Le Légionnaire : Chapitre II

Par Rânoh

Le souffle rauque de la souffrance mourut dans la gorge du chevalier terrassé, bientôt remplacé par le fracas lourd de son corps contre le sol. Autour, entre la souillure humide du sang frais et la pénombre des catacombes, un ultime cercle de survivants se regroupait derrière leur chef. Essoufflés, blessés, ils brandissaient sabres, épées et fusils sans trembler, guidés par les ordres avisés de Sire Marco. Un mouvement brusqua les ombres, un autre homme s’écroula devant le regard déterminé de ses camarades, l’affrontement reprit de plus belle. De multiples éclairs détonèrent des fusils tandis que les bretteurs se ruaient. Il y eut le tintement strident de l’acier et les étincelles qui en jaillirent, puis les gestes techniques s’enchaînèrent dans la confusion de la bataille, bottes, esquives et parades. Jamais une lame n’atteignit les formes prismatiques de l’armure blanche, toujours elles furent déviées par l’habileté de leur adversaire ou par le bouclier qui émergeait de son bras. Ses coups pleuvaient inlassablement lors des contres-attaques qu’il opposait, sa grande épée tournoyait, elle fendait l’air en vrombissant de sa clarté bleuâtre.

Ce n’était pas un homme. Il en avait pourtant la forme, enfermé dans sa grande armure d’albâtre. Sa carrure n’était pas celle d’un Orque non plus, ce guerrier n’avait rien en commun avec les êtres de ce monde, il en était parfaitement étranger. Haut, plutôt maigre, ses mouvements amples et gracieux n’en demeuraient pas moins mortels, habiles, dotés d’une expertise des armes comme pas deux. Il ressemblait à une antique statue de guerrier, trop grande et trop rigide, un colosse de deux mètres taillé dans la pierre la plus solide à coups de burin. Ce n’était pas un homme. Ses déplacements rapides l’assimilaient à un être éthéré, que nulle vision ne demeurait capable de suivre, un fantôme déchaîné par quelque fureur vengeresse. Un être insaisissable, fort comme le roc, capable de repousser une brigade entière de chevaliers sans la moindre défaillance apparente. Que cachait ce casque en octaèdre et sans visière ? Un redoutable adversaire, un combattant hors pair, et surtout, il y avait là-dessous le pire cauchemar de l’humanité, la hantise du continent des Hommes. Car, face aux chevaliers de l’ordre, s’élevait l’ultime légionnaire de la Blanche Légion, de cette armée qui manqua de détruire l’humanité lors du Cataclysme, l’implacable fléau de l’univers.

D’un bond, le légionnaire prit de la distance avec ses ennemis, évaluant la situation qui se présentait à lui. Si nulle blessure ne l’affligeait, il souffrait d’une intense fatigue musculaire et peinait à reprendre sa respiration. Il s’écroula sur les genoux, incapables de supporter plus longtemps le fardeau d’un corps en feu, d’une bataille sans espoir. Le légionnaire porta une main sur son plastron, son cœur battait si vite qu’il manquait de rompre à tout moment, il l’entendait pulser contre sa poitrine, assourdissantes percussions. Son combat, seul contre tous, il ne le menait pas pour sa propre survie. Même si ses membres tremblaient, même si sa vision se couvrait d’un voile trouble et que la nausée montait en son sein, il ne devait rien lâcher. D’un soupir, il chassa l’affliction qui pesait sur ses épaules et reprit une posture défensive, déterminé à en finir une bonne fois pour toutes avec ses assaillants.

