Le ciel s'était éventré, vomissant des trombes d'eau épaisses qui s'écrasaient sur la terre durcie. Le vent, furieux, arrachait tout sur son passage, giflant les arbres et secouant les branches tordues jusqu'à les briser. L'obscurité avalait l'horizon, déchirée par des éclairs brutaux qui illuminaient, l'espace d'un souffle, les silhouettes hurlantes du paysage. La pluie martelait le sol avec l'acharnement d'une armée enragée, noyant les sentiers, transformant la poussière en un bourbier traître. L’air, chargé d’électricité, vibrait d’une tension insoutenable, promesse d’un chaos encore plus grand.
Les toits de chaume n’avaient pas résisté. Arrachés d’un coup sec, ils tourbillonnaient dans l’air avant d’être projetés au sol, éventrés, mêlés aux débris d’ardoise et de bois brisé. Les portes claquaient, certaines cédant sous la pression, envoyant valser loquets et charnières. Les murs tremblaient sous l’assaut des rafales, les fondations elles-mêmes gémissaient sous le poids de la tempête.
Les clôtures s’effondraient les unes après les autres, balayées sans résistance. Les charrettes laissées dehors s’étaient renversées, les roues brisées, les chargements éparpillés, déjà engloutis par la boue. Des branches fracassées jonchaient le sol, mêlées aux éclats de verre soufflés par les fenêtres explosées. L’eau s’infiltrait partout, perçant les toitures éventrées, inondant les foyers éteints, noyant les récoltes déjà malmenées.
Les rues n’étaient plus que des torrents boueux qui charriaient paille, morceaux de bois et débris de tuiles dans un tourbillon chaotique. Les rares âmes encore dehors fuyaient, têtes baissées, courbées sous la violence du vent et luttaient contre l’averse cinglante qui leur lacérait la peau. Au loin, une charpente céda dans un craquement sinistre avant de s’effondrer dans un nuage de poussière et d’éclats. La tempête n’avait pas fini de ravager ce qui pouvait encore tenir debout.
Les bêtes des fermes, affolées, tentaient de fuir l’inévitable. Les chevaux, les yeux exorbités, ruaient contre des enclos qui n’existaient plus, s’élançaient dans la nuit aveugle, s’embourbaient, trébuchaient, s’écrasaient dans un fracas de boue et de sabots. Les poules, furies dérisoires, tourbillonnaient entre les bourrasques, projetées contre les murs ou emportées dans des trajectoires absurdes avant de disparaître dans l’obscurité.
Les cochons, dans leur intelligence bornée, s’étaient calfeutrés sous ce qu’il restait des appentis. Ils grognaient leur mécontentement en s’enfonçant dans la boue. Mais la plus infortunée restait cette vache au pelage trempé qui, dans un coup du sort grotesque, s’était retrouvée prise dans une rafale plus puissante que les autres. L’espace d’un instant, elle flotta au-dessus des toits, les pattes battant l’air dans une panique muette, avant de disparaître derrière une grange éventrée dans un mugissement à peine croyable.
Les hommes, eux, n’avaient guère meilleure fortune. Les plus téméraires, qui s’étaient aventurés dehors pour sécuriser leurs biens, étaient devenus des pantins aux prises avec une force qui ne leur accordait aucun répit. Certains se retrouvaient à plat ventre, agrippés désespérément à des barrières déjà condamnées, tandis que d’autres tentaient de protéger leur visage des projectiles emportés par le vent.
Un vieillard, cramponné à son chapeau, luttait avec autant d’énergie contre la tempête jusqu’à ce qu’une bourrasque ne tranche son dilemme en emportant son couvre-chef au loin. Il le regarda disparaître avec une résignation douloureuse. Derrière lui, une porte mal fixée claqua violemment, et un hurlement résonna : un malheureux venait de se prendre une latte en pleine figure et gisait dans la boue.
La tempête ne faisait aucune distinction : elle broyait bêtes et hommes avec le même mépris, elle ne laissait derrière elle que chaos et désolation.
