Le 18 septembre 20XX.
Cher... compagnon de route ?
Hm. Il y a de l'idée, mais ce n'est pas encore ça.
Cher Journal,
Ce week-end fut rempli d'expérimentations ! Etant désireuse d'oublier le fait que j'allais bientôt me prendre un aiguille dans le bras (ou peut-être même plusieurs, vu le nombre de vaccins que l'administration de Mara n'a pas mis à jour...), j'ai décidé d'occuper mon esprit. Pour commencer, j'ai fait mes exercices de chinois mandarin : je devais recopier plusieurs fois les caractères appris lundi dernier, comme 王 (wáng, Nom de famille ou Roi), 小 (xiăo, Petit) ou encore 龙 (lóng, dragon). C'était vraiment, vraiment apaisant. J'écrivais soigneusement mes caractères avec l'impression de dessiner une œuvre d'art, et c'était beau à voir.
J'ai à nouveau jeté un œil à la dissertation imposée par Dickens, en ayant en tête les informations données par Mme Thomas. J'en ai fait une fiche que je laisserai à la fin de mon journal d'ailleurs. Malheureusement, ça n'a pas changé grand-chose, alors j'ai lâché l'affaire. A la place, j'ai fait des recherches sur la langue des signes et j'ai lu un peu.
Mon dimanche a cependant été plus amusant. Lasse d'écrire à la main sur mon journal, j'ai décidé il y'a quelques temps de mettre en place un sortilège de retranscription : je parle, ça écrit. Comme là par exemple. Tralala je parle héhé. Bref. Il semblerait que mon sortilège fonctionne à merveille, j'en suis ravie, car il m'a fallu un peu de patience pour gérer convenablement tous les réglages : j'ai dû repasser sur mes rapports plusieurs fois pour chasser les coquilles... Je vais économiser un sacré paquet de temps, et je vais être moins fatiguée, puisque je retiens par cœur les conversations que j'ai avec les autres. Là, tout va s'écrire tout seul ! J'adore. Je peux en plus faire la cuisine en même temps, c'est incroyable. Trop facile la vie.
Mais ce n'est pas cette nouvelle option qui a rendu mon dimanche plus amusant. Souvenez-vous il y a quelques jours, j'ai expliqué avoir été intégrée dans le groupe de discussion de l'association. Ceci n'était clairement pas une nouveauté pour moi, puisque nous avons la même chose à Moonstone, pour faire des travaux de groupe ou organiser en bonne et due forme des anniversaires. Ici, le groupe chat sert à communiquer des informations importantes et organiser les évènements de l'association, comme la soirée d'intégration qui aura lieu dans deux semaines. Jenny exhibait fièrement les affiches de prévention pour le respect du consentement qu'elle avait réalisées avec Samira :
Feministas !
Jenny : regardez-moi un peu ça, ces affiches sont des chef-d'oeuvre ! Il faut remercier Samira, c'est elle qui a fait les illustrations. (pièce jointe)
Agatha : ouaaaah ça claque !
Kate : elles sont super !
Moi : génial !
Ntina : (image animée d'un garçon assez jeune, blond, qui acquiesce légèrement de la tête et lève un pouce en l'air face à son ordinateur)
Oui, désolée, je ne sais pas encore comment intégrer les images en mouvement que je vois sur mon journal, je suis obligée de décrire. Toujours est-il qu'au départ, je ne comprenais pas ce que Ntina avait envoyé. Vous vous doutez bien que je n'allais pas poser la question, car sinon ma couverture d'humaine allait être grillée. J'en ai d'ailleurs eu l'assurance quand j'ai appris ce que c'était.
J'ai donc tapé dans la barre de recherches : "image animée", et j'ai ainsi découvert quelque chose de vraiment drôle, le "gif". C'est en fait une sorte de petite vidéo, mais qui se répète en boucle sur un court laps de temps. Et de ces trucs, il y en a PLEINS ! J'ai discrètement demandé à Ntina comment faire pour utiliser des gifs sur le groupe. Il y a une petite touche, si je tape dessus une barre de recherche s'affiche, et je peux utiliser n'importe quel mot pour trouver un gif adapté. C'est absolument génial. Une révolution de la communication. Je meurs d'envie d'envoyer des gifs à Amanita. Le premier truc que je fais en rentrant à Moonstone, c'est démocratiser le gif. Bon, les anciens vont peut-être grimacer et être très réticents face à ce moyen de communication humain, mais je trouve ça si génial que je suis obligée de tenter le coup. Je veux dire, il faut bien pouvoir avoir des conversations légères et drôles de temps en temps ! Il n'y a qu'avec Amanita que c'est comme ça, et j'aime les discussions que j'ai avec les filles de l'association. Les conversations trop formelles, trop polies, trop courtoises, j'en ai assez vite eu marre quand je suis devenue amie avec Amanita. Autant dire que ça fait un long moment que ça me casse les pieds.
