Le Légionnaire : Chapitre III

Par Rânoh

Au milieu du calme paisible de la nature dormante, deux formes égarées serpentaient le long des troncs puissants. Le brouillard recouvrait le sol humide d’un drap laineux, d’un linceul d’une blancheur immaculée, aussi opaque qu’une feuille d’argent. En résultait un néant sans limite, un gouffre clair et attirant vers lequel les ombres disparurent à jamais, une terre inviolée. Un enfer où les damnés s’égaraient dans leur fuite, attirés par l’éternel appel de la finitude, un chemin sans destination autre que le dépérissement. Au-delà de cette brume vicieuse, de ces arbres immortels et du silence éternel, était la réalité, inatteignable, hors de portée de ceux qui s’étaient déjà engouffrés dans les ténèbres. Pour eux, l’expiation ne demeurait possible que par la folie, la perte des repères par la nuit glaciale de la démence, le rejet des vivants, ultime humiliation.

D’un pas déterminé, le légionnaire entraîna Sibilha au fond de ce piège invisible, il la tira par l’épaule avec douceur mais résolution. Perdus en cette forêt blanchie par quelque traîtrise météorologique, ils n’avaient d’autre choix que d’avancer, encore et encore, le plus loin possible d’Ombra Negra, du culte et des fleuves de sang qui y ruisselaient. En ce silence pesant, ils ne possédaient aucun repère, la lanterne céleste demeurait invisible sous ces couches de brumes. Cela n’avait aucune importance pour le guerrier vêtu de blanc, là-bas plutôt qu’ici, la destination était la dernière chose à laquelle il songeait présentement. De son armure émanaient des volutes de vapeur, son corps suait de fatigue, les muscles ardents contrits de douleur, réclamant de l’eau pour se soulager. Il avait besoin de repos, rien qu’un instant sous la cyme des arbres, à l’abri de la folie que le destin lui imposait, la tête logée contre la poitrine de la prêtresse, une minute seulement pour ne point souffrir le martyre. Hélas, il se refusait un tel luxe : et si l’ordre était à ses trousses ? Cela demeurait trop dangereux pour tenter l’aventure, il devait user de ses dernières forces afin de mettre sa protégée à l’abri des représailles, le plus loin possible. C’était la seule chose qui comptait, l’espoir de retourner un jour chez lui était depuis longtemps évanoui.

Lorsqu’ils croisèrent un amoncellement de roches moussues, ils crurent entendre des voix et s’arrêtèrent sans discussion. Plaqués contre un arbre, ils cherchèrent la source de ces bruissements à sonorités humaines, de lamentations et des soupirs qui parurent venir de toutes les directions. Les avait-on encerclés ? Le légionnaire craignit le pire pour la maîtresse de son cœur, alors il profita du court répit pour récupérer de maigres forces. Il porta le regard sur les saphirs éclatants de la prêtresse qui guettait l’horizon, les joues mouillées de pitié. Il s’y perdit un temps, plongé dans la béatitude que lui procurait la vue de cette créature parfaite. Ce fut une voix qui le ramena à l’instant présent :

— Sortez de votre cachette, nous savons que vous êtes là.

Puis, le silence. Les hommes s’étaient comme évanouis dans la brume, retournés à l’enfer dont ils étaient responsables. Pas un bruit de feuille remuée, pas même le frottement des uniformes ne se confondit avec le mutisme de la nature morte. Ils furent les fantômes d’un instant, venus hanter les esprits craintifs de fuyards en déroute.

— Allez, on est pas ici pour vous faire de mal, et puis la région est dangereuse.

Une silhouette se détacha du brouillard, elle fit un signe de la main qui invita les rescapés à la rejoindre. Pris au piège, le légionnaire tenta sa chance et émergea de derrière le tronc où il s’était dissimulé avec la prêtresse. Cette dernière le suivit en dépit des indications contraires. Trois chevaliers les attendaient proches d’un tas informe de ruines antiques, ils parurent déboussolés, leurs bras pendaient nonchalamment le long de leur tunique blanc et azur. L’on pouvait lire la lassitude sur leur visage crispé. Aucun d’entre eux ne leva son arme à l’approche de Sibilha et de son escorte, ils n’avaient donc pas d’intention hostile. Le légionnaire préférait se méfier.

— Dame Sibilha, ça par exemple, s’étonna l’un des brigadiers.

— À boire ? proposa un autre. Je ne sais pas trop de quelle pagaille vous réchappez, mais je suis d’avis que cette opération n’est qu’un malentendu. Vous êtes responsable de la mort d’un paquet de monde, cependant, la raison n’est pas suffisante pour exterminer vos amis de cette façon.

Le troisième ne dit rien, il resta en retrait et observa l’armure blanche d’un œil mauvais.

— Rendez-vous simplement, la pire sentence que vous infligera l’ordre sera la prison à vie.

La prêtresse fronça les sourcils. Elle n’était pas satisfaite par ce qu’elle trouva là, s’attendant davantage à voir ses espions lui venir en aide et la conduire en lieu sûr. Or, ceux qui lui adressaient la parole n’étaient pas dignes d’entendre le son de sa voix.

— Me rendre à la vermine Helratienne est certainement la dernière chose que je désire, murmura-t-elle. Hors de ma vue.

Alerté par ces paroles, un éclat bleuté jaillit du voile opaque de la brume et faucha le premier malheureux venu, la lame laissa une courte traînée scintillante dans l’air avant de fondre sur une nouvelle victime. Une détonation fit trembler la terre paisible de la forêt, le faisceau vert expulsé du fusil se perdit au loin, un arbre éclata en morceaux et s’écrasa lourdement, mais la grande cible d’albâtre demeurait indemne. Celle-ci se mouvait trop rapidement, et d’un geste précis et mortel, elle arracha la vie à l’imprudent brigadier. Quant au dernier homme, il s’échappa dès la première brusquerie et demeura impossible à rattraper. Le légionnaire pesta intérieurement, il venait de compromettre sa position et ne savait par où s’échapper. Furieux, il saisit le poignet de sa belle et fila à travers la forêt blanche.

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