Le Légionnaire : Chapitre V

Par Rânoh

À son réveil, suggéré par un air moins dense et le parfum agréable des arbres humides, le légionnaire trouva sa prêtresse en pleurs, recroquevillée contre un rocher grisâtre. Une traînée rosée s’étirait à travers les cieux cotonneux, la marque sanglante d’une journée d’effroi pour le culte de Korag. Tandis que la nuit approchait inexorablement, les feuilles des arbres s’agitèrent, elles bruissèrent sous la secousse d’un vent furieux, qui se leva sans prévenir. Au loin, l’orage grondait, lui aussi venait se joindre aux malheureux pour les chasser de ces terres inhospitalières. Déjà, l’on percevait le crépitement de la foudre à travers les branches, celles-ci s’accompagnaient d’un noir nuage de pluie parsemé de veines bleutées. Rester ici devenait trop dangereux de l’avis du légionnaire, mieux valait trouver un abri en quelque refuge troglodyte ou ruines de l’Âge perdu. En se levant, ce dernier balaya les environs du regard, il cherchait la meilleure voie de sortie afin d’échapper à la pluie, à l’orage et à la capture. Toutes les directions se ressemblaient, il ne s’y trouvait qu’une infinité d’arbres impossible à différencier les uns des autres, les couloirs obscurs d’une forêt sauvage qui s’étendait à perte de vue. Il décida de remonter par le Nord, la pluie plutôt que les chevaliers, la souffrance plutôt que l’échec.

La grande armure blanche se retourna vers sa maîtresse, lorsque son regard fut happé par le scintillement d’un rubis entre les fourrés. Elle s’arrêta, surprise par sa découverte, mais ne comprit que trop tardivement le danger qui pesait sur elle. Une ombre massive, enragée, se redressa de sa cachette pour révéler un corps difforme couvert de poils bruns. Sa tête disgracieuse s’animait d’un œil unique, aussi rouge et brûlant que la roche en fusion. La bête grogna. C’était un rire moqueur qui s’adressait au guerrier épuisé, car la créature se savait en position de force, elle savourait déjà sa victoire. Alors, contraint par la marche forcée du destin, le légionnaire s’empara de son épée qui s’illumina d’un éclair bleuté, puis tira sa protégée contre les formes prismatiques de son armure. Il passa sa main dans la chevelure dorée de celle-ci, cherchant là le courage d’affronter la mort, avant de la repousser derrière lui. Sibilha n’hésita pas un instant, elle fit une dizaine de pas hâtifs avant de se retourner, les ultimes paroles adressées à son gardien furent froides et cruelles :

— Ta mort ne servira à rien, personne ne se souviendra de toi, personne n’accepte la pénitence d’un légionnaire. Je ne connais pas ton nom et je ne veux pas le connaître, alors meurt que je vive !

Enfin, avec la légèreté d’un félin, la prêtresse de Korag tourna les talons et prit la fuite. Elle laissa, en cette clairière noircie par l’amertume, un cœur brisé de déception, seul, face à la certitude d’un avenir éphémère, blessé par l’épine perforante de l’amour, cette arme redoutable capable d’abattre le plus féroce combattant, sans effusion de sang. Heurté par le choc émotionnel, victime d’une haine qu’il ne méritait pas, l’étranger défaillit et perdit l’équilibre. Sa vision se brouilla, il se perdit dans les ténèbres de la démence, affligé de la trahison de l’être suprême. Pourquoi résister ? Pourquoi se battre pour une illusion perdue ? La bête était sa délivrance, le salut qu’il avait jadis manqué lors du Cataclysme. Il avait passé trente années de sa vie au service du bien commun, à l’entretien de la communauté à laquelle il appartenait. Ensuite, il s’était endormi et, à son réveil, il n’avait trouvé qu’une terre de ruines et un corps décomposé de douleur. Après des jours, des mois et des années d’errances, à la recherche de réponse, une main s’était posée sur son épaule. Cette même main qui, aujourd’hui, le poussait dans le ravin des damnés. Pourquoi se battre pour une illusion perdue ? Il trouva la réponse quand la bête l’attaqua.

