Le Jardin des Enfants : Chapitre III

Par Rânoh

Noyés sous la tempête, les vêtements gorgés d’eau, les bottes enfoncées dans la terre boueuse, les deux compagnons d’infortune perdirent la trace de leur proie. L’horizon, invisible derrière le rideau de pluie, s’assombrissait à vue d’œil à mesure que le temps passait. Cette météo ne se prêtait guère aux courses poursuites, cependant, ils gardaient à l’esprit que les conditions demeuraient les mêmes pour l’infâme prêtresse. Hélas, comment savoir où s’était dirigée la démente ? Pourtant, elle se trouvait non loin, juste là, peut-être sous leurs yeux aveugles. Même en connaissant les alentours comme sa poche, Maeva ignorait où elle s’était camouflée, heureusement, l’eau que lui envoyait sans cesse le ciel finit par refroidir ses élans de colère. Apaisée, elle se concentra, jugea approximativement sa position et exhorta le chevalier de la citadelle à la suivre. Ce dernier accepta son destin sans broncher, motivé par un idéal de justice multiséculaire, qu’il parut incarner jusqu’aux os.

À la suite d’une marche effrénée, ils débouchèrent à l’entrée d’une grotte artificielle, aux allures d’anciennes mines ou champignonnières. La borgne attrapa les plis de ses vêtements pour les tordre sous une pression de rage concentrée, un véritable fleuve jaillit des tissus ainsi essorés. L’homme en fit de même, et sentit le poids de ses atours s’alléger de façon remarquable à mesure que l’eau ruisselait de sa blanche tunique badigeonnée de boue. Une fois convenablement remis de leur douche forcée, ils entamèrent pour la première fois la conversation. Maeva indiqua que, si Sibilha conservait un minimum de bon sens, il n’y avait qu’en ce lieu qu’elle eût trouvé refuge, ses espoirs se fondaient donc sur la raison d’une démente. Ses paroles, sèches et charcutées par un accent Princalien que la précipitation exagérait, résonnèrent faiblement contre les parois de ce terrier à taille humaine. La femme précisa qu’ils ne voyaient là qu’un tunnel d’accès aux tréfonds de la mine, le réseau en souterrain s’étendait sur plusieurs kilomètres avant d’échouer sur une grande pièce taillée dans la roche. Elle dégota le briquet à silex de sa tunique et avança prudemment dans l’obscurité. À tâtons, elle chercha, contre les parois, le matériel qu’elle dissimulait non loin avec son mari du temps de leurs premières aventures. Ses lèvres laissèrent filtrer un hoquet de satisfaction, puis la lumière émergea de ténèbres comme par magie. Maeva tenait une lanterne à bout de bras, qu’elle frotta afin d’en retirer la pellicule de poussière et de terre accumulées sur le verre. Prête, elle fit signe au chevalier, qui s’avança en glissant le fusil qu’il portait de son dos à son épaule, pour en armer le marteau de percussion.

À mesure qu’ils s’engouffraient à travers les ombres des tréfonds, la terre se transformait en pierre, polie par des décennies et des siècles de précipitations, l’eau caressant langoureusement la roche pour lui donner un aspect singulier. L’un à côté de l’autre, les compagnons de fortune, jusque-là muets, firent plus ample connaissance. Ce fut le chevalier qui entama la discussion, son accent Phyléen chantait avec raffinement, en parfaite opposition à celui du Nord. L’homme se nommait Prospèr, chevalier depuis quelques années déjà, il fit remarquer à Maeva qu’ils s’étaient jadis côtoyés. Étonnée et surprise, la femme s’excusa de ne pas reconnaître un compagnon d’armes, dix ans après son départ de l’ordre. Elle passa silencieusement en revue les écuyers de la section spéciale, dont elle fit partie lors de l’ultime bataille à Phylas, puis parvint à se souvenir de la silhouette qui la suivait.

— Oh, oui ! s’exclama-t-elle à mi-voix. Prospèr l’Agile, le plus jeune de la section. J’ignorais que tu étais resté au sein de l’ordre. Alors comme ça tu es un vrai chevalier maintenant ? Félicitations.

Un sourire sincère flotta sur ce rude visage sculpté au burin. L’expression de son ancienne camarade toucha beaucoup Prospèr, il connaissait l’insensibilité légendaire des Princaliens, il en fut tout émut et ne s’en cacha pas.

— Merci, Maeva la Borgne, articula-t-il en se frottant les yeux. Venant de quelqu’un comme toi, ça me fait plaisir. Il paraît que tu as épousé Sire Kapris, notre ancien chef de section, ça alors, tu es vraiment exceptionnelle.

Elle ne répondit pas, ne trouvant rien à ajouter à la déclaration du chevalier. Un courant bienfaisant traversa ses membres noués de tensions, les souvenirs de ses premiers faits d’armes, la proximité d’un passé à la fois tragique et glorieux la rendaient heureuse. Elle trouva néanmoins dommage que ceci arrivât dans un tel contexte.

— Sire Lucas demande souvent de vos nouvelles, continua Prospèr, je serai heureux de les lui transmettre à mon retour à Escare.

— Sire Lucas est un homme bon, j’aimerais bien le revoir.

Maeva n’était pas très douée pour la discussion, elle n’essayait pas de l’être. Généralement, elle préférait laisser son mari raconter des histoires et divertir le public, ça, il savait bien le faire.

Ils arrivèrent au-devant d’un embranchement que la Princalienne ne connaissait pas. Elle resta plantée là, agacée, cherchant un moyen de déterminer quelle était cette voie nouvelle, celle, sans aucun doute, creusée au cours des dernières années par le culte de Korag. Soudain, l’ouïe de la jeune mère perçut l’écho lointain de rires d’enfants. Intriguée, elle se rapprocha de l’ouverture à sa gauche, puis tendit l’oreille. Des pas précipités, des cris et des rires s’oyaient depuis ce tunnel. Combien d’enfants Sibilha venait-elle d’enlever ? Elle redoutait de tomber face à une bande de fanatiques au grand complet, auteur d’enlèvements durant les dernières heures écoulées de la journée. Ses dents grincèrent de rage, les souvenirs glorieux volèrent en éclat tandis qu’elle s’élança dans la pénombre, pistolet à la main. L’idée d’attraper la prêtresse la motivait peut-être davantage que de retrouver son enfant sain et sauf. Maeva vouait une telle haine pour cette femme aux cheveux blonds, qu’elle en perdait tout bon sens rien qu’en pensant à cette dernière. Lanterne en avant, elle pressa le pas sur la roche glissante de ce mystérieux tunnel.

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