Julian se souvenait qu’il avait trouvé le gobelin effrayant. Mais désormais, il comprenait que même la plus puissante mâchoire garnie de dents de requin aussi tranchantes que des rasoirs et qui plus est, empoisonnées ne pouvait rivaliser avec le regard furibond de sa mère.
Mary Manuela Clever née Hamilton, surnommée affectueusement Molly par ceux qui en avait le courage était une femme de près d’un mètre quatre-vingt, au port altier et aux longs cheveux d’un noir brillant qu’elle attachait le plus souvent en un chignon strict sur le haut de la tête, mettant ainsi en valeur ses beaux yeux bruns au maquillage impeccable. Elle avait le même visage harmonieux en forme de cœur que sa fille aînée, Janet et dégageait l’aura d’assurance naturelle de ceux issu d’une grande famille.
Diplômée d’Harvard, sortie major de sa promotion, cette jeune femme brillante avait monté son propre cabinet d’avocat dès son retour en Angleterre – sans même avoir besoin du soutien de ses parents – et épousé un jeune, beau, riche et talentueux chirurgien quelques années plus tard. Mère de trois enfants dont deux ayant déjà un brillant avenir devant eux, elle en attendait de même pour son benjamin. Et cela incluait d’être de retour à 18h15 au plus tard à la maison afin de faire ses devoirs et participer à la vie de famille.
La ponctualité étant un signe de bonne éducation incontournable dans la culture britannique, la moindre minute de retard donnait lieu à une sérieuse réprimande. Autant dire que lorsque Julian poussa la porte de leur luxueuse maison victorienne de South Kensington, il ne s’attendait pas vraiment à sortir vivant de l’affrontement qui se profilait.
Ou du moins, pas entier. Pas avec presque deux heures de retard.
Sa mère l’attendait dans le hall, les bras croisés, très droite et le regard furibond qui semblait lui promettre mille souffrances s’il n’avait pas une très bonne explication à lui fournir. Heureusement, les quelques minutes de sprint qu’il avait dû parcourir lui avaient été bénéfiques. Julian avait pu polir son excuse pour la rendre si vraie que lui-même était prêt à y croire. Il avait également eu la présence d’esprit d’enfiler sa veste d’uniforme pour cacher le pull orange que lui avait si gracieusement donné Deidre en échange de sa chemise. Il n’osait imaginer la réaction de Mary si elle apprenait que cette dernière avait été brûlée par une jeune femme capable de traverser les murs.
Le jeune homme adressa un regard navré à sa mère et baissa les yeux sur ses chaussures trempées. La voix glaciale et tremblante de colère de sa mère le firent frissonner.
- J’espère que tu as une bonne explication pour ce retard, Julian Luciano Clever.
Lorsque Mary Manuela Clever s’adressait à vous par votre prénom entier, c’était le signe que l’Apocalypse ne tenait plus qu’à un fil. Julian tendit l’oreille et rit jaune – intérieurement bien sûr – en imaginant son père et sa sœur calfeutrés dans leur bureau et chambre respectif, l’oreille collée à la porte, en une vaine tentative de préserver leurs vies si par malheur sa réponse ne convenait pas à sa mère.
- C’est un regrettable concours de circonstance, commença prudemment Julian.
- Mais encore ?
Julian inspira un grand coup comme s’il s’apprêtait à se jeter à l’eau et continua en mesurant chaque mot :
- Je me suis rendu au bureau de l’orientation pour me renseigner sur les possibles stages et voyages que l’institut proposait et j’ai croisé M. Wilber.
Augustus Wilber était un proche de ses parents, connu et redouté pour sa capacité à parler pendant des heures pour ne rien dire et faire perdre son temps à tous ceux qui l’écoutaient.
Et malheureusement pour Julian, il était conseiller d’orientation dans son établissement scolaire. Il en profitait donc pour le poursuivre assidûment pendant les pauses pour lui parler de sa famille, de ses cours, de son avenir ou du café infect de la salle des maîtres. Sujets qui en l’occurrence n’intéressaient absolument pas Julian mais qui eurent pour une fois le mérite de peut-être l’aider à se sortir d’une situation délicate. Sa mère n’irait jamais s’assurer qu’il avait bel et bien parlé avec cet homme pendant une heure et demie, elle avait bien trop peur qu’il ne l’embarque à son tour dans une interminable discussion. Du coin de l’œil, Julian vit qu’elle s’était détendue et semblait même le couvrir des yeux d’un air compréhensif.
- Nous avons un peu parlé et…tu le connais, il ne sait pas s’arrêter à temps.
