— Tu n’es pas toute jeune, mais tu as de bons restes. Il faut cueillir le fruit quand il est mûr, dit-on !
Iseut observa la bande de maroufles d’un œil mauvais. Les manches retroussées, elle retint de peu une baffe dont ses clients ne déméritaient pourtant pas. Ils riaient bien, ces Escarais, ils riaient même trop pour l’air brumeux de la morne cité d’Eve, l’on entendait qu’eux dans le quartier. La belle Isidore s’interposa de façon providentielle entre ces énergumènes et sa patronne, ramenant le calme avec la diplomatie d’un chevalier de l’Ordre de la Citadelle.
— Messieurs les explorateurs, fit la plus jeune des tenancières. Un couvert chacun et le gîte pour la nuit ?
— Seulement le couvert, douce dame, ricana l’un d’eux. Nous partons avant le zénith, si la chance est avec nous.
Au fond de la bruyante auberge, devenue pour l’occasion un bouge à la clientèle peu scrupuleuse, deux silhouettes, familières de l’établissement, cassaient la croûte entre deux mots. En toute discrétion, ces ombres du passé commentèrent la scène d’un air réprobateur, les sourcils froncés et le regard perçant. Ils n’arboraient pas le faciès typique des Évéens, ni les manières, encore moins la mine sombre et abattue des gens du cru. Des rares paroles qui filtraient à travers le brouhaha, l’on ne reconnaissait que l’accent du parler Princalien, charcuté et brusque, dont les locuteurs natifs se comptaient sur les doigts d’une main. Ils ne firent d’abord rien pour intervenir entre les deux femmes et le groupe d’explorateurs fraîchement venu d’Escare, laissant ces dames de caractère régler leurs affaires suivant leur façon. Cependant, devant l’insistance grandissante de ces jeunes mal éduqués, l’une des silhouettes poussa sa chaise et se leva. Ses bottes martelèrent le plancher comme un marteau une enclume, avec force conviction et fracas.
— Messieurs, fit-il accompagné d’un geste ample de la main. Navré de vous brusquer de la sorte, hélas, il me semble que votre comportement trouble le calme de la maison. Aussi, je vous demande ce qui amène la guilde des explorateurs en un lieu qu’elle a jadis déserté au lendemain des ennuis.
Les cinq compères se turent. Ils observèrent l’homme qui se tenait devant eux dans un silence circonspect, comme s’il venait de voir un fantôme ou Sainte Lycorias en personne. De leurs yeux, ils étudièrent l’individu enroulé dans une tunique azur, le regard de la même couleur, brillant entre deux longues mèches poivrées. À son côté pendait un sabre protégé d’un modeste fourreau, sans marque et certainement de moyenne facture. À l’inverse, saillait de sa poitrine robuste l’étui usé des premiers modèles de pistolets, fabriqués par l’illustre et regretté maître Kerlad. Plus de doute, les explorateurs avaient en face d’eux le légendaire chevalier immortel, Sire Kapris. Comprenant cela, ces gamins du nouveau monde se levèrent en signe de respect, tête baissée et main sur le cœur, puis s’excusèrent platement auprès d’Iseut et d’Isidor pour leur tenue déshonorante. Ne perdant pas l’occasion de profiter de la situation, Iseut accepta les doléances en échange d’un pourcentage ajouté discrètement sur la note. L’argent avait beau peu circuler à Eve, la dame n’en appréciait pas moins la couleur. Elle s’en alla en cuisine avec son amie et ancienne complice, l’on sentait déjà l’arôme du pain au miel s’échapper de l’arrière-boutique.
Kapris s’installa à la tablée des étrangers, il attendait toujours sa réponse.
— Sire Kapris, s’exclama le plus jeune d’entre eux. Vous êtes exactement l’homme qu’il nous faut pour nous aider.
Tous acquiescèrent en allant de leur commentaire approbatif.
— Nous cherchons avec peu de succès, enchérit un second, un guide pour nous permettre de cartographier la région. Il s’agit, si vous l’ignorez, de dessiner le relief et les points d’intérêts d’une situation géographique sur du parchemin. Ce pays et la pointe Nord-Est du continent sont les derniers de notre liste.
Une secousse fit soudain trembler la table, renversant son lot de gobelets et de couverts au passage. Le poing qui venait de s’abattre était le plus fin de la bande, mais certainement le plus hardi, le plus ferme. Les regards remontèrent le bras drapé de noir, pour découvrir une face ornée d’un cache-œil et d’une tresse aussi sombre que la nuit. De son accent grinçant, peu agréable à l’écoute, Maeva éleva sa voix rude au milieu des hommes muets.
— Et Princalas, vous y êtes allés ? Que reste-t-il là-bas ?
Ses traits de marbre demeuraient figés, à la façon des sculptures antiques représentant les guerrières des civilisations précataclysmiques. Il émanait, de cette femme aux origines très communes, une aura de mépris qui, subtilement, brouillait l’air d’un désir de vengeance. Plus de douze ans après le Second Cataclysme, les cicatrices restaient encore vivaces dans les esprits de la population. L’autorité qu’inspirait la Princalienne, sans doute malgré elle, poussa ces jeunes explorateurs à livrer les secrets des expéditions passées, ceux dont ignorait le grand public, pour l’instant.
— La région de Princalas était l’objet de notre dernière exploration, confia l’un des hommes. D’après nos observations, il y fait plus froid qu’avant, le grand glacier s’est avancé jusqu’à la limite de la Couronne. Paradoxalement, c’est aussi la destination de choix des meutes de chiens errants, ils semblent y trouver un refuge et une quantité suffisante de proies. Quant à Princalas même…
Celui-ci glissa une œillade à son voisin, plus âgé, qui s’apparentait au chef du groupe, un vétéran de la guerre du Cataclysme, à en croire les balafres sur sa figure.
— Rasée, déclara-t-il en se servant un gobelet d’eau chaude au miel. S’il reste bien un pan de mur des fortifications, la cité n’existe plus. Rien qu’un amas de gravats bruni par le sang de pauvres gens. Ah, si. Nous avons découvert un monument plutôt singulier, à proximité des ruines du bastion des défenseurs. Quelqu’un est revenu planter des dizaines d’épées en cercle, tout autour du bâtiment. Ça m’a fait quelque chose quand j’ai vu ce truc, quand j’ai pensé à mes anciens camarades de Princalas, et aux autres.
— Dame Firel ? questionna Maeva.
— Qui ça ? demanda à son tour le plus jeune.
— C’était la cheffe de la guilde des défenseurs de Princalas. Dame Firel, sa cape verte et sa peau cuivrée. Qui sait, peut-être qu’elle a survécu au Cataclysme et qu’elle est revenue rendre hommage à ses compagnons ? Enfin, Sire Kapris, peut-on compter sur vous pour les environs d’Eve ?
Kapris et Maeva échangèrent un regard voilé de mystère, seuls les deux amants savaient l’interpréter, mais l’on devina une sorte de conversation silencieuse autour de la tablée désormais muette. Enfin, la femme soupira, embrassa son mari sur la joue, puis s’en alla de l’auberge, sa silhouette se perdit dehors entre les gouttes de pluie. L’immortel, lui, resta plus longtemps avec les étrangers, il préparait un itinéraire pour se mettre en branle dès le lendemain matin.