Le Légionnaire : Chapitre IV

Par Rânoh

Filant par les sentiers obscurs des terres maudites, les fuyards durent faire une halte en franchissant l’invisible frontière entre les collines boisées et les marécages. Traverser cette région n’était pas sans danger. Entre les insectes voraces et les eaux, les chances de sortir de cet endroit vivant demeuraient incertaines. Au moins, l’apparition d’une telle topographie donnait une idée de l’endroit où se trouvaient à présent le légionnaire et sa protégée. Il fut question de contourner la région, mieux valait être pris par les chevaliers que de rester une minute de plus en ces eaux troubles. Allant toujours plus au Nord, le soleil désormais haut dans le ciel grisâtre, ils débouchèrent en une clairière à l’atmosphère mystique. Une source coulait près de là, un ruisseau qui serpentait entre les roches sombres de volcans depuis longtemps endormis. Malgré la brume toujours présente, l’on distinguait les environs sans mal, les arbres dénués de feuilles pour couvrir leur corps pudique, la mousse tapissée de champignons de couleurs variées. Il s’agissait de l’endroit idéal pour faire une pause bien méritée.

Le légionnaire s’installa aux abords du ruisseau, les formes prismatiques de son armure se heurtèrent à la pierre noire du sol, ce bruit claquant se confondit avec un soupir de douleur. Son heaume disparut comme par enchantement, il ne fit pourtant aucun geste pour s’en défaire, en cela résidait le secret de ce combattant venu d’horizons lointains. Il exposa un visage éreinté à la caresse du vent, des yeux rougis par la fatigue et une carcasse défaite se penchèrent au-dessus de l’eau claire. En voyant ainsi son reflet, le guerrier fut abattu. Ainsi le voyaient les gens de ce monde, voilà l’horreur à laquelle ils s’exposaient à chaque instant. Ses traits se parsemaient de cloques et de marques de brûlures, une peau rougie par les flammes des cieux et la colère de ses maîtres, la chair à jamais marquée du sceau de la guerre. Même ses oreilles ne conservaient plus leur aspect d’antan, finement allongées comme une feuille de laurier et taillées en pointes délicates. Sa face informe lui inspira un profond dégoût. Durant plusieurs années d’errances, puis de servitudes, il s’était gardé de constater l’évidence. Or, face à la mort, à l’incertitude des heures qui se suivaient péniblement, il ne put résister à l’attrait de sa curiosité.

Une sensation de bien-être parcourut ses membres lorsqu’il s’aspergea du précieux liquide de la vie, le toucher glacial de cette substance revivifiant la foi qu’il portait en sa mission. Il en profita pour boire et pour s’allonger un court instant. Ses yeux mi-clos se posèrent sur la prêtresse à ses côtés, sa robe blanche trempée de sueur et de l’humidité de l’air lui collait à la peau, l’on percevait la blancheur éclatante de sa chair à travers les minces tissus. Elle rinçait ses pieds nus en silence, sa silhouette pâle perdue dans la brume lui donnait l’apparence d’une créature des bois. La prêtresse se dénuda complètement pour essorer sa tunique, alors, et pour la première fois, le légionnaire comprit le sens de l’existence. Pourquoi la vie devait-elle endurer mille souffrances au cours de son existence ? Pourquoi lui refusait-on l’éternité ? La finalité de la vie avait une raison, il en était désormais convaincu. Tout ce mal, cette douleur et ces malheurs, n’étaient jamais que les catalyseurs de la béatitude, ils existaient afin d’apprécier l’intensité d’un bonheur éphémère, l’ultime récompense donnée à l’âme. Car ce qu’il vit à cet instant, telle fut sa récompense, tel fut le fruit divin d’une plante épineuse nommée Torture. Une jouissance sans pareille, accessible aux êtres malades de l’existence, martyres éternels de la réalité. Cette dernière la lui offrait parfois, elle s’en amusait beaucoup, une vision confuse de l’extase dont elle demeurait capable.

Pour le légionnaire, le miracle de la vie s’incarnait en la chair de Sibilha, un cou aussi pâle que les neiges vierges de l’hiver, deux minces épaules argentées sur lesquelles choyaient de belles boucles dorées. Il y avait également le relief subtil de ses seins ivoirins, ornements à peine perceptibles de ce corps livide, chaste de la main brûlante de l’astre solaire. Un charme aérien émanait de ses membres graciles, de ses bras longs et raffinés, de ses jambes douces comme une nuit d’été. L’eau qui coulait sur cette statue de marbre ressemblait à des ruisseaux de lait, à une rivière de la boisson des êtres pures. Elle était la quintessence de la beauté, la sublime représentation de l’harmonie de la nature, la figure dont les dieux rêvaient en secrets. Un bien précieux, interdit du commun des mortels, le fruit d’un labeur long de plusieurs millions d’années, sur lequel le légionnaire avait la chance de poser le regard. Porté par la majesté de cette vision, ce dernier sombra dans les limbes du sommeil, dans l’inconscience onirique de ceux qui touchaient du doigt le bonheur absolu.

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