Les rivières, gonflées par des torrents de pluie incessants, s’étaient muées en monstres enragés et dévoraient leurs berges avec une voracité insatiable. L’eau, jadis paisible, roulait à présent dans un tumulte brunâtre et trainait branches, débris et même des tonneaux échappés des entrepôts inondés. Des ponts de fortune, fragiles constructions de bois, s’effondraient sous la pression, leurs planches emportées dans le maelström liquide, réduites à de vulgaires allumettes brinquebalantes.
Les gués, autrefois praticables, n’étaient plus que des pièges mortels où les courants traîtres arrachaient la terre, creusaient des trous invisibles sous la surface bouillonnante. Un moulin, défiant encore la tempête, grinçait dans un cri d’agonie avant qu’une vague furieuse ne l’arrache de ses fondations, envoyant ses débris s’éparpiller sur des lieues entières.
Les chemins de halage, devenus marécages, avalaient bottes et sabots et transformaient chaque pas en une lutte exténuante. Les puits débordaient puis souillaient leur eau autrefois limpide, et les sources claires n’étaient plus que des bouillons opaques et capricieux.
Au milieu de ce déferlement, un canard luttait contre l’impitoyable courant, battait des ailes avec un acharnement héroïque, voguait malgré lui vers une destination inconnue. Non loin de là, la vache qui s'était envolée plus tôt finit par retomber avec un bruit spongieux au beau milieu d’un étang débordé, où elle resta un instant, immobile, à fixer le vide d’un air profondément vexé.
Cléandre n’était pas homme à se laisser démonter par une tempête, même si celle-ci ressemblait à la fin de toutes choses. Tandis que le vent arrachait les toits, qu’une vache expérimentait brièvement le vol plané et que les villageois s’accrochaient désespérément à tout ce qui ne s’était pas encore envolé, lui, avait trouvé refuge dans un endroit où seuls les plus rusés songeraient à s’abriter.
Au fond d’une cave à vin oubliée, sous une auberge dont le toit s’était déjà volatilisé, Cléandre et Miranda attendaient que la colère du ciel se lasse. La pièce était sombre, mais l’air y était étonnamment calme. À peine une goutte d’eau filtrait par les interstices des pierres épaisses. Les barriques alignées contre les murs sentaient le bois humide et le vin vieux, un parfum bien plus accueillant que la pluie cinglante et la boue qui engloutissait tout là-haut.
Miranda, assise sur une caisse, balançait les jambes dans le vide. Elle observait Cléandre avec une confiance absolue, comme si se réfugier dans un endroit pareil en pleine tempête relevait de l’évidence. Il avait dégotté une bouteille rescapée, l’avait débouchée avec la nonchalance d’un homme habitué aux pires situations, et se versait tranquillement une rasade dans un gobelet d’étain cabossé.
— On va rester ici combien de temps ? demanda Miranda, la voix paisible, contrastant avec le fracas assourdissant du dehors.
Cléandre haussa les épaules et avala une gorgée.
— Le temps qu’il faut. Une tempête, c’est comme une querelle d’ivrognes. Faut juste attendre que ça s’épuise.
Miranda acquiesça gravement, cette philosophie lui semblait tout à fait sensée.
Au-dessus d’eux, un craquement épouvantable résonna : sans doute une cheminée qui s’effondrait ou un arbre déraciné projeté contre un mur. Cléandre ne broncha pas. Il se cala plus confortablement contre une barrique et croisa les bras derrière la tête.
— Ça, c’est un toit qui s’envole, précisa-t-il d’un ton détendu.
Miranda hocha la tête.
— Et ça ? fit-elle en pointant un doigt vers le plafond, alors qu’un bruit étrange, entre un miaulement et un sifflement, se mêlait au chaos extérieur.
Cléandre tendit l’oreille.
— Probablement un chat… qui a mal évalué sa trajectoire.
Il leva son gobelet en un toast silencieux au félin malchanceux.
Dehors, le monde se désintégrait sous les assauts du vent et de la pluie. Ici, dans la fraîcheur du sous-sol, la tempête pouvait bien rugir tout son soûl. Cléandre avait déjà connu pire. Et surtout, il savait que, tôt ou tard, il y aurait des opportunités à saisir dans un village en ruines.