Mais le plus drôle dans le groupe chat, ce fut la suite.
Ntina : ce serait pas mal qu'on organise un petit truc en plus pour la soirée d'intégration, genre un concours qui se déroulerait dans la soirée !
Jenny : quel genre de concours ?
Ntina : j'sais pas, un jeu sympa, avec des lots du style des paquets de bonbons, ou pour rire des paquets de nouilles instantanées...
Samira : ça pourrait être une bonne idée oui, pour aider les nouveaux à s'intégrer dans la bonne humeur !
Jenny : j'aime l'idée, et on a du temps pour s'organiser. Qui propose quelque chose ?
Agatha : les meufs, j'ai une idée de génie.
Jenny : je t'écoute.
Agatha : un concours de blagues. Mais pas n'importe quelles blagues ! Des blagues féministes.
Moi : pourquoi des blagues féministes ?
Agatha : parce que nous sommes une association féministe pardi ! On veut rire sans oppresser personne. Et puis parce que les blagues sur les hommes cis c'est super drôle.
J'avoue qu'à ce moment-là, j'étais un peu perdue. Je ne connaissais pas beaucoup de blagues humaines, parce qu'elles sont parfois difficiles à comprendre car liées à la culture et aux événements humains, et aussi souvent un peu débiles, on ne les raconte pas à Moonstone pour éviter que nous soyons aussi bêtes que les humains. Les mots de la catégorie diamant, pas les miens, même si parfois je me dis que je n'ai pas tort quand je pense que certains humains sont vraiment cons. Je pense encore à ce président Américain misogyne et raciste qui avait des cheveux très moches. A moins que c'était un perruque ? Bref. Cette fois-ci, je me suis risquée à lui demander.
Moi : je vais peut-être avoir l'air bête mais... tu as des exemples ?
Kate : laisse-moi donc t'en conter quelques unes...
Ntina : oh ma petite Opale, tu viens de libérer un monstre !
Agatha : puisque c'est comme ça, je vais m'y mettre aussi !
Kate : combien faut-il d'hommes pour changer une ampoule ? Un seul et il attend que le monde tourne autour de lui.
Agatha : à quel moment un homme peut ressentir les douleurs de l'accouchement ? Quand il se coupe avec une enveloppe !
Kate : quel est le point commun entre un homme et un trampoline ? Tu l'utilises dix minutes pour t'envoyer en l'air et ça t'encombre le reste du temps...
Agatha : ouuh pas mal celle-là, je l'ajoute à mon répertoire !
Ntina : j'en ai une bonne aussi : comment gagner à cache-cache contre un homme ? On reste où on est et on écrit clitoris sur notre front !
Agatha : j'ai une variante pour l'ampoule ! combien de personnes faut-il pour changer une ampoule ? 10, une femme et 9 hommes qui lui expliquent comment changer l'ampoule !
Moi : oh wow, vous en avez un paquet en stock !
J'étais non-ironiquement très impressionnée. Comme j'avais tout de même des bases solides sur la façon dont les hommes infantilisent et objectifient les femmes, ces blagues étaient compréhensibles et plutôt amusantes. Mais c'est Jenny qui a remporté cette manche.
Jenny : mesdames, vos blagues sont de qualité, c'est indéniable, mais vous manquez de... grandeur.
Kate : ah oui ? Dis-nous donc tout ça !
Jenny : il faut faire fort, taper dans la réalité, là où ça pique : Pourquoi les hommes ont-ils toujours la conscience tranquille ? Parce qu'ils ne s'en servent pas.
Ntina : OOOOOOOOOOOHHHHHHHH
Agatha : ALORS LÀ
Samira : j'arrive après la guerre, et ça tombe bien je n'étais pas très inspirée mais... victoire de Jenny par KO !
Kate : je m'avoue platement vaincue. Pas besoin d'organiser ce concours dans deux semaines, on sait tous et toutes que Jenny va nous massacrer...
Moi : on revient finalement au point de départ... mais tout n'est pas perdu parce que j'ai désormais tout un tas de bonnes blagues !
Samira : moi aussi. Je suis sûre que Jameela ne les connait pas toutes, elle trouvera ça amusant !
