Le 22 septembre 20XX
Cher journal,
Je t'avais dit lundi dernier que je ne savais toujours pas qui était Tom. Bon ben maintenant, je le sais.
La semaine s'est plutôt bien passée, même si on a désormais, chaque semaine, une dissertation à faire pour le tutorial de littérature coloniale et post-coloniale en anglais, et que Jenny a mis tout le monde à l'entraînement pour la soirée d'intégration : on allait faire un concours sur un jeu de danse, et elle comptait bien nous faire briller en nous faisant apprendre toutes les chorégraphies du jeu. Je l'avoue, je trouve ça marrant. Concernant l'affaire Dickens, elle et Lisa sont toujours dessus, et ont d'abord opté pour une vague d'innombrables mails pour se plaindre auprès de l'administration. Mais comme Agatha a raconté ce qu'il lui était arrivé avec le médecin remplaçant, Lisa a été du même avis que Jenny : Dickens passe au second rang, on dégage d'abord le remplaçant. Pour ça, elles attendent que la fameuse Jameela retourne à la fac entre deux dossiers à traiter. J'ai d'ailleurs vu le remplaçant au loin, mais tout de même suffisamment de près pour lui infliger une punition : j'ai utilisé mes yeux d'argent pour lui coincer le nerf sciatique. Oui, c'est fourbe, mais c'est tout ce qu'il mérite, et j'étais bien contente de le voir marcher comme un petit vieux le lendemain. Ça ne va durer que quelques jours car je ne compte pas le blesser gravement non plus, mais juste... lui donner le retour de bâton.
La vengeance est prohibée à Moonstone. Pour nous sorciers, la vengeance est juste une expression de notre colère qui peut provoquer des catastrophes, et comme le maître mot est le contrôle... jamais on ne m'aurait vue faire un coup pareil à un sorcier. Mais... personne à Moonstone ne va adopter un comportement aussi néfaste que celui du médecin remplaçant envers Agatha. Nous prônons la paix et le contrôle, mais il est vrai que j'ai toujours entendu que les humains ne comprenaient que la violence. Est-ce pour ça que je n'ai aucun mal à libérer mes émotions et utiliser mes pouvoirs contre ceux qui blessent mes camarades ? Parce qu'inconsciemment, je pense aussi qu'ils ne comprennent que la violence ? J'espère juste que ce n'est pas réellement le cas. Je ne suis pas satisfaite de faire du mal, mais je suis contente de voir que grâce à moi, ces individus se prennent dans la face la souffrance qu'ils ont répandu.
Est-ce moral ?
Je n'en sais rien. Je vais y réfléchir. Peut-être lire de la philosophie humaine ?
Bref. Je parlais de Tom. Enfin, son nom complet, c'est Tom Drane. Ma rencontre avec lui fut un hasard total. Hier (donc vendredi, car nous sommes samedi.), après avoir mangé à l'association avec Kate et Lisa, qui s'était joyeusement invitée, je suis partie, prête à rentrer chez moi. Jenny avait fermé la porte de l'association à clé, et elle me raccompagnait à la sortie de la fac quand je me suis aperçue que j'avais oublié ma carte de métro sur la table à manger. Je l'avais sortie pour montrer ma photo dessus, également moche. "C'est la malédiction..." avait murmuré Lisa. J'ai déjà entendu ça quelque part. Jenny m'a alors prêté la clé pour que je la récupère rapidement. Sauf qu'en arrivant devant la porte, je me suis rendue compte qu'elle était entrouverte, et qu'il y avait quelqu'un à l'intérieur. J'ai donc tenté une entrée discrète, entrée ratée puisque la porte a grincé à un volume sonore clairement inhabituel, comme si elle désirait indiquer ma présence.
J'y ai alors vu une personne avec les cheveux courts et gris venant d'une coloration, avec un tee-shirt ample et un jean. L'inconnu.e et moi, nous nous sommes respectivement fixé.e.s du regard pendant au moins une bonne minute, jusqu'à ce que je brise la glace.
— Je... euh... je peux faire quelque chose pour toi ?
— Euh... je cherche... des serviettes hygiéniques...
— Oh, d'accord...
— D'habitude je vais au pôle santé quand j'en ai besoin, mais euh... Jenny m'a dit qu'il ne fallait pas que j'y aille, à cause du remplaçant et de ce qu'il s'est passé avec Agatha.
Je l'avoue, je ne savais pas trop quoi dire. En plus, je ne savais pas du tout à quoi ressemblait une serviette hygiénique, puisque les sorciers n'ont pas leurs règles contrairement aux humains. Nous, si on veut un enfant, on demande à un médecin d'enclencher une période de fertilité, et paf ! On fait tout pour avoir une super grossesse. Ma mère m'a raconté qu'il y a quelques siècles, les sorciers et sorcières avaient leurs règles comme les humains, mais que c'était tellement chiant qu'ils ont fait en sorte de s'en débarrasser. Une décision de génie, si vous voulez mon avis. Mais ça rendait ma situation actuelle très gênante, puisque j'étais incapable d'aider cette personne.