Hochement de temps approbateur et très léger sourire amusé. Julian vit cela comme un encouragement.
- A cause de lui, j’ai raté le bus et j’ai dû attendre le suivant car le métro ne marchait pas.
C’était vrai, la voie était bloquée pour rénovation. Comme sa mère ne semblait plus à deux doigts de bondir en avant pour lui tordre le cou, il s’autorisa à respirer plus librement.
- Voilà donc les raisons de mon retard. J’espère que vous pourrez m’en excusez, conclu-t-il avec un air penaud en se plongeant dans la contemplation du tapis persan de l’entrée qui lui rappelait un peu la tanière encombrée de livres d’Artilius. Il se demanda vaguement si elle avait déjà remarqué la disparition de sa bague et si elle s’était lancé à sa poursuite pour la récupérer. Discrètement, il effleura l’anneau d’argent tiède dans sa poche arrière tandis que sa mère lui administrait un sermon beaucoup moins virulent qu’il ne l’avait imaginé. Julian ne l’écouta que vaguement d’une oreille, ayant déjà eu l’occasion d’entendre sa rengaine à mainte reprises et sachant pertinemment qu’il y aurait à nouveau droit dans peu de temps.
Finalement, sa punition se limita à devoir monter dans sa chambre pour ne plus en sortir avant le lendemain. L’heure du repas étant passé depuis longtemps, il se passerait donc de dîner. Mais Julian savait bien que Mary malgré ses grands airs intransigeants était une mère bien trop attentionnée pour laisser un seul de ses enfants se coucher le ventre vide. L’adolescent était certain qu’elle chargerait Janet, sa grande-sœur ou Domenica Santos, leur bonne à tout faire de lui monter un sandwich avant le couvre-feu. Il ôta donc ses chaussures en conservant son air de pénitent, monta les escaliers et s’enferma dans sa chambre au fond du couloir sans relever les yeux sentant peser sur sa nuque toute l’attention de sa mère.
Il claqua la porte de sa chambre et colla son oreille au battant, attendant que le cliquetis des talons de Mary se soit évanoui en bas pour relâcher la pression.
Lorsqu’il fut bien certain qu’il n’y avait plus personne dans le couloir, Julian respira un grand coup avant de poser son sac au sol et de sortir la bague de sa poche. Il l’observa un instant, fasciné par les reflets que créait la lumière sur la surface polie. Maintenant qu’il la tenait fermement dans sa main, il n’avait l’impression qu’elle battait comme un cœur mais plutôt qu’elle vibrait doucement. Était-elle magique ? Il en était persuadé et n’en était que plus excité.
Encore une fois, il songea – un peu tard – que voler un objet dont on avait aucune idée de la valeur, ni de la dangerosité n’était peut-être pas la meilleure idée du siècle. Risquait-elle d’exploser s’il la manipulait mal ? Ou de transformer un membre de la maisonnée en animal par accident ? Julian se retrouva très vite avec l’impression d’avoir une bombe atomique entre les mains. Il préféra la poser sur son bureau avant de faire une bêtise comme par exemple, brûler ou exploser sa chambre ou peut-être même tout le quartier.
Mais à peine l’eut-il posé qu’il voulait la reprendre pour continuer son analyse. Ou juste pour la tripoter, sentir son poids dans sa main et s’assurer que ce n’était pas une illusion. Le danger de l’incertain rendait la chose encore plus intéressante. Julian ne s’était jamais senti aussi surexcité, aussi…vivant.
On toqua à la porte et il sursauta comme s’il s’agissait d’un coup de feu. Empochant la bague au passage pour la dissimuler à la vue du visiteur, il alla ouvrir.
Janet se tenait dans l’embrasure, une tasse de thé fumante dans la main droite et une assiette de crudités dans l’autre. Julian lui adressa un sourire radieux et s’effaça pour la laisser entrer.
- Alors frangin, on ne respecte plus le couvre-feu ? demanda-t-elle avec un sourire et un clin d’œil complice.
- J’ai été retardé par les événements, se contenta-t-il de répondre ne voulant pas trop se répandre en explications de peur de se trahir dans ses mensonges.
Il fixait la nourriture d’un air affamé et suivit sa grande sœur comme un petit chien. Elle posa la tasse et l’assiette sur son bureau avec un petit sourire entendu. Julian s’assit sur sa chaise à roulette et entreprit de dévorer voracement les bâtonnets de courgettes et les rondelles de tomates malgré la salade de fruits qu’il avait englouti un peu plus tôt. Toutes ses émotions lui avaient donné horriblement faim. Il sentit la bague s’enfoncer dans sa cuisse à travers le tissu de son jeans et se retint de gigoter nerveusement sur sa chaise.
