour voir des clients.
- T'es un petit bourge, toi !
Yann rigole, Gabriel se surprend à avoir un coup de cœur pour son rire cristallin.
- Je vais te racketter ! poursuit l'andro.
Gabriel se détend, il apprécie l'humour.
- C'est quoi ton petit nom déjà ?
- Gabriel.
- Gabriel... répète-t-il lentement. C'est le nom d'un ange, non ?
- Un archange.
- Hou lalaaa, c'est censé m'impressionner ? Et un archange ça fait quoi dans la vie ?
- Paraît que ça parle à la place de Dieu, ha, ha ! Moi j'étais à la fac.
- Haan, un étudiant !
Il se retourne, œil de braise et sourire en coin.
- Je fantasme grave sur les écoliers !
Gabriel bredouille quelques onomatopées incompréhensibles, un peu paniqué puis baisse la tête.
- Tu rougis, je te plais ? Tu es gay, non ? J'me trompe ?
- Tu... Tu ne sorts pas avec les z'oreils.
Yann se met à rire en se couchant sur le sol aux pieds de son camarade.
- Ha, ha, ha ! C'est vrai ! Tu as retenu ça, toi !
Quelques secondes de flottement, le temps que son rire et son expression amusée s'estompe et il enchaine.
- Je ne sors pas avec les z'oreils parce que les z'oreils, tu vois, ça vient en vacances, ça reste quoi ? Deux mois, ha, ha ! Enfin, souvent moins, et ...
Il replie les bras derrière la tête, puis fixe le ciel.
- Et après, ça repart, ça repart forcément, les z'oreils... Et moi je reste là et j'monte en graine*, ajoute-t-il enfin.
Gabriel, debout, fixe ce personnage si singulier, sans bouger. Habituellement, dans une telle situation, il aurait pris la fuite. La discussion le met mal-à-l'aise mais il éprouve la nécessité de rester, c'est sans doute due à cette attraction qu'il ressent en sa présence. De longues minutes passent et aucun des deux ne bouge. Yann a fermé les yeux. À le voir allongé ainsi, Gabriel se demande s'il ne s'est pas endormi. Après tout, avec l'alcool ce serait bien possible. Il semblait quelque peu abattu.
- Tu ne bouges pas, je te trouble ? demande soudain la douce voix qui monte jusqu'à lui et qui lui indique que, non, Yann ne s'est pas assoupi.
Gabriel voudrait nier mais sa conscience l'en empêche, sa conscience ou bien autre chose...
- Un peu, admet-il, toussotant, confus d'avoir osé l'honnêteté.
Yann rouvre les yeux et relève le menton, un peu surpris par l'aveu. Il se rassoit et émet un léger ricanement.
- Toi, vraiment, tu me plais ! déclare-t-il en secouant un peu sa tête afin d'en éliminer le sable.
- Viens te rassoir je vais pas t'violer va !
Gabriel ne bouge pas, Yann n'insiste pas et décide de changer de sujet pour revenir à une discussion un peu plus terre à terre.
- Tu y apprends quoi à la fac ?
Il soupire et reprend sa place au côté du jeune freluquet, à ceci près qu'à présent leurs coudes et leurs genoux se frôlent chaque fois que l'un des deux remue. Pourquoi s'être assis contre lui ? Gabriel n'ose pas se décaler peut-être par peur de le vexer.
- J'y vais plus. J'ai arrêté avant les partiels.
- Pour quelle raison ?
Yann continue à poser des questions sans le regarder, le nez tourné vers l'horizon, et sa main baladeuse glisse parfois sur la jambe du parisien.
- J'ai choisi cette voie sans vraiment savoir, en vérité j'm'emmerdais !
- Tu poursuivais quelles études ?
- Lettres modernes.
- Ça mène à quoi ?
Yann est seul à poser des questions, cependant l'interrogatoire en règle qu'il est en train de passer ne perturbe pas le moins du monde Gabriel, qui répond avec complaisance.
- À rien qui m'intéresse.
- Tu as envie de quoi comme job ?
- Musicien célèbre, ça compte ?
Yann tressaille et se tourne, soudain intéressé.
- ROoo tu joues de la musique ? Quel instrument ?
- D'la guitare électrique, sèche, électro-acoustique, un peu d'batterie, de piano, je chante, j'compose et j'écris quelques textes aussi. J'pensais qu'être en lettre ce s'rait sympa.
