Le lieu où nous étions censés retrouver le Noeud était à la limite de nos deux quartiers, dans un grand parc que nous n'avions jamais réussi à nous approprier. Dolcett nous avait aussi demandé de venir tard, ce qui était logique - un rassemblement de cette envergure attirerait moins les regards la nuit. Une heure avant de nous déplacer, on s'est préparés, récupérant nos armes dans l'espoir que l'on en aurait pas besoin. Exceptionnellement, les filles aussi ont eu droit à des armes : plus on était à pouvoir se battre, mieux on serait. Je me souviens être passée entre elles et m'être rendue compte, avec surprise, qu'elles semblaient tout à fait capable de manipuler les lames qu'on leur refilait. C'était un peu tard pour leur demander quand elles avaient eu le temps d'apprendre, alors j'ai renoncé.
Quand le soleil s'est couché, on est sortis. On était au complet, à se répartir dans les voitures disponibles, conduites par ceux qui savaient (Hakeem avait déjà tenté de m'apprendre, mais j'étais une conductrice déplorable, trop impatiente et colérique), avant de se garer à quelques pavés de maison du parc. Dans la voiture, je n'ai rien dit : je pensais à Lola, qui devait m'attendre, et à la valise planquée sous mon lit. Encore une soirée à tenir avant de m'en aller, quitter cette ville maudite. Au final, on avait pas su se choisir un endroit donc on avait juste décidé de filer à l'aéroport et prendre des billets pour le premier avion disponible. À travers les vitres teintées, j'ai tenté de voir le ciel mais ce dernier était trop sombre et des gouttes avaient commencé à tomber sur la vitre.
Quand on est sortis, la pluie a violemment redoublé d'intensité. Le ventre tordu - j'avais envie de croire que tout se passerait bien, mais c'était impossible de calmer le flot de mes pensées, ne pas imaginer le pire - je me suis jointe aux autres groupes, qui avançaient d'un même pas vers le lieu du rendez-vous. Il n'y avait personne, dans la rue - absolument pas un chat, à part nous. Même la plupart des échoppes étaient fermées, conférant à la scène un aspect sinistre de fin du monde. J'ai frissonné, me suis rapprochée de Hakeem.
Sa voix a recouvert la pluie, l'espace d'un instant.
- Ça va aller ?
J'ai hoché la tête et serré les dents.
- Pas le choix.
Loin de se calmer, mon angoisse a redoublé lorsque j’ai reconnu la silhouette de Dolcett. Il était debout, bras croisés, un sourire étrangement avenant sur le visage. Les autres se tenaient derrière lui, en position de recul, comme une armée silencieuse. Lorsque Face s'est avancé vers lui, Dolcett lui a adressé une accolade exubérante, comme s'ils avaient été de vieilles connaissances. Face le lui a rendue, froid mais accommodant. J'ai scanné la foule et estimé que nous étions peut-être un peu moins, un désavantage si les choses tournaient mal.
- Ravi de te rencontrer enfin, Face.
- De même.
Dolcett a reculé, désignant ses hommes d'un geste de bras.
- Je te présente le Noeud, entièrement présent pour assister à la naissance de notre alliance... à une condition.
Il y a eu un silence, et l'air déjà saturé de pluie s'est chargé de tension. J'ai porté la main à ma ceinture, mais le geste de Hakeem m'a arrêté.
Puis Dolcett a prononcé les mots qui allaient figer le temps :
- Je veux la jeune femme qui a défiguré mon fils.
Une pierre a coulé dans mon estomac, écrasant tous mes organes internes au passage. Le regard de Dolcett a quitté Face et m'a fixée, et je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer qu'il avait les mêmes yeux que son gosse. J'ai voulu ravaler ma salive mais ma gorge était emplie de boue, comme si mon corps avait été lesté. Hakeem a fait un pas en avant mais Face lui a adressé un geste sans équivoque. Le cœur battant à toute allure, j'ai vu Face s'approcher de Dolcett et le fixer dans les yeux, avant de lui répondre sans hésitation aucune :
- Elle est des nôtres, tu ne l'auras pas.
Le sourire de Dolcett a disparu, et il a penché la tête de côté.
- Tu es sûr, Face ? Je te propose bien plus qu'une trêve et tu vas la refuser pour protéger un monstre ?
Mon expression s’est décomposée malgré moi - j’étais consciente d’avoir tout fait pour mériter l'appellation. Face n'a pas bronché, malgré le fait que son interlocuteur était bien plus grand que lui.
- Je ne trahirai pas l'un des miens, c'est mon dernier mot.
Une seconde, deux, trois dans cette tension insupportable, palpable comme de la chair. Puis Dolcett a souri, laissé un court ricanement secouer ses épaules, avant de reculer. Derrière moi, j'ai senti du mouvement puis une immobilité, comme si les membres de la Meute étaient des coureurs sur les starting blocks. Face a reculé également, en miroir.
Puis Dolcett a levé le bras, sa voix a résonné dans l’air froid.
- Abattez-moi ces ordures.
Il y a eu une seconde de blanc, le temps que l'information se transmette, frappe chaque cervelle, puis le premier cri a retenti. Comme deux armées, les premières lignes de chaque clan se sont jetées les unes sur les autres et j'ai fait pareil, entraînée par le mouvement et l'envie de voir couler du sang. L'idée que je sois recherchée et donc plus vulnérable ne m'a pas traversée, je voulais juste en finir. D'un coup de couteau, j'ai mis un gars à terre et ai continué de progresser dans la bataille, la pluie cinglant mon visage et réduisant ma visibilité. Plus j'avançais et plus j'oubliais mes frères de la Meute, occuper à laisser ma colère l'emporter, être la tueuse que j'avais fini par devenir. Et avec la rage venait une forme de désespoir que rien n'aille bien, mêlée à la peur pour ceux et celles auxquels j'avais fini par m'attacher.
Tout était chaos, tout était affrontement, sueur et sang, halètement et morsures de lame. Mes sens étaient assaillis par des informations qui saturaient tout, m’empêchaient de réfléchir. Seuls comptaient les corps qui se succédaient devant moi et l’identification, simple, de s’ils étaient des nôtres ou non. Et plus on se mélangeait, plus j’enchaînais les sales coups, moins je sentais la pluie dans mes yeux, les cris venus de partout, la douleur des plaies.
Je voulais en finir, je voulais tellement en finir avec tout ça, je me battais avec l’énergie du désespoir. C’est cette énergie qui m’a fait tenir alors que le temps passait, que de plus en plus de corps embrassaient le béton. Je ne voyais ni Hakeem, ni Face, ni Gold, Hope, Jezebel ou Mina. C’était une mauvaise chose, qu’on ait pas encore pris le dessus.
Alors que je les cherchais du regard dans un champ de bataille moins peuplé, une lame a cinglé mon flan, m'arrachant un cri. J’ai brutalement riposté, priant au passage pour que tout le monde s’en sorte.
J’étais fatiguée, j’étais désespérée.
Puis un cri a fendu ma bulle comme on crèverait un tympan.
Cette voix, j’en connaissais toutes les inflexions. Pourtant je n’y avais jamais entendu un tel sentiment d’urgence, un tel désespoir. Abandonnant mon adversaire, je me suis retournée à sa recherche avant même que je n’ose la reconnaître, comprendre l’horreur.
Elle était là, sous la pluie, maintenue par deux gros bras qui la faisait paraître tellement petite. Dès que son regard a croisé le mien, elle a hurlé mon nom une seconde fois.
J’ai crié à mon tour.
- LOLA !!
Une rage que je n’avais jamais ressentie auparavant a allumé mes entrailles, brûlant tout sur son passage en l’espace d’une seconde et saturant la moindre de mes pensées. Mes jambes se sont animées avant mon esprit, me faisant bondir vers l’endroit où elle était retenue. D’un coup, je n’ai plus rien vu d’autre qu’elle et sa détresse, je n’ai plus obéi à rien d’autre que l’envie dévorante de la rejoindre et saigner les chiens qui la maintenaient. Et il y a sans doute eu des corps sur mon passage, des personnes que j’ai bousculées ou attaquées au passage sans me demander s’il s’agissait d’alliés ou d’ennemis. Il y en a sans doute eu mais aucun n’a réussi à m’arrêter, jusqu’à ce que je sois assez près pour la toucher, voir ses cheveux en bataille et l’eau sur son visage.
Une fraction de seconde, mon bras a à peine eu le temps de se tendre qu’une masse se jetait sur moi, me plaquant au sol. L’arrière de ma tête s’est heurtée à l’asphalte alors que je je projetais ma lame en avant, essayant d’atteindre le type qui m’avait plaquée. Rien ne comptait à part sauver Lola, mon corps se débattait comme jamais, épuisant toute mon énergie. Déséquilibré, le type a esquivé mon coup et a failli verser de côté. J’ai tenté de profiter de l’ouverture en visant sa gorge une fois encore.
Les représailles ont été immédiates.
Une douleur déchirante s’est dégagée de mon épaule, brouillant ma vision alors que je sentais ma lame m’échapper, des courants d’électricité brûlante remonter le long de mon bras. Entre deux éclairs, j’ai vu l’éclat d’une lame fichée à côté de ma tête, quelque part au-dessus de mon aisselle.
- Putain !
- Crie donc, personne ne viendra te sauver.
De mon autre main, j’ai commencé à frapper le type mais rien n’y faisait, une grosse paume a saisi mon menton et m’a forcée à plonger dans son regard.
C’est là que j’ai reconnu le boss, et qu’une vraie peur a cédé place à la douleur.
Merde.
J’étais devenue la biche entre les phares d’un camion.