Des pas précipités résonnèrent de derrière sa position, un fourmillement d’ombres émergea des ténèbres pour venir à sa rencontre, on venait à son secours, enfin. Trois femmes et cinq hommes, armés de bâtons et de masses de fortune, le dépassèrent. Les yeux humides, ils prirent place dans l’arène comme s’ils allaient à une mort certaine, car ils savaient n’avoir aucune chance face aux chevaliers. Déjà, les fusils crépitèrent et la première victime s’effondra, le corps déchiqueté par l’explosion du faisceau mortel sur sa chair nue. La vanité de ce sacrifice inspira un profond mépris chez le légionnaire, il observa la scène, le cœur serré, les veines gonflées de haine. S’il ne se décidait pas maintenant, tout était perdu. Avec douleur et regret, il prit la lourde décision d’abandonner ses gens à leur propre sort, sa mission primait sur le reste, sur le millier de vies arrachées lors des dernières heures, et certainement d’un millier d’autres. L’avenir du culte dépendait de sa réussite, cependant, ce culte ne l’intéressait guère, car la source de ses espoirs résidait ailleurs.

Le légionnaire rangea son épée et tourna les talons, ses jambes le portèrent en deux foulées à l’autre extrémité de la grande salle, où se tenait, tapis dans l’obscurité, une femme vêtue d’une toge blanche. Ses cheveux blonds retombaient sur ses épaules en quelques boucles timides, tandis que ses yeux azur brillaient d’une rage ardente qui magnifiait ses traits délicats. Elle pleurait en silence. L’armure blanche tendit une main bienveillante dans sa direction. L’heure était à la fuite, la tour d’Ombra Negra n’appartenait plus au culte de Korag, car de ce culte, il n’en restait guère que sa prêtresse qui attrapa le bras du légionnaire. Ensemble, ils s’en allèrent par une porte dérobée, un passage tenu secret qui débouchait à la surface, à bonne distance de l’enclave. Le guerrier referma la porte et la bloqua à l’aide d’une tige en métal, bien maigre rempart contre l’ennemi, puis se tourna vers Sibilha. Il ne supportait pas de la voir ainsi, défaite, plus pâle encore qu’à l’habitué. Pourtant, même au fond du gouffre, il lui demeurait difficile de détourner son regard de ce visage si doux, de cette peau délicate et de ces yeux humides. Mourir pour une chose si merveilleuse était une récompense.

Les deux fuyards s’enfoncèrent à travers l’étroit passage souterrain, plongé dans le noir, ils se guidaient à tâtons, sans jamais ralentir leur course. Un courant d’air traversait le tunnel de part en part, malgré la distance entre l’entrée intérieure et la sortie à l’extérieur. Ce fut une brise humide qui raclait les parois spongieuses, elle s’infiltrait dans les poumons du légionnaire pour l’affliger davantage, le faire plier jusqu’à l’abandon. C’était mal connaître ce personnage, vétéran du Cataclysme et unique survivant de sa faction, sa volonté n’avait d’égal que la peine qui rongeait son âme. Cependant, au milieu de cette terre étrangère, noyé dans le désespoir, parmi les milliers d’ennemis qui l’entouraient sur ce continent hostile, une lumière illumina sa route. Cette lumière, d’où émanait une puissante chaleur, consuma l’amertume des jours passés dans le froid et la misère, dans la défaite et le déshonneur. Cette lumière, c’était l’amour. Une femme, un être à la beauté merveilleuse, la somptuosité d’une chevelure d’or, la souplesse d’un corps fragile aux subtiles courbures que magnifiait le visage d’une déesse. Ces mots sonnaient creux face à la création la plus aboutie de l’univers, ils demeuraient fades et vides de sens. Hélas, il existait une chose qui dépassait la majesté de Sibilha, car la noblesse de sa chair radieuse projetait l’ombre colossale de sa froideur, de son apathie. Les saphirs de ses yeux ne brillaient que pour pleurer, jamais ils ne s’animaient de bonheur ou de joie.

Courbé sous le plafond de terre, le légionnaire perçut la faible lueur de l’extérieur, elle filtrait par les planches d’une porte en bois sans cesse harcelée par les intempéries de la région. Il restait à savoir si l’ordre ne les attendait pas de l’autre côté, s’ils ne se précipitaient pas dans un piège qui mettrait la mission en échec. Qu’importait ? Un demi-tour assurait la mort, il fallait se raccrocher au maigre espoir de trouver la forêt exempte de vie. Le grincement des gonds rouillés révéla une immensité perdue dans la brume matinale.

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