Yann sourit un peu bêtement à présent et, puisqu'il semble se moquer, Gabriel s'agite un peu.
- Quoi ? Ch'uis sérieux hein ! Jouer d'la musique c'est aussi bien qu'autre chose !
- T'excite pas, chéri ! Je joue de la basse dans un groupe !
Il part d'un grand rire et pose sa main cette fois franchement sur le genou de Gabriel.
- Toi et moi on est fait pour s'entendre, mais de trop, quoi ! Ha, haha !
Il se calme et le considère gravement.
- Tu ne trouves pas que c'est dommage, non ?
- Quoi ?
- Rien, tu as l'air chouette, réplique-t-il pour lui-même, puis il retire sa main et se lève.
- Viens, on rentre, je vais te montrer ma gratte ! Ça te dit ?
Il ne lui laisse pas le temps de répondre, déjà il est à quelques pas et poursuit sa discussion sans l'attendre.
- Marie chante elle aussi. Et mon cousin joue de la batterie ! C'est une putain de coïncidence ! Tu ne restes que deux mois, cela dit on pourrait partager des trucs sympas, non ?
Il interpelle aussitôt Marie.
- Hé ! Ma belle, on emmène z'oreil à la case* !
- Ouais, barrez-vous bande de phoques, allez faire vos saloperies ailleurs !
Les rires gras des autres accompagnent l'exclamation vulgaire de l'indien. Yann rétorque immédiatement.
- T'es jalouse ?
- Viens me sucer, salope !
- Nan, moi, ce soir, je n'suis pas un trou, ma belle, mais une bite, montre-moi ton cul, je suis à toi !
- Connard, dégage !
Alors qu'ils se sont éloignés d'une dizaine de mètres déjà, le métis les rejoint.
- La prochaine fois évite de rester tout seul avec un type sur la plage, tu me fous mal avec tes conneries.
- T'excites pas, Jean-François, on discutait c'est tout ! T'es conne, toi !
- Ouais bha fé pas l'koboy*, et arrêtes de me parler comme une connasse ! Si t'as pas envie de finir le cul défoncé dans un coin par les autres macaques, t'as intérêt à apprendre à te cacher un peu. Ça m'prend la tête de devoir te protéger, tes trucs de pédales tu vas les faire planqué !
Le coup de poing part très vite, Marie se recule mais ne parait ni effrayée, ni même étonnée. Gabriel ne s'attendait pas à la réaction de son nouvel "ami" si chétif, à priori. En deux coups, Yann met son adversaire à terre qui cède à la menace d'un troisième.
- Howoo wo ! C'est bon !
Il se relève, essuyant du sang sur sa lèvre.
- J'peux me défendre, réplique Yann amère. Le premier qui souhaite me défoncer je l'attends, et si c'est le cul, je suis ouvert aux propositions ! T'as raison, I geyn le pus a fors frékant le sien*. j'ai ma dose. J'ai envie de gerber tellement vous êtes moches, bhou !
*
Ils marchent tout les trois depuis cinq bonnes minutes quand Marie s'enquiert de son état.
- Ça va ta main ? T'as pas l'air dans ton assiette.
- Tu as vu comme je suis grande et forte ? lance-t-il, surtout à l'intention du z'oreil.
- Et fé ton gros zef* ! On a vu que t'étais surtout un peu con ! avance-t-elle.
- Je ne suis et ne serais jamais une victime, et si je les dérange, ils ont qu'à mater autre chose. Je les emmerde, ma belle. De plus, on a rien à se reprocher, on discutait simplement, déclare-t-il, plus sérieusement.
- Je sais, seulement tu les cherches. Comment atelé lo diab sanm son kariol* ? En avant première la recette de Yann ! Que tu polémiques ou joues leur jeu c'est pareille, tu n'te rends pas compte que tu es tout seul ! Une fois bourrés, tu les connais, hein ? C'est pour ça que Jean s'en est mêlé, il a peur pour toi, c'est tout.
- Déjà, qu'il arrête de me parler comme à une pédale, et j'arrêterais peut-être de jouer le personnage.
La conversation est devenue bien sérieuse, tout à coup, de même que le comportement de Yann. Sa voix et ses manières ont légèrement changées. Il est certes indubitablement maniéré, malgré cela Gabriel a la sensation d'avoir devant lui un mec plus âgé. Pour être plus juste, il a le sentiment d'avoir à faire à un mec, surtout !
- Pourquoi tu traines avec eux ? lui demande-t-il.
- Parce que j'm'ennuie, chéri. Allan, le blond, c'est mon cousin. Il ne vient que pour les vacances, trois ou quatre fois par ans, donc même si je suis pas trop famille, quand il est là on s'amuse et on délire, seul il est cool. Et Jean-François quand il joue pas au con, des fois il est sympa.
- Il te protège, mais c'est un r'foulé ce type ! Que tu le suces dans un coin, loin des regards indiscrets, y'a pas de soucis, dès qu'il doit s'afficher y'a plus personne ! Il me rend malade, j'ai envie de gerber chaque fois que je le croise ! Si c'était, pas pour t'accompagner...
Yann examine Gabriel avec effroi, a-t-il compris ? A-t-il écouté ce que Marie vient de déballer ? Une colère sourde envers sa meilleure amie lui fait soudain bouillonner le sang. Malgré cela, il ne réplique pas.
Gabriel, quelque peu abasourdi par la révélation, perçoit le malaise de Yann et s'abstient de faire le moindre commentaire.
- Et on va où, là ? demande Marie.
- Chez toi, non ? Je voulais lui montrer ma Fender bass !
- Tu joues sur Fender ?
- Ha ! Attention, s'exclame Marie. Pas n'importe quelle basse de jazz man, mec ! Yearrrrrr ! Un modèle de mille neuf cent soixante et un, en Shell Pink, couleur très rare, seulement deux exemplaires !
Gabriel remonte un sourcil devant l'imitation que Marie vient de faire de Yann, puis se retourne vers lui, interrogateur.
- C'est la même basse que Flea, tente d'expliquer le jeune bassiste.
- Le manche mesure trois kilomètres, ajoute Marie en ricanant. Elle est couleur rose pale chiotte et elle vaut trente cinq mille dollars US !
Gabriel reste bouche bée en entendant le prix.
- Woua tu as gagné au loto ou quoi ? Elle sonne bien ? Et, heu, comment tu l'as eu ? C'est zarb que tu joues là-d'ssus !
Yann est rouge, la fièvre ou bien la simple pensée de son petit bijou rare ? Qui sait ?
- Mon père l'a achetée à un japonais dans les années soixante dix, pour une bouchée de pain. Elle était à lui. Il jouait dans un groupe de jazz quand il était jeune. Aujourd'hui c'est presque une pièce de musée et Flea à la même, précise-t-il avec une satisfaction non dissimulée.
- C'est qui Flea ?
Yann s'arrête net et roule des yeux ronds.
- Michael Peter Balzary, dit Flea.
- ...
- Le bassiste des Red Hot !
- ?
- Enfin, les Red Hot Chili Peppers, quoi !
- HAaaa ! Ok ! Tu sais, j'écoute surtout du métal et du visual, kei moi.
- Donc on va chez moi ? les interrompt Marie.
- Bah... Je ne suis pas certain de réussir jouer, dit-il en levant sa main droite endolorie.
- Mais tu saignes! Putaiiiiiiiiiiin, Yann !
- Aïiii, tire pas dessus !
- T'as vu dans quel état tu t'es mis, t'es vraiment un con toi ! T'es pas sencé savoir boxer ?
-Pourquoi tu crois que j'ai arrêté...
Ils s'assoient sous un réverbère et Marie tente d'enrubanner dans un foulard la main contusionnée.
- Tu n'y es pas allé d'main morte !
- C'est le cas de le dire, chérie.
- Arrête avec ton humour à la con, Jean pourrait porter plainte, hein ! Les marques qu'il doit avoir !
- T'as vu la masse ? De quoi il aurait l'air, à aller se plaindre qu'une maigrichonne de tapette telle que moi lui ait foutu son mini poing dans la gueule ? !
- Bon, et maintenant, on fait quoi ?
- Si ça vous dit, j'appelle l'mec de ma sœur qui d'vait v'nir m'prendre en voiture et on va chez moi, j'vous montrerais mon ESP !
- Haa ! Okééé ! Là je pige, voilà pour quelle raison Yann avait envie de sortir la basse ! Désolé j'ai mis un temps avant de connecter mes neurones ! Tu joues de la musique aussi !
Bon j'espère juste que tu ne décrocheras pas, Yann et Gabriel sont plus jeunes et n'ont pas come dans l'autre partie, le poids de leur vécu commun mais ils restent quand même fidels à eux-même ^^