Jenny : bien que ce soit un échec pour cette idée de concours, je maintiens la mise en place d'une activité. Lorsque vous aurez quelque chose d'intéressant, faites-moi signe !
Toute cette conversation m'a poussée à m'intéresser à ce que les humains appellent "la culture internet". C'était très intéressant de voir à quel point internet a pu influencer à ce point leur vie, que ce soit l'amélioration de l'accès à la culture et aux connaissances, la modification de la communication et de l'échange, la consommation... et surtout l'humour. Oui, j'ai découvert les "memes". Un mème est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet, et ça peut être n'importe quoi. Une photo, un extrait de vidéo, une phrase... et c'est utilisé sur internet dans différents contextes. C'est tout bonnement incroyable. Et drôle. Je vais ajouter ça avec les gifs ! Les anciens vont faire une attaque s'ils m'entendent.
Vous imaginez le truc, une sorcière qui se doit d'être sérieuse et disciplinée veut instaurer et utiliser une méthode de communication aussi bordélique et "sauvage" ? Oui, pour les anciens (et pas qu'eux d'ailleurs), tout ce qui vient des humains est sauvage. Et oui, ils ont salement râlé quand le ministère spécialisé dans la recherche et l'étude des humains a été créée il y a une dizaine d'années. C'est d'ailleurs grâce à ce ministère que les années d'immersion sur Terre sont devenues légales et ont été encadrées. Je suis bien contente que ça ait été réglementé, car le faire illégalement était une catastrophe il y a une centaine d'années. A l'époque, les humains étaient encore moins civilisés et réagissaient très mal face à ce qui était inconnu. Je vous laisse imaginer ce que ça donnait quand ils voyaient la magie... j'ai entendu un bon paquet d'histoires sur des sorciers et des sorcières partis en exploration et qui ont été réduits en esclavage, torturés ou assassinés. Le nouveau ministère voulait vérifier l'évolution en profondeur des humains afin d'éviter que ce genre de drame se reproduise, dans l'optique de légaliser les expériences comme la mienne et les développer. Ils sont peu nombreux dans ce ministère, mais le gouvernement a soudainement accepté de leur venir en aide, ce qui explique la vitesse à laquelle tout s'est mis en place. Tiens, ça me fait penser que je voulais chercher les rapports de mes prédécesseurs. Je ne me souviens pas du nom des trois personnes qui étaient parties il y a deux ans... je devrais pouvoir les trouver sur le site de la bibliothèque nationale, je ferai ça soit cette semaine, soit le week-end prochain.
Mais l'internet humain, ça m'a l'air magique. On peut tout y trouver, tout y créer, tout partager. Je trouve cet outil absolument fascinant, car les humains ne s'en servent pas uniquement pour accroître leurs connaissances ou faire fonctionner l'économie de façon plus simple. Ils peuvent se divertir avec, faire connaître leurs passions, communiquer avec des gens totalement inconnus vivant à l'autre bout de la planète à propos d'un dessin animé... Je sais que les filles de l'association se servent d'internet pour leurs actions féministes, notamment des réseaux sociaux. Je ne possède pas encore le moindre réseau social, mais je songe à m'y mettre. En effet, en surface ça a l'air super, mais nous savons tous que si les humains créent quelque chose de bien, il y aura toujours une partie d'entre eux qui vont détourner ces progrès technologiques et scientifiques et les user à (très) mauvais escient. J'ai entendu des rumeurs super glauques sur internet, notamment sur un truc qui s'appelle "le deep web". Des choses très sombres se passeraient là-bas, du petit délit un peu nul aux crimes les plus odieux. J'aimerais connaître l'étendue de ce phénomène, mais j'ai un peu peur de ce que je pourrais y trouver. Je vais mettre une petite note, pour prévoir une journée uniquement basée sur la découverte d'internet. Ses bons et ses mauvais côtés.
Aaaaah, ouuuuf. Parler autant m'essouffle. Mince, ma respiration s'est inscrite sur mon journal. Je dois retravailler mon sort de retranscription pour éviter d'avoir des passages marqués par une respiration plus forte, ou des éternuements. J'ai eu mes deux heures hebdomadaires au téléphone avec Amanita, et ça m'a fait du bien. Quand je lui ai raconté le coup des vaccins, elle a crié.
— Mais NON ? TOI AUSSI ?
— TOI AUSSI ? COMBIEN ?