— Oh, okay... je n'en ai pas sur moi, et je ne connais pas encore assez bien les locaux pour te dire où ça se trouve, désolée...
— Ce n'est pas grave, merci quand même...
Était-ce pour moi le moment de partir ? Je voyais bien qu'on n'avait aucune idée l'un.e et l'autre de ce qu'on devait faire après. Enfin si, je devais récupérer ma carte de métro.
— Je... j'avais oublié ma carte de métro.
— Oh... d'accord.
J'ai donc attrapé ma carte de métro qui était sur la table. La conversation était très gênante. Enfin, pouvait-on réellement parler de conversation ? Heureusement pour nous deux, Jenny a débarqué.
— Tout va bien Opale ? Tu en mets du te- oh, Tom.
Cette fois-ci, nous étions trois idiots qui se fixaient les uns les autres sans savoir quoi dire. C'était donc lui, le fameux Tom. Son tee-shirt était vraiment joli.
— Jenny ! Je suis désolé, j'aurais dû t'envoyer un message pour te dire que je passais, mais là c'est urgent... et je suis tombé sur elle et comme tu n'as encore rien dit...
Tom m'a désignée du regard.
— Armoire blanche, troisième tiroir en partant du haut. Ne t'en fais pas, c'est de ma faute, je ne t'ai pas dit que c'était bon.
Jenny s'est ensuite tournée vers moi.
— Opale, voici Tom. J'aurais préféré vous faire rencontrer en bonne et due forme, mais il y a eu un manque d'organisation. Pour le contexte, nous avons décidé d'attendre et de t'évaluer avant que Tom ne revienne à l'association, pour s'assurer que tout se passera bien pour lui, m'expliqua Jenny. Rien de personnel, je le fais pour chaque nouveau membre, et sur de nombreux domaines...
Ça expliquait donc les questions étranges que me posaient les filles ces derniers temps, pendant qu'on mangeait. Elles parlaient de nombreux thèmes pendant le repas, par exemple, la condition des femmes, la protection des travailleuses du sexe, la transidentité, les orientations sexuelles... et je crois qu'il y a eu un débat sur ce qu'il y avait de meilleur entre les spaghettis bolognaises et les pâtes carbonara ? Nos préférences culinaires sont-elles si importantes que ça pour forger des relations sociales saines ? Dans tous les cas, cette histoire d'évaluation me semblait normale. Je considère même que c'est une excellente idée : ça permet à Jenny d'éviter que de mauvaises personnes restent dans l'association.
— ...mais dans tous les cas, si tu avais eu des propos ou comportements problématiques, je te l'aurais fait comprendre sans problème ! Encore pardon Tom, j'aurais dû te rassurer. Enfin bref. Opale, Tom, Tom, Opale.
Il m'a fallu quelques secondes pour que ça monte au cerveau, mais je me suis souvenue de ce que m'avait dit Agatha durant mon premier jour à l'association : les feministas n'acceptent pas les hommes cisgenres au sein de l'association. Donc Tom n'est pas cisgenre ! Ça a du sens, et j'ai même été bête de ne pas y avoir réfléchi plus tôt. Ça expliquait aussi "l'évaluation" de Jenny : elle voulait s'assurer que je n'allais pas faire de mal à Tom en le voyant. Chez nous, le genre n'a pas d'importance, et si une personne demande une transition, alors un protocole se met en place pour que tout se réalise sans problème et assez rapidement. Nous avons des médecins spécialisés dans ce domaine. Mais je sais que chez les humains, la question des personnes transgenres, et du genre en général, est pour le moins compliquée. Je sais qu'une de mes camarades de classe avait entamée sa transition et voulait partir, mais il s'est avéré que ça ne se serait pas terminé avant son départ, et par peur des violences, elle a préféré annuler son année d'expérimentation. Quand je revois le regard paniqué de Tom, je me dis qu'elle a eu raison. Je n'ai pas beaucoup de connaissances sur la question du genre côté humains, alors je dois faire des recherches, mais j'ai au moins les bases, et je sais que ça craint niveau ouverture d'esprit. Alors, j'ai voulu mettre Tom à l'aise.
— Okay ! Moi c'est Opale Starlight, je suis en échange universitaire et j'étudie la littérature. Et toi, tu étudies quoi ? ai-je dit en souriant et en lui tendant la main.
Il a timidement secoué ma main et arborait un air confus. Il devait être étonné que je ne sois pas étonnée. Même Jenny semblait un peu perturbée par ma réaction, quand bien même elle m'avait évaluée. C'est d'ailleurs bien la première fois que je la vois clairement exprimer une forme de confusion, comme si elle avait appréhendé quelque chose et qu'elle s'attendait à tout sauf à ça. Peut-être avait-elle peur de s'être trompée dans son jugement, et que par sécurité, elle doutait encore un peu ? Honnêtement, je ne la blâme pas. Je fais la même chose avec les humains en général, après tout...
