Le Jardin des Enfants : Chapitre IV

Par Rânoh

Illuminée par une constellation de champignons luisants, s’ouvrit une vaste pièce artificiellement sculptée à même la roche des souterrains. Elle s’étendait sur plus de cinq mètres de hauteur pour le double de largeur, ses murs tout en arrondis, donnaient l’illusion d’une œuvre naturelle aux esprits les moins avertis. Dans cet espace bleuté, l’on entendait encore et toujours ces rires et ces chants, le cri d’enfants joyeux et des rondes qu’ils formaient. En dépit de ce tumulte, cette grande salle demeurait vide, exempte de vie ou de mouvements. Les voix provenaient donc des entrailles de l’interminable réseau de tunnels. Avant de plonger les pieds sur ce sol illuminé, Prospèr et Maeva décidèrent d’éteindre la lanterne. Ils se rapprochaient inexorablement de leur objectif, la discrétion était ainsi de mise. D’ici, ils apercevaient l’unique sortie de ce grand salon troglodyte, la Princalienne avait hâte d’en finir avec cette maudite prêtresse.

Les deux compagnons d’armes s’élancèrent à la poursuite des babillements, ils prirent soin de presser le pas sans émettre le moindre bruit, un exploit dans un environnement fait de pierre. Maeva marchait résolument vers le tunnel qui lui faisait face, son œil ne voyait plus, ses oreilles n’entendaient plus, car ses esprits anticipaient déjà sa confrontation avec Sibilha. Or, après plusieurs centaines de mètres parcourus, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas bougé d’un pouce. La sortie se trouvait toujours aussi loin devant. La borgne se retourna pour s’entretenir avec le chevalier, mais ne le trouva pas. Il s’était envolé, disparu dans les ténèbres des tréfonds. L’ancienne écuyère n’appréciait guère la scène qui se jouait là. Les sourcils froncés, elle reprit prudemment sa marche, un pas après l’autre, le regard balayant l’immensité de la pièce qui s’étirait davantage, à mesure qu’elle avançait. Plus elle progressait, plus ses jambes se heurtaient à une végétation naissante, timide aux premiers instants, puis gagnant en importance à chaque enjambée. Les murs s’éloignèrent, le plafond s’envola, au bout du compte, Maeva se retrouva empêtrée dans une étendue de hautes herbes, frappée par les rayons d’un soleil auréolant un ciel de bleu immaculé.

Au bout d’un certain temps, la Princalienne s’arrêta. Elle observa les cieux, prit une profonde inspiration, et jugea qu’elle était la victime de quelque sortilège ou hallucination. Ses ennemis s’étaient préparés à son arrivée, elle venait de sauter à pieds joints dans un piège évitable. Qu’importait, la femme n’était pas du genre à se lamenter sans agir, et préféra encore explorer les recoins de cette illusion plutôt que de rester les bras croisés. Maeva se dirigea tout droit, sans jamais se retourner, cette étendue devait avoir une finalité. Son entêtement finit par payer, car elle atterrit au beau milieu d’un magnifique jardin, tout de fleurs colorées et de plantes étonnantes, aux proportions tantôt minuscules, tantôt démesurées. Une fontaine trônait au centre, une eau claire en jaillissait par petits jets, le son qu’elle produisait emplissait le paysage d’une note de poésie romantique. Maeva balaya la place d’un regard méfiant, l’endroit demeurait désert, il n’y avait qu’elle ici. La femme décida de s’approcher de la fontaine de marbre. Cette chose était monumentale, il fallut faire preuve de force et d’agilité pour grimper sur le bassin, énorme coupole s’élevant du sol tel un chêne centenaire.

Là-haut, perchée sur le rebord de la fontaine, Maeva se pencha au-dessus de l’eau troublée par les ondulations frénétiques de la surface. Une étrange vision s’offrit à son œil, à ses yeux plutôt, puisque, en dépit des vaguelettes, elle reconnut en ce reflet l’apparence de ses jeunes jours. En réalité, la fontaine n’était pas si colossale qu’à première vue, elle le comprit dès cet instant, en se voyant retournée à l’âge de ses neuf ans.

— C’est merveilleux, n’est-ce pas ?

Une ombre se forma sur son flanc gauche. Un homme, un vieil homme se tenait là, assis tranquillement sur le bord du bassin, les pieds ballants. Ses épaules se couvraient d’une sublime veste en cuir, tandis que ses cheveux grisonnants s’ornaient d’un large chapeau de forestier.

— Lo papé, reconnut la petite fille.

— Je ne pensais pas voir cette merveille fonctionner de mon vivant, tu as bien fait de ne pas partir à Escare, finalement.

Il offrit un sourire édenté, empli d’une joie profonde et sincère.

— Et moi, répondit Maeva avec une petite voix aiguë, je ne pensais pas te revoir papé, même si tu n’es pas réel… Mon projet de partir pour Escare est né le jour de mes seize ans, pas avant.

Mais le vieillard ignora ses dires. Il sortit une longue canne de sa minuscule poche, puis tapota le marbre blanc avec. La Princalienne se souvint que ce vieux monsieur faisait souvent ça, peu avant le premier repas de la journée, il lui répétait que telle était la tradition, qu’il en ignorait lui-même le sens.

— Bon, s’impatienta la fille. Je n’ai pas toute la journée, mon enfant est en danger et je dois me hâter. Comment puis-je sortir d’ici ?

— Comment ? Tu veux jouer avec les autres enfants ? Mais il est l’heure de manger. Après tout, pourquoi pas ? Ils sont tous allés voir Turpatin, il raconte de drôles d’histoires. Ah, voilà justement quelqu’un qui pourra t’y mener.

La fillette regarda dans la direction indiquée par l’ancien et tressauta de surprise. D’entre les pétales d’une rose émergea un chiot, guère plus grand qu’une poule, qui bâilla en poussant un son suraigu. Sautant sur le parterre de tulipes, la bête se mit à grandir, sans cesse, elle doubla, tripla et quadrupla de volume, rien ne sembla pouvoir arrêter cette soudaine poussée de croissance. Sa langue pendante noya les fleurs d’un marécage de salive chaude, sa queue battante faucha ce qui restait des roses derrière lui. Enfin, lorsqu’il atteignit l’apogée de son volume, il s’assit tranquillement, ses immenses yeux fixés sur l’incrédule Maeva. Rien n’allait. Voici maintenant qu’un chien colossal l’emmenait voir l’escargot Turpatin, nommé ainsi sur un coup de tête un jour d’automne, presque trente ans auparavant. La Princalienne n’avait guère le choix que de se plier aux curieuses exigences de cet univers, il y avait décidément de l’ordre à remettre dans sa tête.

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