Miranda, bien qu’amusée par la tranquillité insolente de Cléandre, ne pouvait s’empêcher de se poser des questions. Elle regarda autour d’elle, les yeux grands ouverts, scrutant les barriques alignées comme des sentinelles.
— Pourquoi t’étais sûr qu’on trouverait un endroit comme ça ? demanda-t-elle.
Cléandre sourit.
— Parce que dans chaque village, il y a toujours une cave à vin, et dans chaque cave à vin, il y a un coin oublié où personne ne pense à se cacher quand tout s’effondre.
Il tapota du pied une trappe cachée sous la poussière, menant à un second renfoncement, plus discret encore.
— Et dans chaque bon repaire, il y a une sortie de secours, au cas où.
Miranda hocha la tête, impressionnée.
— Et le vin, c’était prévu aussi ?
— Évidemment. Faut bien passer le temps.
Il prit une nouvelle gorgée, savourant l’ironie de la situation. Il avait déjà vécu des tempêtes autrement plus féroces : celles déclenchées par des créanciers trop pointilleux, des maris jaloux ou des autorités bien décidées à lui mettre la main dessus. Ce genre d’ouragan-là ne se dissipait pas aussi simplement qu’un caprice du ciel.
Soudain, un bruit sourd retentit au-dessus d’eux. Un effondrement. Puis un silence pesant, aussitôt suivi d’un bruit de succion désagréable. Miranda tourna la tête vers Cléandre.
— Une charrette engloutie ? tenta-t-elle.
Cléandre pencha la tête, écoutant attentivement.
— Non… plutôt une vache qui tente de se relever.
Miranda ouvrit de grands yeux émerveillés.
— Tu crois que c’est celle qui a volé ?
— Ce serait une belle coïncidence. Mais, dans mon expérience, les vaches qui volent finissent rarement leur journée sur leurs quatre pattes.
Un long mugissement plaintif leur donna raison.
Miranda éclata de rire. La tempête pouvait bien hurler, le vent pouvait bien vouloir tout arracher, ici, dans cette cave, elle se sentait en sécurité.
— Et après ? demanda-t-elle, toujours rieuse.
Cléandre haussa les épaules.
— Après, on attend que les gens sortent de chez eux, qu’ils réalisent l’ampleur des dégâts, et…
Il laissa sa phrase en suspens, observant le plafond comme si l’avenir était déjà écrit là-haut.
— Et ? insista Miranda.
— Et on voit ce qui peut nous être utile.
Et encore une histoire de vieillard et de chapeau emporté par le vent… décidément, aucune pitié ni pour le bétail, ni pour les chapeaux.
Cela ne m’étonne pas du tout de ce fripon de Cléandre de se réfugier dans un endroit avec des grosses bariques de vinasse pendant ce qui ressemble à la fin du monde… ou à un ballet animalier volant !
L’échange léger avec Miranda fonctionne aussi très bien. Je crois que j’aurais juste aimé un petit pont de contexte entre le moment où on laisse Cléandre partir retrouver Miranda dans les bois et cette scène de ravage, mais peut-être y fais-tu référence plus tard ?
En tout cas, chapitre parfaitement maîtrisé : tes descriptions sont des vrais pépites visuelles, avec ce petit mélange de mauvais esprit et d’ubuesque qui rend totalement normal qu’une vache vole et qu’un chat rate sa trajectoire.
Merci pour cette lecture :)
Je ne m'attendais pas à ce début de chapitre placé sous le signe de la catastrophe météo, mais ça marche très bien ! Comme d'habitude, tes métaphores sont à la fois évocatrices et comiques, les situations et exemples choisis sont très drôles (le retour de la vache m'a fait beaucoup rire) mais ne minimisent pas pour autant l'ampleur bien perceptible de la tempête.