Jenny a vite repris son expression neutre, mais pas avant d'avoir lâché un petit sourire de satisfaction.
— Je m'appelle Tom, Tom Drane. J'étudie la musique. Je... j'aime bien ta chemise. J'avais envie de te le dire dès que je t'ai vue.
Je portais une chemise en satin violette, couleur lilas pour être plus précise. Ntina avait ri ce matin-là, car elle avait aperçu au loin Samira qui portait un foulard en satin de la même couleur. "Vous vous êtes concertées ? Parce qu'on dirait que vous avez fait exprès de vous accorder !" avait-elle dit. Je n'avais pas pu parler à Samira, mais je l'ai moi aussi aperçue alors qu'elle allait en cours. Elle était très jolie avec son foulard, ça lui donnait bonne mine...
Je m'égare, revenons sur Tom. Je n'ai pas pu m'empêcher de rire face à sa remarque.
— Moi aussi j'aime beaucoup ton tee-shirt, j'avais envie de te le dire !
Il a fini par rire à son tour. J'avais donc réussi à briser la glace.
— Je suis soulagé, je vais pouvoir revenir avec les autres dans l'association. Ça me manquait de manger avec vous.
— À nous aussi tu nous a manqués. Je suis désolée que tu te sentes obligé de t'éloigner pour ta sécurité.
Jenny et Tom ont fini par se faire un câlin. Quand ils se sont lâchés, Tom semblait beaucoup plus détendu.
— Agatha m'a dit que vous organisiez un concours de danse pour la soirée d'intégration. Tu crois que je peux participer ?
— C'est comme tu le sens. Mais je serais ravie de te voir à la soirée ! Et sinon, dans le pire des cas, on refera une soirée avec l'association en petit comité le samedi d'après. Nous n'avons pas encore commencé à organiser ça, c'est pour ça que nous n'en avons pas encore parlé, a dit Jenny en se tournant vers moi.
— Je serai pour sûr à la soirée de l'association, comme tous les ans. J'achèterai les boissons sans alcool pour moi et Samira. Euh, est-ce que tu bois de l'alcool ? me demanda Tom.
Sur le coup, j'ai dit oui, mais j'ai précisé que je buvais peu. En réalité, je n'ai pas touché à une seule goutte d'alcool de ma vie. Nous buvons très rarement, il n'existe que trois petits producteurs d'alcool à Moonstone. On y retrouve du vin, ce que les humains appellent du whisky, et le dernier producteur s'est spécialisé dans l'alcool ménager et celui utilisé dans certains désinfectants. Chez les humains, il y a de l'alcool partout, et de pleins de sortes différentes. Samira m'avait dit qu'il y en aurait à la soirée d'intégration, mais qu'on pouvait choisir de boire ou non. Je sais qu'elle ne va pas y participer car elle n'aime pas les soirées où tout le monde fini bourré. Pour elle, ce n'est pas de cette façon qu'on apprécie une fête, alors elle va rester tranquillement dans son appartement à lire un bon livre. Je n'ai jamais vu ce que ça donnait des gens bourrés, alors je ne peux pas trop me faire ma propre idée pour l'instant. Vais-je boire un peu durant cette soirée ? J'y réfléchis encore. Mon but étant de tout tester... je verrai à la soirée d'intégration, si je me sens en sécurité ou non. Je sais que l'alcool fait perdre le contrôle de son corps et son esprit, alors je me méfie.
Finalement, j'ai pris le métro avec Tom pour rentrer. J'ai découvert qu'il ne vivait pas très loin de chez moi, à une station de métro seulement. On a discuté un peu, et j'ai découvert qu'il rêvait d'être musicien professionnel. Il sait jouer du piano et de la guitare, et il compose un peu. Il s'entend très bien avec Ntina, qui évalue à chaque fois ses nouvelles créations. C'est quelqu'un d'assez posé, et il est aussi très ami avec Samira puisqu'il est, comme elle, membre de l'association lgbti de la faculté, mais est beaucoup moins timide qu'elle. Tom m'a aussi glissé qu'il avait acheté son tee-shirt dans une boutique de son quartier, parce que je cite, "je suis sûr que mon tee-shirt t'irait vachement bien !". Je lui ai répondu que ma chemise aussi lui irait bien, et que j'irai lui dégoter la même que la mienne. Quand j'en aurai l'occasion, je demanderai à ma mère de m'envoyer un exemplaire de ma chemise par colis. Je l'offrirai à Tom.
Je pense que c'est tout pour aujourd'hui. Je vais reprendre l'entraînement pour le concours de danse, car Jenny compte bien nous mettre le niveau "extrême" du jeu. Il y a des pas de danse et des enchaînements que je n'aurais jamais pu imaginer en vingt ans d'existence. Je dois persévérer.
PS : de manière personnelle, je crois que je préfère les pâtes carbonara. J'en ai cuisiné, et j'ai comparé avec des spaghetti bolognaises... mais peut-être qu'un jour, une méthode de préparation différente me fera changer d'avis...