Le lycanthrope de Reistad (Partie I)

Par Maeghan
Notes de l’auteur : Nouvelle en plusieurs parties

La bête ouvrit les yeux. Ce ne fut pas avec la douceur typique de l’émergence naturelle d’un sommeil. Au contraire, ses paupières s'ouvrirent avec un tressaillement incontrôlable des paupières, comme si la créature émergeait pour la première fois dans le monde réel. Des taches de couleur tourbillonnaient dans son champ de vision. Elle ne distinguait rien de précis, tout était trouble, comme si sa tête se trouvait sous l’eau, l’empêchant de voir distinctement. La bête cligna plusieurs fois des yeux dans l’espoir de retirer ce film flou qui l’entravait mais, face à son échec, elle préféra se focaliser sur son odorat et son ouïe qui semblaient mieux fonctionner.

Elle ne connaissait aucune des odeurs qu’elle percevait, étant venue au monde seulement quelques instants auparavant. La créature ne pouvait donc pas se rendre compte que les émanations de produits chimiques indiquaient qu’elle ne se trouvait pas dans son habitat naturel. Entre les relents âcres de l'ammoniac, d'œuf pourri du soufre ou encore métalliques du mercure, l’instinct de la bête aurait dû lui crier de s'enfuir de suite du laboratoire. Seules les effluves de chêne et de saule émanant du mobilier auraient pu l’induire en erreur, si l’odeur de la cire à bois n'avait pas été perceptible par son flair aiguisé, bien que non exercé.

Son jugement aussi altéré que sa vue, la créature se redressa doucement de sa position allongée pour s’installer sur son postérieur. Elle entendit les taches colorées autour d’elle retenir leur respiration en s’écartant légèrement d’elle. Quelque chose au sein de leur corps battit plus vite. Elle perçut également le bouillonnement de quelques liquides autour d’elle, accompagné d’un bruit de succion. En tournant la tête de tous côtés pour en percevoir l’origine, les vibrisses autour de son museau frémirent. Ils captaient le léger courant d’air qui traversait la pièce. Étant couverte d’une épaisse fourrure, elle ne l’aurait pas détecté sinon.

Tout à coup, les longues oreilles de la créature furent envahies par d’incompréhensibles chuchotements provenant des taches colorées. Ces dernières semblaient à présent se faire face, comme si elles communiquaient entre elles. Elles ne se rendaient probablement pas compte du brouhaha qu’elles provoquaient, le moindre de leurs mouvements déclenchaient instinctivement la rotation des oreilles de la nouvelle-née qui ne savait plus où donner de la tête.

Tous ces sons devenaient de plus en plus insupportables pour la bête qui se sentait acculée de toutes parts. Ses sens lui fournissaient trop d’informations pour qu’elle puisse comprendre ce qui se passait. Elle posa ses pattes sur ses oreilles pour les aplatir et diminuer l’intensité des sons qu’elle percevait puis, voyant que cette technique n’était pas fructueuse, poussa un long hurlement, la gueule dirigée vers le plafond. 

La puissante plainte qu’elle poussa eut au moins un effet positif : toutes les taches colorées s’étaient figées et ne parlaient plus. La bête lâcha ses oreilles mais n’arrêta pas pour autant ses grognements. Sa nature de prédateur lui faisait ressentir la peur qu’elle provoquait chez ces taches, suscitant chez elle un puissant sentiment de satisfaction.

Ayant repoussé ce premier danger immédiat pour son ouïe, la bête chercha à comprendre où elle était. Alors qu’elle se trouvait toujours en position assise, elle tenta de se hisser sur ses deux pattes postérieures pour se mettre debout. Cependant, ses muscles étaient atrophiés, et sa conscience encore embrumée ne lui permirent pas de réaliser qu’elle se trouvait sur une table d’opération. En tombant, elle s’effondra sur le sol, ses soixante kilos faisant craquer le parquet dans un bruit sinistre, résonnant à travers la pièce comme un écho inquiétant. Les taches colorées réagirent soudainement, reprenant leurs jacassements, toujours à un niveau sonore excessif pour le confort de la créature.

Mue par son instinct, cette dernière chercha à se défendre contre cette attaque involontaire de la part des personnes qui l’entouraient. Elle se redressa sur ses deux pattes arrières, cette fois-ci sans tomber, sa queue instantanément raidie pour maintenir son équilibre. Pour la première fois depuis son réveil, son imposante carcasse s’étirait jusqu’à prendre toute la place dont elle nécessitait. Elle faisait maintenant face aux taches colorées qui l’avaient tant agacée jusqu’alors, et réalisa qu’elle faisait approximativement la même taille qu’eux. Même si elle partait avec un désavantage considérable à cause de sa vue altérée, les taches ne semblaient pas constituer une menace pour elle. Elles étaient simplement irritantes. La bête parviendrait à les tuer rapidement.

À cette idée, un grondement sonore émana de son estomac. La faim la tenaillait, et l’attrait de la viande fraîche déclencha une montée de violence en elle. Elle sortit ses crocs aiguisés et grogna une nouvelle fois, retroussant ses babines avant de bondir sur sa première victime, à sa droite. Prise de court par la soudaine vigueur de la bête, celle-ci n’eut même pas le temps de réagir que son flanc fut déchiré. Un râle atteint les tympans de la bête en même temps qu’une odeur ferreuse chatouilla ses narines. Le sang ne fit qu’exacerber son instinct de prédateur. Laissant le corps mourant gésir au sol, la créature se jeta ensuite sur la prochaine tache la plus proche. Contrairement à la première, celle-ci se débattit, forçant la bête à planter ses crocs là où elle le pouvait, arrachant des membres au passage. 