- Comment s’est passé ta journée ? demanda-t-il entre deux carottes pour dissimuler son trouble.
- Bien merci. Mais je suis désolée, je ne peux pas rester. J’ai un match.
La jeune fille faisait en effet partie de l’équipe féminine de foot du club local, et en était même capitaine à la plus grande fierté de leur mère. Julian hocha la tête, compréhensif alors qu’elle l’embrassait sur le haut du crâne avant de repartir tout aussi soudainement qu’elle était arrivée en refermant la porte derrière elle.
***
Malgré la douceur des vapeurs de camomille, Julian savait qu’il ne trouvait pas le repos de sitôt. Son esprit tournait à plein régime, repassant en boucle les événements de la journée comme un film d’action passionnant qui faisait s’emballer son cœur et précipitait sa respiration. Tout le monde dans la maison s’était sûrement déjà couché, sauf lui. Il avait bien tenté de lire un livre, de compter les moutons ou d'écouter de la musique relaxante pour s’occuper ou au moins se détendre avant de dormir, mais rien à faire. Il était toujours autant sur les nerfs, allongé dans son lit à fixer le plafond blanc parfaitement ennuyeux, regrettant l’absence de fresques vivantes.
Ne pouvant rester tranquillement assis, il se leva pour commencer à faire les cent pas au milieu de la pièce. Il se frottait la tête des deux mains en marmonnant des paroles incompréhensibles, se mordant la langue dans son monolgue furibond. Tournant en rond comme un lion en cage, il finit par arriver devant sa fenêtre et s’assit sur le rebord pour observer la rue en contrebas.
Dehors le brouillard s’était épaissi, avalant les passants et faisant disparaître la route. Les lumières des lampadaires scintillaient comme des yeux dans l’obscurité et la lune faisait scintiller la brume. La nuit ne lui avait jamais semblée aussi accueillante et magique. Julian comprit qu’il n’arriverait jamais à se calmer en restant dans sa chambre à se tourner les pouces et prit alors une décision insensée.
Il retourna à la porte de sa chambre, s’assura qu’il n’y avait plus aucun bruit dans la maison et la verrouilla à double tour. Puis il ouvrit la fenêtre et jeta un coup d’œil en contrebas. Personne. La rue était déserte et avec l’obscurité, on ne verrait rien.
Il se tourna alors vers son armoire et s’habilla le plus silencieusement possible sans allumer la lumière, trébuchant de temps à autre sur le tapis et marmonnant des jurons à voix basse. Sur un jeans bleu marine et un pull passe-partout, il passa son manteau le plus épais et le plus noir. Il l’aimait bien car il lui donnait une allure plus âgée, plus mystérieuse aussi. Il fouilla un peu sous son lit pour en sortir ses bottes d’escalade qu’il enfila en deux temps, trois mouvement, s’emmêlant légèrement les doigts avec les lacets. Avant de partir, il glissa la bague volée dans une poche sans trop y penser et enjamba le rebord de sa fenêtre sans hésitation. Sa jambe gauche pendant dans le vide, il tâtonna du pied pour trouver une aspérité dans le mur et commença à descendre en passant l’autre jambe par-dessus la balustrade.
Il n’avait aucune crainte, ses gestes étaient calmes et assurés, ses mains et ses pieds trouvaient immédiatement des prises sur le vieux mur, même dans le noir quasi complet. Il avait déjà fait ça auparavant lorsqu’il n’arrivait pas à dormir, qu’il devait rejoindre des amis à une fête interdite par ses parents ou juste parce qu’il avait besoin de sensations fortes. Sortir la nuit par la fenêtre de sa chambre au deuxième étage, en se laissant glisser le long de la gouttière ou en s’accrochant aux aspérité de la façade, pour ensuite se balader quelques heures seul sous les étoiles dans le silence de la nuit dans le plus grand secret. Ses parents auraient eu une attaque s’ils l’avaient découvert.
Bien que ce soit sans conteste très risqué et particulièrement irresponsable, Julian avait besoin de ces escapades. Ça lui donnait l’impression d’être complètement libre pendant quelques heures. D’appartenir à un autre monde, secret, magique et inaccessible. Un endroit où il pouvait enfin se sentir lui-même.
Il atterrit donc sans bruit dans la pelouse de la petite arrière-cour de leur maison et escalada rapidement la grille qui le séparait de la rue. Seuls les miaulements des chat de gouttière, le grésillement des ampoules et le bruit de ses bottes sur le pavé brisaient l’harmonie silencieuse de la nuit.
