Le Jardin des Enfants : Chapitre V

Par Rânoh

Les ravages causés par le chien étaient monstrueux. De larges cratères éventraient le sol comme la bête trottinait gaiement entre les fleurs colorées et les abeilles, qui venaient le saluer d’un signe de chapeau. De fait, il ne fut guère compliqué de suivre les traces de la créature, quoiqu’il fallût un peu d’astuce pour éviter la noyade dans les lacs de salive. Maeva ne s’amusait pas. Cette situation avait même le don de l’agacer. Tout ce qu’elle voulait, c’était récupérer son fils au plus vite, et mettre un terme à ce cauchemar délirant. Pour cela, elle devait s’adresser à Turpatin, l’escargot conteur d’histoire. Rien qu’à y songer, elle poussa un profond soupir de dépit. L’ancienne écuyère n’était pas aussi poète que son mari, elle ne rêvait pas des splendeurs du monde ni de rencontres farfelues et intrigantes. Non, Maeva venait de Princalas, une cité peuplée de gens terre-à-terre, de tanneurs bougons et de robustes guerriers. Les rêves, elle les laissait pour les Phyléens.

Au-delà des secousses provoquées par le canidé, la femme entendit des rires d’enfants, les mêmes qui s’étaient répercutés contre les parois lisses de la grotte aux champignons. Sans prévenir, le chien éclata en une pluie de pétales blancs, sans un bruit, emportés avec tendresse par une brise légère et imperceptible. Une silhouette humaine remplaça l’animal, un enfant, étouffé par un uniforme de chevalier beaucoup trop grand pour lui. Les manches pendaient de ses bras, son pantalon traînait au sol alors que son chapeau, serti d’une longue plume bleue, retombait incessamment sur ses yeux. La fillette reconnut, par déduction, le pauvre Prospèr, victime du même sort que sa personne. Elle lui fit savoir son soulagement de le trouver ici, mais garda ses remarques, ce n’était pas dans sa nature de dire ce qu’elle pensait.

— Alors c’est toi ! s’exclama le chevalier. Quel endroit étrange, Sire Lucas vient de passer un quart d’heure à me parler d’écureuils, il me soutenait que tout était de leur faute. Quelle folie furieuse.

Une voix grinçante les interpella :

— Vous, là-bas ! Je ne vous dérange pas ? Vous êtes en retard et vous vous permettez de m’ignorer.

Turpatin les regardait en clignant des yeux, visiblement contrarié par l’outrage fait à sa personne. Cet escargot géant avait la voix d’un gond rouillé. Les gamins à ses côtés tentèrent en vain de le calmer, mais il ne voulut rien entendre, il devait laver son honneur de conteur par un duel à mort. Pour cela, il fit appel à son champion, l’Adulte, celui qui, d’après les dires de Turpatin, était le seul capable d’arrêter les sortilèges maléfiques des gens du Nord. Une porte se matérialisa sur la coquille de l’escargot, celle-ci s’ouvrit lentement pour laisser apparaître un jeune blond au sourire angélique. C’était Dorian qui se présentait, un sabre en argent à la main. Le prêtre de Korag sautilla, fit la roue à plusieurs reprises, sauta encore et fit mine de se battre contre son ombre. Les enfants l’applaudirent solennellement, impressionnés par la prestation. À leur tour, ils firent appel à leur héros afin de défendre Maeva qui n’avait rien demandé dans cette histoire.

— Qui de mieux pour défier l’Adulte, fit un gamin avec une locution exagérément soutenue, que Monsieur l’Écureuil.

Tous acquiescèrent bruyamment, l’on fit donc venir l’Écureuil. Monsieur l’Écureuil était un écureuil, en cela qu’il n’avait rien de particulier, tant par sa taille que par sa façon d’agir. Il sauta de la branche d’un arbre pour se planter devant Dorian, transit de terreur face à son adversaire, puis se redressa brièvement sur ses deux pattes. La minuscule créature effraya tellement le prêtre de Korag, que ce dernier se rendit sans faire d’histoire. Tout le monde ovationna Monsieur L’Écureuil qui, à l’évidence, ne comprenait guère plus la situation que Prospèr et Maeva. Le chevalier attira l’attention de son amie sur la coquille de l’escargot, la porte d’où venait de surgir Dorian était encore en place. Ils tentèrent leur chance en espérant ne plus jamais revoir ce jardin dépourvu de logique.

