Comment vas-tu le gentil ?
Je te demande cela car je te connais bien. Je sais tes qualités et je suis les étapes de ta vie.
Je me suis toujours méfié de toi, le gentil, depuis que Raphaëlle a croisé tes parents. Ça peut paraître facile, maintenant que tout éclate, de jouer les initiés. Quand que je n'ai pas su la protéger, de jouer le gars lucide.
Mais tu étais trop gentil, le gentil, trop présent, trop investi. Rétrospectivement, ça parait aberrant. Mais ton aide à été précieuse et nous l'avons accepté souvent, refusé également quand ça allait trop loin.
Car Raphaëlle et moi, nous sommes un couple, le gentil, et on assume nos choix, le fardeau de nos objectifs, quite à se surpasser, se blesser et finalement se perdre.
J'ai mis toute mon énergie, ma sueur et même mon sang dans ce tas de pierres, pas pour quelques pourcents d'une rente dont je me fiche, mais pour l'espoir affiché de voir dans ce lieu mon être le plus cher s'épanouir, s'envoler.
Je sais qu'on s'est perdue, dans ces murs et ces escaliers. Un dédale de poussière et de gravas, dans lequel Raphaëlle, trop usée, trop fatiguée, lâcha le fil d'Ariane qui nous reliait, pour suivre une petite lumière.
J'ai demandé du temps, promettant des jours nouveaux, pour qu'elle ait la force d'attendre. En vain.
Tu étais là, le gentil, fort de tes paroles compatissantes et de tes conseils, quand moi je courais, construisais et chargeais. Et que trop épuisé, écrasé par les charges et le temps, je l'ai laissé aller à toi.
Mais j'ai toujours eu peur de toi, le gentil. Peur de ta disponibilité, de ton temps si généreux, de ton écoute beaucoup trop investie. C'était beaucoup, c'était trop. Mais j'ai laissé Raphaëlle s'y engouffrer car chaque soutien moral était bon à prendre.
Étais-tu seulement un ami, le gentil ? N'y as-tu pas pensé, même parfois espéré, ce moment de faiblesse où elle a chaviré. Et n'en as-tu pas fait encore plus après ? Car tout gentil que tu sois, tu restes quand même un homme, délaissé, malheureux, cherchant le courage de relancer sa vie.
Où étais-tu, le gentil, quand à 1h du mat, je visais encore des planches dans ce putain de couloir ? Devant ton téléphone. Tu peux apprécié mon travail, ce que je fais de mes mains, quand dans ton canapé, toi tu pianotes. Offrant encore du temps, que moi je n'ai pas, dans ton polo repassé et tes chaussures propres. J'ai assumé le quotidien, le projet, mon travail, pendant que Raphaëlle encombrait son cerveau de culpabilité jusqu'à l'anesthésie.
A l'inauguration, tu ne voulais pas venir ? Ton absence aurait été comme un aveu. Car j'ai toujours su, le gentil, sans vouloir y croire. Et je m'en veux de l'avoir écouté, quand je lui ai demandé si elle avait une aventure, par deux fois, dont une où je t'ai nommé expressément.
Elle m'a déçu, non pas à cause de toi, mais en me refusant la vérité que je lui suppliais. Car j'ai lavé et étendu les bas que tu as caressés, le gentil. J'ai pleuré devant les rideaux fermés quand il ne devrait pas. J'ai fouillé les poubelles, pour avoir un nom, un signe. Mais tu étais indétectable car tu étais déjà partout.
Elle a eu peur d'avouer, m'a-t-elle dit. Peur de ma réaction, peur de me faire souffrir, peur d'ajouter de la souffrance à la souffrance du quotidien.
Et elle m'a mis le doute, le gentil. La dissonance cognitive était trop forte. Les indices et les réactions que j'ai testés ne collaient pas. Sans certitude, la vérité était un couperet qui ne tombe jamais. J'ai failli devenir fou.
Des semaines sans dormir, réfléchissant comment accéder à ce putain de téléphone.
Tournant en rond dans le salon, me frappant la tête avec les poings, pour sortir de ce cauchemar.
C'est la physique qui m'a aidé, l'induction d'un câble USB générée par le courant de rechargement qui a simulé la présence d'un doigt sur l'écran. Je n'en suis pas responsable, mais putain que c'était beau !
