Le magasin de l’Amitié

La semaine, mes amis de la Pakistani School se retrouvaient au Yǒuyì Shāngdiàn (Friendship Store ou magasin de l’amitié). Personne ne trouvait étrange de passer une grande partie de son temps libre à déambuler dans un magasin d’alimentation exclusivement réservé aux diplomates et aux voyageurs étrangers. Que pouvions-nous faire d’autre, dans cette Chine communiste ? Après quelques passes, nous en avions assez du terrain de basket-ball de Qi Jia Yuan. Et les seuls cafés existants étaient ceux des grands hôtels. 

 

Nous étions une joyeuse bande : Shirwa, le fils de l’ambassadeur de Somalie, Fares, le fils de l’ambassadeur de Jordanie, Taufik, le fils de l’ambassadeur d’Indonésie, Kaveh, de l’ambassade d’Iran, les frères Henryk et Janusz, de l’ambassade de Pologne, mon amie yougoslave Lana et mon amie espagnole Lourdes. 

 

Étonnamment, le Yǒuyì Shāngdiàn offrait de nombreuses distractions. Au rez-de-chaussée, le magasin proposait des denrées alimentaires hors de prix car très rares : beurre de cacahouète, fromage importé de Nouvelle Zélande, pop-corn sucré et les fameux bonbons Ricola aux herbes suisses. Avant de pouvoir accéder à ces biens de consommation précieux, le visiteur devait traverser un épais rideau de bandes en plastiques qui le conduisait dans une pièce remplie de tapis traditionnels chinois. Car qui ne voudrait pas acheter un gros tapis bien lourd avant sa baguette de pain ? 

 

Le premier étage était quant à lui un capharnaüm regorgeant d’objets rappelant l’histoire de l’Empire du Milieu : paravents en laque, cerfs-volants en forme de libellule, statues de lions Fo, calligraphies, pinceaux en bambou et poils de belette, qi pao (robe traditionnelle chinoise), dragons décoratifs en jade, rouleaux de soie, pharmacopée contenant des extraits d’animaux séchés, baume du Tigre, vases en porcelaine et autres chinoiseries.

 

Des calligraphes et des artistes-peintres installés sur des tables déployaient leur savoir-faire sous les yeux médusés des bízi. Certains pratiquaient le guihuahu (littéralement « flacon peint par les fantômes »), un art traditionnel apparu en Chine au 17ème siècle qui consiste à peindre des scènes rurales et des histoires de la cour impériale à l’intérieur d’un flacon miniature. Concrètement, un mini-pinceau est introduit par le goulot. A travers le verre mat, l’artiste devine à peine la pointe de sa plume acérée imbibée d’encre mais son trait n’en reste pas moins parfait. 

 

D’autres nous émerveillaient avec une démonstration de jiǎnzhǐ (papiers-découpés servant à l’ornementation des portes ou des fenêtres). D’autres, enfin, nous proposaient de graver notre nom en caractères chinois dans un sceau en pyrophyllite. Je conserve toujours un sceau gravé de mon nom chinois : 爱林 (Ài Lín, c'est-à-dire celle qui aime la forêt). 

 

Au moment de régler la note, les choses devenaient encore plus amusantes. Si aujourd’hui l’argent est obsolète en Chine – il a en effet été remplacé par les codes QR ; le pays a également commencé à déployer des terminaux de paiement par reconnaissance faciale – dans les années ’90, il fallait se déplacer d’un bout à l’autre du magasin pour payer une simple brique de lait. Voici comment devait procéder tout consommateur qui souhaitait, par exemple, s’acheter un foulard en soie. Dans un premier temps, il recevait trois feuilles identiques de la part du vendeur de foulards sur lesquelles étaient indiqué le prix et la référence de l’objet. L’acheteur devait apporter ces feuilles à un guichet situé souvent à l’extrémité opposée du magasin. Arrivé au guichet, il devait tendre au caissier derrière sa vitre en plexiglas lesdites feuilles ainsi que les billets FEC destinés à régler son achat (deux monnaies différentes étaient en circulation : le renminbi, pour les indigènes, et le FEC ou Foreign Exchange Certificate, exclusivement destiné à l’usage des étrangers ; les pièces de monnaie n’étaient jamais utilisées). Le caissier vérifiait l’exactitude de la transaction à l’aide d’un boulier (ou Suan pan) qu’il faisait tournoyer à la vitesse de l’éclair. Puis, il tamponnait les trois feuilles. Deux étaient remises à l’acheteur. Muni de sa preuve d’achat, celui-ci pouvait enfin récupérer son bien.

 

Ce petit manège nous occupait de longues après-midis. Lorsque nous étions fatigués du Yǒuyì Shāngdiàn, c’est tout naturellement que nous nous tournions vers un autre « magasin ». A dix minutes à pied de Qi Jia Yuan, en direction du Jianguo hotel, se trouvait un petit marché de la soie. Des dizaines de boutiques à ciel ouvert y abritaient des contrefaçons. C’était le royaume des faux Vuitton, des pulls Hanel (l’ennui, avec les contrefaçons, c’est qu’elles contiennent souvent des fautes d’orthographe ; Chanel devenait ainsi Hanel), et des CD piratés. Au fil des ans, j’ai acheté des centaines de pulls Ralph Lauren que je faisais passer pour vrais auprès de mes amis Genevois. J’avais un argument imparable pour me donner bonne conscience : après tout, la marque au cheval galopant ne produisait-elle pas ses célèbres polos en Chine ?

 

J’ai aussi accumulé une CDthèque digne d’un disc-jockey : Nirvana, Mariah Carey, Metallica, Boys 2 Men, Guns N’ Roses, Joe Cocker, TLC, Dr Dre, Whitney Houston, Roxette, Pet Shop Boys, Snow, The Beatles, Pink Floyd, Madonna, Jon Bon Jovi, Snoop Dog, Take That, Edith Piaf, Alanis Morisette, Prince, Nirvana…je ne faisais aucun tri. Au prix dérisoire que me coûtait le CD – 1,50 francs à l’époque - je pouvais me permettre d’acheter aussi bien les grands classiques que la soupe commerciale.

 

Les achats se déroulaient toujours selon le même rituel : le  bízi déambulait d’un pas lent à travers les allées étroites des échoppes. Autour de lui, retentissaient partout des « friend, looka looka, péngyǒu kàn kàn» (ami, regarde). Le touriste qui s’arrêtait un dixième de seconde pour observer de plus près un article se faisait immédiatement alpaguer par un vendeur à la mine enjouée. Souvent, celui-ci réussissait à refourguer sa marchandise cinq fois trop cher. 

 

Les premiers temps, il m’est arrivé de payer un prix exorbitant pour une fausse paire de baskets Nike. J’ai aussi déboursé 40 francs pour des polos que je pouvais obtenir 10 francs, voire même 8 francs si j’en achetais plusieurs. Mon père m’a vite mise au parfum. Il m’a donné 100 Yuan par semaine d’argent de poche, soit à peu près l’équivalent de 15 francs, avec lesquels je devais m’habiller mais aussi payer mes sorties et mes trajets en taxi. Ce rationnement m’a contrainte à marchander d’une main de fer avec les commerçants qui m’ont rapidement surnommé « leur amie occidentale qui les rendait très malheureux et leur faisait perdre beaucoup d’argent ». Eux, en revanche, m’en ont fait gagner. Des années plus tard, lorsque je suis arrivée sur le marché de l’emploi, j’avais plusieurs années de négociation derrière moi. C’est donc tout naturellement que j’ai négocié sec mon premier salaire, à la stupéfaction de mon employeur genevois. 

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