Derrière le cadran de la porte, les deux compagnons découvrirent, non sans une pointe de déception, un grand jardin bâti autour d’une fontaine de marbre monumentale. Ils venaient de retourner au point de départ. Mais lorsqu’ils voulurent faire demi-tour, la porte se referma avant de prendre son envol. Quelle autre scène démentielle les attendait encore de ce côté du jardin des enfants ? Le chevalier partit devant, son fusil en bois sur l’épaule et ses vêtements traînant au sol, il marcha d’un pas résolu en direction de la fontaine. Maeva le suivit en silence, le regard cherchant quelque moyen de sortir de ce mauvais pas.

— Là-haut, s’écria Prospèr.

Au sommet de la fontaine, illuminée par les rayons blancs du soleil, Sibilha tenait en équilibre, appuyée sur un orteil seulement. Elle avait, dans ses bras, un enfant apeuré, qui n’était pas le fils de la Princalienne. Le visage de la prêtresse se crispa, elle pleura, comme souvent, arrosant le gamin d’un important flot de larmes, au point de manquer de le noyer. Ce fut alors le déluge. Les cieux s’obscurcirent, la foudre frappa de part et d’autre, faisant apparaître des myriades d’enfants en lieu et place de ses impacts. Submergée de larmes, la fontaine déborda en une vague de plus d’un mètre. Prospèr épaula rapidement son fusil en bois, il n’avait pas le même sang-froid que sa camarade, aussi mit-il Sibilha en joue avec son jouet. Les pieds dans l’eau, il actionna le mécanisme factice de son arme, mais Dorian s’interposa entre le chevalier et sa cible, recevant une blessure qui lui déchira l’épaule gauche. Sibilha lâcha l’enfant et se dispersa en une constellation de papillons blancs.

En assistant à un tel spectacle, Maeva parvint à comprendre les ficelles du jardin des enfants. Elle avait observé, d’un œil vif et calculateur, les différents personnages, les lieux et les événements qui s’étaient succédé au beau milieu de cette fausse nature. Prospèr et elle n’avaient jamais quitté la grotte aux champignons, ils y demeuraient dès à présent, Dorian s’y tordait de douleur comme il le faisait au milieu des lavandes. Ce qu’ils voyaient là n’était qu’une interprétation, une déformation de la réalité qui se jouait en souterrain. Ainsi, Sibilha venait une fois de plus de s’échapper, elle filait entre les doigts des autorités comme une anguille, à chaque fois. L’ancienne écuyère se pencha au-dessus du prêtre de Korag pour le soulever avec force. Ses mains crispées de colère secouèrent l’infirme gémissant, tandis que sa voix résonnait sous le ciel redevenu bleu. Elle demandait où était son fils, ordonnait de connaître la réponse, de savoir ce que les déments de Korag souhaitaient lui faire subir, Maeva était folle d’avoir Dorian sous le coude. Contrit de douleur, le jeune homme peinait à former une phrase sensée, il fallut l’intervention du chevalier pour éviter un drame. Prospèr invoqua l’autorité de l’Ordre de la Citadelle pour réclamer la garde du prisonnier, et s’empressa de bander la blessure comme il le put. Hélas, de l’épaule de son otage, il n’en restait que des lambeaux disparates, carbonisés.

Lentement, mais sûrement, le monde illusoire se craquela, s’évapora plutôt, comme une mince flaque reposant sur le métal chauffé à blanc. La fontaine fondit sous le soleil mourant, les fleurs et les couleurs fanèrent et se ternirent, l’atmosphère bienveillante s’alourdit et se chargea d’humidité. L’heure était au retour, le réel n’était pas aussi idyllique que le jardin des enfants, mais sous ses aspects fades et cruels, se cachait le potentiel d’un paradis perdu en attente d’être sculpté.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez