À la surface de la terre, là où la brume fraîche s’étalait nonchalamment, des dizaines d’étendards flottaient au-dessus de tentes vides. Un calme plat régnait sur ce campement, nul mouvement autre que celui des toiles poussées par le vent, nul son ne s’entendait entre les allées désertes de la cité provisoire. L’histoire du monde ne se jouait pas sur le sol sacré de ces collines humides, immaculées et exemptes de la violence du Cataclysme. Si l’enfer existait, en cette grise journée d’automne, celui-ci s’incarnait dans les profondeurs de la tour d’Ombra Negra.
Le crépitement des fusils cognait contre les parois anciennes de l’édifice, il troublait le sommeil millénaire des fresques sanglantes et des pierres moussues des profondeurs. L’immense escalier s’encombrait de carcasses inertes et du sang des impies, celui-là se propageait comme le torrent d’un fleuve en crue. Un millier de cascades écarlate ruisselait dans toute leur horreur et leur puanteur. Des éclairs verts tonnaient çà et là, la foudre s’abattait en une pluie sans discontinue. Alors, le fleuve grandissait, les dalles se teintaient de pourpre et l’espace s’emplissait de cris de terreur, de douleur et du sourire de la mort. Les ombres blanches envahissaient les ténèbres, elles apportaient la lumière, un fusil comme lanterne, mais seul le néant subsistait après leur passage. Chaque porte était ouverte, chaque pièce visitée par la horde du cheval azur, pas un recoin n’échappa à la vigilance des héros des temps anciens, des hérauts des temps nouveaux, ce fut un carnage sans nom. Plus de louange au nom du maître de la destruction, plus de cantique ou de sacrifice, les envoyés d’Helrate effaçaient soigneusement le culte de Korag des pages sanglantes de l’Histoire. Cette inquisition, menée d’une main de maître par Sire Lucas, allait connaître des déboires par la force et la volonté d’une seule âme. Au plus profond des ombres noires de la tour, se dressait, hardi par le pouvoir de l’amour, un mystérieux guerrier qui seul résistait.
Là-haut, sur le plancher boueux de la région mal famée d’Eve, l’activité reprenait lentement, au fil des victoires souterraines. Quelques silhouettes se détachaient de la brume cotonneuse et des rayons rouges de l’aurore, allant aux tâches de la guerre sans discussion. L’une d’elles, large et droite, quoique subtilement voûtée, faisait les cent pas au milieu des nuages de toiles blanches. Chacun de ses mouvements se ponctuait d’un cliquetis retentissant, plaque contre plaque, l’acier jouait une mélodie du temps jadis. Sire Lucas portait à lui seul les quinze dernières années, du moins l’aurait-on pensé en voyait son visage. Des yeux marqués par les affres de lourdes responsabilités, des rides creusées à force de nuits blanches et une démarche saccadée trahissant une douleur interne, mais un charisme plus resplendissant que jamais. Voilà ce qu’était le maître de l’Ordre de la Citadelle, un homme glorieux par son passé, pilier essentiel du présent et déjà brisé par la poigne de l’avenir. Comment se faire à l’idée d’occire des êtres humains ? De donner la mort à ceux qui furent si chèrement défendus face à la Blanche Légion et aux autres malheurs. Il ne le pouvait pas, ceci lui demeurait insupportable. Pourtant.
Un messager s’approcha à la hâte, retira son chapeau à plume et se courba. Il annonçait une victoire éclatante, Ombra Negra libérée des griffes du culte de Korag, une vingtaine de prisonniers en attente de procès et tous les honneurs pour l’ordre. Le rapport faisait état de pertes du côté des chevaliers, trois morts et une dizaine de blessés, le culte, quant à lui, souffrit davantage de cette expédition punitive. L’on ignorait encore le nombre d’hommes et de femmes tombés pour le Seigneur de la fin des temps, sinon qu’une vingtaine seulement s’était constituée prisonniers. Sire Lucas congédia l’homme et tourna les talons. Il s’enfonça dans la brume sans plus de cérémonie pour rallier la tente de commandement.
— La fin est proche, déclara-t-il d’une voix lasse. Êtes-vous satisfait à présent ?
La question s’adressait à un homme encapuchonné, enchaîné et sous bonne garde, qui se dressait au beau milieu de la tente. Ce dernier ne répondit pas, mais présenta les liens qui lui lacéraient la chair au moindre geste. D’un signe de tête de la part de Sire Lucas, et l’homme fut libre et découvert.
— Vos hommes les moins expérimentés auront besoin de renforts pour ce qui va suivre, marmonna l’homme entre ses mèches blondes.
— Que racontes-tu là, Dorian ?
Kapris croisa les bras en attendant une réponse de l’ancien prêtre du culte de Korag, ses yeux bleus fixaient avec attention les balancements du corps éreinté de Dorian. Celui-ci finit par tomber à genoux, libre, enfin, de trois années passées en interrogatoires dans les geôles de l’Ordre de la Citadelle. À l’instar de Sire Lucas, le repenti paru vieilli de dix ans son âge, au moins, les traits couverts d’une couche de poils blonds, le regard vide. L’homme secoua la tête, honteux d’avoir trahi les siens, de n’être qu’une frêle créature sensible au chantage de la chair et du cœur. Il ne vouait aucune haine envers les chevaliers, envers les Évéens, car il fut témoin des tourments quotidiens qui les affligeaient. La pureté de son âme eut raison de sa vénération de la mort et de la souffrance, l’encenser était une chose, la subir en demeurait une autre. Ceci devait impérativement cesser.
Une botte lui écrasa la tête contre le sol. Maeva observait Dorian de son œil unique, rougi d’une fureur contenue, prête à exploser, elle dégaina l’un de ses pistolets pour mettre en joue son supplicié. Sire Lucas et Kapris bondirent pour empêcher un nouveau drame, la Princalienne était capable du pire lorsqu’il s’agissait du culte de Korag. Son mari lui attrapa les bras et l’attira contre lui, la neutralisant en douceur. Elle ne résista pas longtemps à l’étreinte de son bien-aimé.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi sa vie vaut-elle davantage que celle de ces gens morts en bas, qu’a-t-il de plus que les autres ? Ne commettons pas l’erreur de laisser la corruption regagner ces terres, quitte à tuer, tuons-les tous.
Le silence s’abattit sous la tente de commandement. Tous entendaient les prétentions de la dame, tous souhaitaient la même chose que cette dernière, la paix et le bonheur pour les nouvelles générations. Hélas, cet idéal pacifique qui guidait l’humanité au lendemain du Cataclysme s’était déjà fragmenté, déchiré en une myriade d’horizons divers, autant de raisons de détester son prochain. L’on se souvenait des mises en garde de Sainte Lycorias, l’on se souvenait des parents disparus lors de la guerre, mais l’on n’en tenait pas compte, car le passé appartenait au passé. Dorian n’était que la première victime des affres de l’orgueil des Hommes, il le comprenait, Lucas le comprenait également.
Un messager se précipita sous la tente et se jeta aux pieds de Sire Lucas, défait, l’uniforme empourpré du sang de ses camarades. Ses membres tremblaient, ses lèvres cherchaient leurs mots, il était pâle comme la neige des régions du Nord, les yeux noyés dans les couloirs de la folie.
— Sire, articula-t-il. Nous ne pouvons y arriver, il est trop fort, ce n’est pas un homme, la prêtresse est avec lui.
Ces phrases hachées se succédaient sans logique, il passait d’une idée à une autre, comme s’il suivait le courant frénétique d’un fleuve déchaîné. Le chevalier s’écroula, inconscient, secoué par les visions d’un combat perdu d’avance et l’effort d’une course intense.
— Ce n’est pas faute de vous avoir prévenu, souffla Dorian comme s’il lui en coûtait. Le légionnaire est invincible.
Sire Lucas fronça les sourcils et croisa le regard de Kapris et Maeva, la journée s’annonçait plus longue que prévu.