Le légionnaire repoussa la masse velue d’un mouvement de son bouclier, il s’y accrocha comme à la vie. Il fallait se battre, lui susurrait une voix angélique, pour le souvenir d’un instant, pour ne point gâcher les rares moments de bonheur qu’offrait la vie. Alors il se battit. Il se battit pour l’image idolâtre de sa belle, pour l’amour sincère qu’il portait pour elle. Il se battit afin d’invoquer le souvenir de ce corps si pur, de la majesté dont il fut le témoin. Tandis que ses muscles se contractaient sous l’effort de la parade, il hurla la beauté de la prêtresse, il criait et criait à s’en égosiller, elle devait entendre, comprendre qu’il se battait pour elle et pour ce qu’elle était.

Hardi par sa force nouvelle, le légionnaire fendit l’air de sa lame bleutée. De tailles en estocs, il frappa en vain devant lui, sa cible se dérobait à chacun de ses gestes. Dans l’inertie de sa charge, le guerrier parvint néanmoins à repousser la bête grâce à une feinte : Il fit mine d’allonger une estocade, pour ensuite percuter la créature avec son bouclier, la faisant trébucher sur les rochers au sol. Avantagé, celui-ci décida d’en finir et se précipita pour transpercer le monstre. Mais de puissants crocs se refermèrent sur le bras tendu, ils pressèrent le membre à en faire éclater les veines à l’intérieur. Hurlant de douleur, le légionnaire abattit sur la bête une pluie de coups en tout genre. Il écrasa le ventre de la créature avec ses bottes, cogna sa gueule avec ses genoux, écrasa le faciès disgracieux de la chose de son bouclier. Rien n’y fit. Ses forces le quittaient peu à peu, la fureur remplaça la peine de son âme. Les yeux injectés de sang, il tira et tira son bras, poussant sur ses jambes pour s’extraire de l’emprise du mal. Il sentit ses chairs se déchirer, ses os craqueler et ses nerfs lâcher un à un. Les dents serrées, il détacha son corps de ce membre estropié, broyé par la folie sanguinaire de la bête immonde. Libre, le guerrier en armure blanche recula afin de porter la charge, en position sur des appuis tremblants et faiblards, il s’élança contre l’ennemi du monde et le percuta d’un puissant coup d’épaule.

Déséquilibré, le légionnaire chuta en même temps que la bête, alors, une bataille sans merci s’engagea entre ces deux êtres d’un autre univers. Le premier attrapa le bras déchiqueté qu’il trouva là et s’en servit comme d’un gourdin, d’une arme faite de sa propre chair et martela aveuglément la masse velue qui s’agitait. Cependant, lui-même recevait une pluie démente de griffes et de mortelles morsures. Une véritable mare de sang troubla l’écoulement paisible du ruisseau à côté, l’armure était d’écarlate et le poil bruni du monstre poisseux. La douleur se mêla aux effluves pestilents des muscles lacérés et des entrailles ballantes, à la haine viscérale des combattants qui se débattaient comme des diables contre l’étreinte de la mort. Aucun d’eux ne relâcha la pression, en dépit des blessures sévères et de l’affligeante fatigue. Toujours, ils portaient des coups depuis la terre remuée, toujours ils s’entre-déchiraient avec haine et dégoût. Deux bêtes furieuses se battaient avec acharnement, elles luttaient sans autre but que tuer l’autre. Sous le ciel parsemé d’étoiles brillantes, sous la cime verte des arbres ancestraux, témoins des choses du monde depuis sa naissance, il y eut un duel anonyme.

Lorsque la bête se défit enfin de l’emprise de sa proie, elle fut si affligée par les entailles sur son corps, si exténuée, qu’elle resta longtemps immobile au-dessus du légionnaire en miette. Elle l’observa fixement, son grand œil rougi par les coups, le corps constellé de profondes lacérations et d’ecchymoses. Trop faible pour achever son travail, trop avide pour laisser sa proie à d’autres, elle resta, indécise, face à l’être venu d’ailleurs, face à son ennemi naturel. Une détonation vrombit entre les arbres, le faisceau vert du tir percuta la bête qui s’écroula. Prise de panique, cette dernière rampa se mettre à l’abri et parvint à prendre la fuite.

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