L’avenue était complètement déserte et être le seul humain dehors à cette heure-ci gonfla Julian d’un sentiment de puissance. Il allongea le pas, prêtant l’oreille au moindre son et observant avec fascination l’aspect étrange et un peu effrayant que pouvaient prendre les bâtiments qui l’entouraient sous la lueur jaunâtre des lampadaires.
En suivant Cromwell Road jusqu’à Kensington High Street, il finit par atteindre Holland Park. Il escalada facilement la grille en fer ornée de dorure et continua sa petite expédition nocturne parmi les arbres et les petits étangs aménagés. Il apprécia le crissement des feuilles mortes sous ses semelles et observa l’herbe verte un peu amollie par le froid, regrettant quelque peu l’absence de neige en ce mois de novembre.
C’est au détour d’un chemin, alors qu’il observait les étoiles entre les branches nues des arbres qu’il entendit un chant.
Aussi gracieux et harmonieux qu’un air d’opéra et aussi rassurant qu’une brise de printemps, il faisait valser les feuilles et enchantait les brins d’herbe. Les oiseaux s’étaient tus et les insectes aussi. Le parc entier semblait retenir son souffle pour l’écouter.
Le cœur battant, Julian suivit la mélodie comme envoûté et atteignit le petit jardin japonais avec sa cascade artificielle qui chantonnait, son bel étang à l’eau claire et ses érables délicats. Julian avait toujours énormément apprécié l’ambiance que parvenait à créer ce lieu, surtout la nuit lorsqu’il était désert et non pas infesté de touristes.
Mais ce soir, il n’était pas seul.
En retenant son souffle, il aperçut, caché derrière les branches d’un petit arbre, une magnifique jeune fille assise sur l’îlot central. Sa peau lisse était si blanche qu’on aurait dit qu’elle brillait sous la lumière de la lune. Ses pieds trempaient dans l’eau transparente mais elle n’avait pas l’air pas incommodée par la fraicheur du soir, alors qu’elle n’était vêtue que d’une simple tunique de soie vert d’eau qui laissait à nu une grande quantité de peau blanche. Elle lui tournait le dos en brossant délicatement sa longue chevelure bleue avec un peigne de nacre. Elle ne semblait pas l’avoir entendu arriver car elle continua de chantonner doucement d’une voix claire. Des lucioles voltigeaient autour d’elle, éclairant la scène d’une lueur magique. Pendant un instant, Julian cru voir une fée.
Il voulut s’approcher sans faire de bruit pour mieux l’observer quand une brindille craqua soudainement sous son pied. La fille se retourna vivement, se leva d’un bond et cria de sa voix autoritaire mais ensorcelante :
- Qui est là ? Montrez-vous !
Julian sortit de sa cachette les mains bien en évidence et dit d’une voix tranquille :
- Désolé je ne voulais pas vous effrayer. Je passais simplement par-là.
Il était loin de ressentir l’assurance qu’il affichait. Ses mains tremblaient légèrement et son cœur s’emballa lorsqu’il croisa le regard méfiant de la jeune fille. Ses yeux étaient pareil à deux saphirs incandescents qui le clouèrent sur place. Il prit un instant pour reprendre son souffle avant de continuer :
- Et vous, qui êtes-vous ?
La fille le fixait toujours du regard, les poings sur les hanches et sûrement vexée de s’être fait surprendre mais au moins, elle ne semblait plus à deux doigts de lui lancer son peigne à la figure. Julian ne prit pas longtemps à comprendre qu’elle n’était pas humaine. Sa beauté surnaturelle, la vivacité et la grâce dans ses mouvements, ses yeux luisant dans l’obscurité et son aura de magie qu’il avait pu sentir un bref instant en témoignaient. Il devina aussi que comme Deidre, il n’aurait pas dû être capable de la voir. Il n’eut pas le temps de se demander comment cela était possible que la voix de la fille résonna dans l’air, s’envolant gracieusement dans l’air comme le chant d’un rossignol :
- Je suis Aalisha, l’ondine de cette source ! déclara-t-elle fièrement avant de pointer un doigt accusateur sur lui. Et toi, qui es-tu ?
- Julian Clever, pour vous servir, répondit-il en s’inclinant dans une courbette exagérée. Pardonnez-moi de vous poser la question damoiselle mais ne seriez-vous pas nouvelle à Londres ? Je ne vous avais jamais vu auparavant et pourtant, Dieu sait combien j’aime me tenir informé des nouveaux résidents.