Les cris s’intensifièrent et énervèrent la bête encore plus qu’elle ne l’était déjà. L’odeur du sang l’enivrait et la poussait à devenir de plus en plus sauvage. Le goût de la viande fraîche, qu’elle savourait pour la première fois, l’électrisa. 

Son instinct de survie la poussa à terminer le travail, premièrement pour remplir son estomac, mais aussi pour faire cesser ce brouhaha qui résonnait désagréablement à ses longues oreilles poilues. Si sa vue était toujours aussi trouble, son ouïe en revanche percevait chaque nuance sonore. Elle entendit derrière elle un bruit métallique qui la fit se retourner, juste à temps avant de sentir une pointe s’enfoncer dans sa patte avant droite, qu’elle tenait repliée contre elle, devant son cœur. Un hurlement plaintif s’échappa de sa gorge. De sa patte gauche, elle frappa un grand coup qui lacéra le visage de celui qui l’avait agressée, ses griffes aiguisées se couvrant de liquide rouge. La tache s’effondra au sol dans un cri. La bête ne parvenait plus à distinguer d’où provenaient toutes les vibrations qu’elle percevait, ses sens obscurcis par la douleur qu’elle ressentait. 

De sa queue, elle fouetta derrière elle la dernière tache encore debout puis se retourna pour se jeter sur elle, lui arrachant la gorge sans ménagement. Le silence qui s’abattit, alors que toutes les personnes présentes autour d’elle agonisaient, fut presque assourdissant. La créature se redressa sans bruit, craignant qu’une dernière proie ne se soit cachée. Cependant, elle n’entendait rien qui puisse la mettre en alerte, alors elle se détendit. 

Fermant les yeux, elle se lécha tranquillement les babines en se délectant des bouts de chair qui y étaient restés collés. Puis elle se pencha sur le sol où gisait un bras épais, détaché de son buste, et entreprit de déguster la viande juteuse autour de l’os. Elle s’empara de plusieurs autres membres, séparés ou non du reste des corps, et les dévora de la même manière, jusqu’à atteindre un état de satiété. Se redressant de toute sa hauteur, un sourire bestial étirait ses lèvres.

Son pelage brun d’origine était désormais souillé de sang. Son odeur entêtante l’empêchait de sonder son environnement à la recherche d’une piste qui pourrait la guider vers l’extérieur, où la liberté l’attendait. Elle se dirigea alors vers la source de la brise légère qu’elle avait ressentie depuis son réveil, émanant d’une ouverture dans l’un des murs qui la maintenait emprisonnée dans cette pièce aux relents putrides.

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Arnault Sarment
Posté le 16/12/2024
Tu te plonges dans la conscience d'un animal sauvage avec beaucoup de talent, les descriptions sensorielles sont très vivaces et on comprend ce qui se passe malgré le point de vue limité de la créature... Une vraie réussite ! L'idée que l'animal hybride souffre d'une hypersensibilité est particulièrement bien trouvée pour traiter le sujet.
Aoren
Posté le 09/10/2024
Description sensorielle très riche, une nouvelle créature à découvrir et une plongée dans ses pensées réussie. Une deuxième nouvelle tout aussi maitrisée que la première.
blairelle
Posté le 08/02/2024
Oh, encore des fabricants d'animaux

Première partie assez difficile à lire pour moi parce que j'ai de l'hyperacousie donc fatalement je me suis identifié à la créature et la voir bouffer les gens ça a été très perturbant. Donc je ne vais pas pouvoir donner de retours objectifs, désolée
Reveanne
Posté le 18/11/2023
Mais quelle andouille suicidaire peut avoir l'idée d'animer/réanimer une lycanthrope????

Un texte parfaitement maitrisé, j'adoooooorrrreeee! Hâte d'en avoir d'autre! :) Merci pour ce texte formidable. (je suis toujours aussi peu constructive, je sais...)
Maeghan
Posté le 19/11/2023
Ma foi, je ne suis pas dans leur tête, il faudrait leur demander :thinking:
Merci beaucoup ! La suite ne devrait pas tarder à arriver :)
Reveanne
Posté le 19/11/2023
youpi! :D
Rânoh
Posté le 05/11/2023
Un texte à l'aveugle maîtrisé du premier au dernier mot, excellent travail. J'étais plongé dans le noir tout du long, mais toujours guidé par les autres sens balayant régulièrement l'environnement comme le fait un sonar.

Sinon, j'espère qu'il ne s'est pas passé ce que je pense qu'il s'est passé, parce que dans ce cas-là, je vais pleurer.
Hâte de lire la suite.
Maeghan
Posté le 05/11/2023
Merci beaucoup ! C'était un véritable défi personnel d'écrire ce passage car, comme tu l'as souligné, c'était à l'aveugle... Ca me fait plaisir qu'il fonctionne bien :D

La suite sera bientôt là, je ne voudrais pas spoiler en commentaire...
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