Le grand chat bleu avait un maître
Qui fumait du matin au soir
Lui-même était si vaporeux
Qu’il semblait né d’une cigarette
Parmi les êtres en volutes
Qui peuplaient le grand salon
On hésitait parfois :
Etait-ce le chat ou la brume
Qui se déroulait ?
Le maître du grand chat bleu
Comme la chenille d’Alice
Dessinait avec la fumée
Et faisait sortir de sa bouche
Tantôt de terrifiants crocodiles
Tantôt des visages plus beaux
Que ceux des statues d’Italie
Sous les yeux du grand chat bleu
De folles histoires apparaissaient
Des combats ou bien des amours
Et des crimes pleins de silence
Son maître pour ne pas les perdre
Ne cessait de peindre et de peindre
Et tout en peignant il fumait
Des monstres qui s’envolaient
Des tonnes et des tonnes de nuages
Couvraient les papiers de sa table
Jamais il ne s’arrêtait
Sauf quand il buvait du café
Il archivait dans un classeur
Tous les états de son salon
Où le monde entier circulait
Et tous les autres mondes aussi
Jamais chat comme le grand chat bleu
N’avait autant voyagé
Tout en restant les yeux ouverts
Allongé sur un canapé
Mais cependant il lui manquait
Une chose qu’il n’aurait su nommer
Jusqu’au jour où il aperçut
Posée sur le cendrier
La cigarette de son maître
En train de se consumer
Comme le maître du grand chat bleu
Buvait un café délicieux
La bête eut l’idée saugrenue
De fumer un peu elle aussi
Et l’on aurait pu voir alors
Cette étrange scène d’un soir
Par la fenêtre un chat tétant
La fumée laiteuse d’un mégot
Bien sûr cela le fit tousser
Mais il finit par s’habituer
Et essaya sous son palais
De façonner des fééries
Ce qui sortit de sa gueule bleue
Mieux vaut n’en parler que très peu
Car son maître eut soudain un cri
Quand il vit les dégâts commis
C’était comme une tache hideuse
Dilatée dans un coin d’espace
Elle grandissait tout doucement
Avalant les autres brouillards
Qui, dentelles délicates, écharpes ouvragées
Perdaient leurs formes et leurs nuances
Il fallut au maître du chat
Jeter des ébauches et fumer
Longuement pour recomposer
Ses fresques en volumes nébuleux
Le grand chat bleu était déçu
Mais reprit sa place et songea
Que s’il ne savait pas fumer
Il était lui-même assez beau
Pour participer aux tableaux
Des années passèrent encore
Dans des circonstances similaires
Mais le vieux maître fatigué
Finit par mourir d’une vie
Qu’il avait tordue comme un drap
Qu’on veut égoutter puis étendre
Le grand chat bleu quitta les lieux
Et fut emmené par un fils
C’est alors qu’il devint si laid
Blanc, sale et gras, si ridicule
Le grand chat bleu n’était pas bleu
C’était son maître qui l’était
Et qui dispersait au-dehors
L’azur qui le brûlait dedans