— TROIS A REFAIRE, TROIS ! T R O I S ! Je te jure que si j'avais eu tes yeux d'argent, je serais rentrée illico à Moonstone, j'aurais chopé la secrétaire, et je lui aurais infligé la pire migraine de sa vie ! Y'a pas moyen qu'on me plante le bras, je vais tenter de falsifier des papiers... je t'en ferai à toi aussi !
Sa remarque m'a fait rire, car je vois à quel point on s'influence l'une et l'autre.
— Franchement ? J'y ai grave pensé, au départ je voulais être polie et courtoise comme on le fait chez nous, puis j'ai décrété que ça suffit, je vis chez les humains, je vais agir comme une humaine. Et en plus, pour une fois, c'était vraiment de la faute de la secrétaire, donc je pouvais lui hurler dessus ! Et oui, si tu peux me faire de faux papiers, fais-moi ça le plus vite possible, je refuse d'avoir une aiguille dans le bras !!
— Eh, moi j'ai fait mieux : je l'ai insultée en français ! c'est fou à quel point les français sont inventifs dans leurs insultes. Je pense que j'en garderai quelques unes dans mon vocabulaire. T'inquiète pas Hope, je vais te faire des faux papiers d'une telle qualité, que t'auras même le souvenir du faux vaccin qui ira avec !
C'est vrai qu'en y repensant, nous n'avons pas beaucoup d'insultes. Très probablement parce que le gouvernement les a supprimées du dictionnaire pour éviter que nous nous en servions, et ainsi réduire les conflits qui s'enveniment. Disons-le franchement, ils n'ont pas tort de dire qu'un insulte peut tout faire partir en vrille, mais ça n'a pas été efficace à 100%. Il nous reste encore les gros mots et les insultes transmises par nos ancêtres. Oui, les humains ont des recettes transmises par leurs ancêtres, eh bien nous on a les insultes, discrètement, dans le dos du gouvernement. Je n'ai encore insulté personne en Moonstonien, mais ça ne saurait tarder. Et promis, si un jour un humain lit ça : on se transmet aussi des recettes. Et des sortilèges de famille.
Nos deux heures habituelles sont passées si vite... bien que je sois ravie d'avoir une porte de sortie pour mon problème de carnet de santé, mon moral n'est pas très haut. Amanita me manque vraiment beaucoup. Mes parents aussi. Quand je pense que je ne pourrai leur parler qu'à la fin du mois... je me demande comment va maman. Elle doit être occupée avec ses patients. Elle m'avait dit qu'elle allait reprendre le yoga quand je partirai, pour qu'elle puisse rester calme. Elle était tombée amoureuse de cette pratique humaine quand l'une des mères d'Amanita lui en a parlé. Je me demande aussi comment va papa, qui gère seul notre boulangerie. Je suis sûre qu'il sera content lorsque je lui dirai que j'ai cuisiné comme une humaine, et qu'en plus je n'ai empoisonné personne avec ma cuisine. Il est de ces sorciers qui aiment parfois cuisiner comme les humains, juste parce qu'il aime réaliser de ses mains chaque étape de son plat. Je me demande aussi comment vont les jumeaux Sun et Wolfgang, les adelphes d'Amanita. Je lui en parlerai à l'occasion. Ne pas avoir de nouvelles c'est... dur. C'est probablement l'une des choses que j'appréhendais le plus concernant mon expérience. Ça fait du bien d'en parler.
Que dire de plus sur aujourd'hui ? Pas grand-chose, c'était assez calme. J'ai déjeuné avec Samira, et pour une fois, elle a réussi à tenir une véritable conversation avec moi et en étant pas trop rouge. Elle est très intéressante une fois qu'elle se sent à l'aise. Je vais la réinviter à manger pour l'écouter parler. Elle a une voix très douce en plus...
Je pense que c'est tout. Je vais me préparer une petite salade pour ce soir, et lire un peu. J'ai acheté des livres de fantasy, et il n'y a pas à dire : les humains ont une imagination débordante et divertissante. Je vais essayer de ne pas trop penser à ce qui me manque, en me réjouissant avec ce que j'ai actuellement. Me changer les idées va me faire du bien !
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Je viens de m'allonger dans mon lit, et un détail m'est revenu en mémoire. Vous vous souvenez du fameux Tom, membre de l'association ? Je viens de me souvenir qu'il avait lu toute la conversation sur les blagues féministes, mais il n'a pas décroché un mot. Il n'y a même pas de photo de lui en avatar de la conversation. Je n'ai rien vu sur lui dans les locaux de l'association, et visiblement il ne s'y est pas présenté une seule fois depuis la rentrée. Mais alors, qui est Tom ?