J'avoue juste que j'étais quand même contente quand tu as enfin évoqué Cléandre et Miranda : même si la description de la tempête est très sympa, je l'ai trouvée un chouïa longue (mais je suis peut-être de nature impatiente, hein), et j'avais hâte de revenir à l'intrigue.
Ceci dit, je n'ai pas été déçue parce que la scène entre Cléandre (qui se biture doucement et consciencieusement la gueule) et Miranda est charmante... Je n'arrive pas encore à savoir si Miranda trouve Cléandre merveilleux ou si elle porte sur lui un regard légèrement moqueur quand même... la suite me le dira probablement.
En tout cas, le plan de Cléandre laisse augurer de bonnes courses poursuites par des villageois armés de fourche ou équivalents, je pense XD
J'attendais presque que le chapitre se conclut sur un éternuement de Miranda XD Mais j'imagine que tu ne peux pas jouer là-dessus à toutes les chutes de chapitre, et que tu gardes ça pour plus tard ;)
Détails :
"La tempête ne faisait aucune distinction et broyait bêtes et hommes avec le même mépris et ne laissait derrière elle que chaos et désolation." : cette phrase contient 4 "et" ;)
A très vite !
Tu n'es pas la première à me dire que la tempête s'éternise, j'ai pris beaucoup de plaisir — et de temps ? — à l'écrire un soir où Twister passait dans les bandes annonces à la télé.
On suivra exclusement Cleandre et Miranda dans tous les chapitres. Cette tempête de plusieurs paragraphes sera la plus longue digression du roman ! Cléandre, Cléandre et toujours Cléandre promis ! (Une toute petite parenthèse ceci-dit dans le chapitre "Acte I" mais c'est pour que le retour de notre héros alcoolique préféré soit encore plus flamboyant !
J'espère que la suite te plaira !
Merci pour les "et", à ce rythme là, je pourrais en faire un collier à rendre jaloux Cléandre !
Quant au ressenti de Miranda, c'est vraiment de la naïveté débordant d'innocence. Elle ne — veut pas ? — voit pas le mal en Cléandre. Elle est juste heureuse que quelqu'un s'occupe d'elle, même si dans le biberon, il n'y a pas que du lait !
Avec ces images de fin du monde, tu n'as pas pensé, une seconde, à offrir du vin à ton acolyte ? Qu'il est malpoli de trinquer au chat malheureux sans partager l'ivresse apocalyptique à ta façon. Certes, tout est calme dans cette cave à vin et la petite semble vivre sa meilleure vie à philosopher sur les ivrognes et les prédictions des OVNI qui survolent des restes de village.
On dirait même que tu tentes de créer du lien avec elle et de l'initier à ta nouvelle vie d'errance. Rassure-moi, tu ne sous-entendais pas piller les offrandes laissées par la tempête avec Miranda ? Cela serait si odieux.
Cléandre, voyons, pose ce vin et raconte-lui un conte adapté à son âge.
J'adore ma.vache volante. Tu verras qu'ici aussi je réserve une part d'héroïsme à nos amis les animaux. Vaches et chèvres en auront pour leur lait.
La liaison est tout de même bien fait avec l'échange entre Cléandre et Miranda. Une jolie façon aussi de rejoindre le chapitre précédent et de montrer qu'il est acté qu'elle est désormais sous sa protection.
Une petite remarque ici :
"Miranda acquiesça gravement, cette philosophie lui semblait tout à fait sensée." -> a-t-elle beaucoup d'expérience avec les ivrognes ?
À bientôt :)
Oui c'est vrai que la scène descriptive est longue. Je voulais instaurer un chaos noir, parsemé de petites touches de comique (coucou la vache) pour constrater avec le calme et la bonne humeur dans la cave. Je pensais qu'insister sur cet aspect permettrait d'accentuer l'effet comique du duo qui apprend à se découvrir et qui est prêt à affronter les pires horreurs, avec bonne humeur (ça sera le thème des futures aventures).
Miranda est expérimentée en plein de points, peut être que sous sa forme bestiale, elle boit... et inconsciemment s'y connaît en liqueurs et spiritueux !
Au plaisir d'avoir tes avis pour la suite