Mon cœur a explosé, le gentil, j'allais enfin savoir. J'aurais dû garder mon sang froid, mais c'était impossible. J'espérais trouver des rendez-vous, des "Je pense à toi" qui m'auraient éclairés. Pas cette déferlante de messages, de cœurs, de mot doux, et ce putain de "Je t'aime", 22h55, qui m'a rendu jaloux.
Je ne t'en veux pas, le gentil, de l'avoir séduit. Je t'en veux de t'être battue avec une arme déloyale : le temps. Le temps de l'écouter, sans enfants, sans contraintes. Ce temps que tu as grâce à ta vie qui se délite.
Moi le matin ma femme n'arrive pas à se lever, puis c'est les enfants, puis c'est mon travail, puis les enfants encore, puis la maison, avant qu'elle ne rentre tard, fatiguée et finalement absente. Je ne peux pas profiter comme toi, le gentil, des cafés de 10h, rue de la République.
Tu connais aussi mes défauts, le gentil, ma présence trop écrasante, mon besoin de savoir, cherchant la rationalité dans les actes et les sentiments. Focalisé sur les réponses avant même d’avoir compris ce qu’il y avait, en fait, derrière la question. S’il te plait, ne surfe pas dessus.
J'ai pris un uppercut, alors que c’est moi qui, d’après les “codes”, aurait dû te le mettre.
Je vais peser mes gestes et mes mots. Elle sera plus libre et plus seule. Il ne peut désormais en être autrement. ”La confiance, c’est savoir vivre avec ce que l’on se ne saura jamais de l’autre”, cette phrase me bouleverse tant je l’ai perdu et que je la retrouve.
Peut-être nous resserrons-nous la main un jour, le gentil, si tu es aussi droit que Raphaëlle le dit.
Tu ne peux peut-être pas encore comprendre, les trésors d’introspection et de compréhension que le pardon exige. Je ne prends pas sur moi, je prends dans moi. Et je lui donne.
Le chagrin et les épreuves ne peuvent mettre à terre l’éternel optimiste que je suis.
Tu lis ces lignes, le gentil, et tu comprends peut-être que je ne suis pas que des mains. Ça n'empêche pas la rage, qui parfois me traverse. Ça n'empêche pas la tristesse qui parfois me submerge. Des hauts et des bas, voilà ce que l’on vit, tous.
Au final, il n’y aura que des gagnants ou que des perdants. Quitte ou double.
Raphaëlle et moi, nous surmonterons ça, le gentil, car au-delà des escapades, nous sommes une famille, avec ses joies et ses difficultés, et qu'en se resserrant, nous trouverons la force de résister au vent.
Raphaëlle m'aide à croire au hasard, à faire confiance aux signes, qui ne sont finalement que des petites lucidités, qu'il faut apprécier et savoir accueillir. Les paroles et les actes, qui sont parfois des claques, ne font que rappeler que rien n'est jamais acquis. Mais que ce qu'on a construit, ce n'est pas là pour rien.
Elle est ma femme, mon épouse, tous ces mots qu'elle rejette.
Elle est aussi la mère de mes enfants, dont je mesure chaque instant la chance qu'ils ont.
Elle est surtout mon guide, mon génie à mille vœux, avec qui je grandis.
J'ai beaucoup apprécié cette lettre. Très réussie, en effet. Est-ce qu'elle est réellement parvenue ai Gentil ? Mais bref. Le jeu des mots est bien choisi. Je vais peut-être être assez crue, mais... j'ai l'impression que «je» est encore trop accroché à Raphaëlle. C'est vraiment compliqué de tourner la page, j'en ai malheureusement conscience, mais peut-être... Je vois quelqu'un qui s'accroche à un espoir inexistant. Mais après, je n'ai pas toutes les données de l'histoire, tout le passé, et je ne peux être juge de cela. J'espère que la page sera bientôt tournée.
Et la page n'est pas tournée ! Je l'aime.
Nous avons besoin de nous retrouver chacun de notre côté un peu. C'est dur mais ça fait du bien. Il faut penser à soi, devenir un homme meilleur, pour moi, pour elle... si elle le souhaite.
Je le souhaite.