Julian en faisait des caisses pour paraître détendu mais en réalité il était au bord de l’évanouissement. Une ondine ! Devant lui, à Holland Park ! Ô miracle !
L’ondine Aalisha sembla se renfrogner un peu et déclara en croisant les bras d’un air vexé :
- Vous n’êtes pas très bien informé alors. Ça fait bien trente-cinq ans que je suis là.
Julian se frappa théâtralement le front d’une main.
- Mais alors tout s’explique ! Je ne suis de retour en ville que depuis deux jours. Je me suis absenté quelques temps pour régler de menues affaires.
De toute évidence, et contrairement à Deidre, Aalisha n’avait pas compris qu’il n’était qu’un simple humain pouvant contourner les charmes par un hasard qu’il ignorait. Aussi décida-t-il de se faire passer pour une créature mythique sans pour autant prendre le risque de la baratiner sur son espèce. Il n’était pas assez informé sur le sujet pour se lancer dans un mensonge trop élaboré.
- Oh. Vous êtes parti longtemps ? demanda l’ondine en se rasseyant gracieusement sur son îlot après avoir visiblement décidé qu’il n’était pas une menace.
- Presque un demi-siècle si je ne m’abuse, répondit vaguement Julian en faisant mine de réfléchir.
- Où êtes-vous allé pendant tout ce temps ?
Aalisha avait repris son peigne et semblait décidé à reprendre sa coiffure. Mais elle lui jetait tout de même des regards intéressés que Julian prit pour des encouragements à poursuivre. Il s’assit donc en tailleur sur la berge et continua son récit imaginaire. Il savait que c’était mal – et dangereux – de mentir, surtout à une créature magique, mais la plus splendide jeune femme qu’il n’ait jamais vu de sa vie s’intéressait à lui. Qui était-il pour la décevoir ? Il décida, pour plus de réalisme, de reprendre l’aventure qu’avaient été ses dernières vacances en famille à travers le Continent en modifiant légèrement quelques détails.
- Principalement en Europe. Pendant les premières années, avec un groupe de collègues nous avons dû nous rendre en Espagne pour régler un petit conflit interne stupide entre deux autres confrères. Rien que cela nous a bien pris quinze ans ! Nous sommes extrêmement rancuniers, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Et puis, il y avait tant à visiter dans ce pays. Ensuite, nous nous sommes rendus en Italie pour résoudre une sordide histoire de rumeurs sur des sirènes qui enlèveraient des marins en coulant les bateaux.
Il prenait des risques en mentionnant les sirènes mais il en avait vu quelques-unes peintes sur le mur de Deidre. Elles avaient donc de grandes chances d’exister. Il soupira intérieurement de soulagement en voyant Aalisha acquiescer d’un air entendu :
- Les sirènes sont incapables de se contenir. Lorsqu’elles voient un marin qui leur plait, elles sont obligées de l’envouter.
- Certes, mais nous voulions quand même tenter de résoudre le problème de façon diplomatique avant que la Garde ne s’en charge.
Il ne savait toujours pas ce qu’était cette fichue « Garde » mais en voyant Aalisha frissonner à ses mots et ses yeux s’agrandir de peur, il comprit qu’il valait mieux s’en méfier et se tenir à distance.
- La Garde ou les Seraphims, murmura-t-elle en reposant son peigne et en jetant un regard nerveux aux alentours comme si l’un de ses « Seraphims » allait soudainement sortir d’un buisson pour les attaquer.
Julian hocha la tête d’un air grave et entendu, bien qu’il n’ait aucun idée de quoi elle parlait. Voyant qu’elle voulait changer de sujet, il poursuivit :
- Finalement, il s’est heureusement avéré que ces rumeurs n’étaient que pures calomnies. Les sirènes n’avaient rien à se reprocher, aucun marin n’avait disparu et les bateaux qui avaient sombré avaient été sabotés par une entreprise corrompue. Nous avons donc réglé ce malentendu. Ensuite, nous sommes allés en France où je suis resté une petite dizaine d’années pour observer des phénix.
Aalisha fronça les sourcils :
- Des phénix ? En France ?
- Oui, cela me semblait étrange à moi aussi donc je suis resté pour observer ce phénomène, rattrapa Julian. Et puis, on n’a pas toujours la chance de voir des phénix dans sa vie, autant en profiter, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
- C’est vrai. Mais aussi haut dans le nord, ça m’étonne. Les Français ne sont pourtant pas réputés pour avoir une faune très diversifiée.
- Et pourtant, on croise toute sorte de créatures étranges en France, répondit Julian avec un sourire complice. Un soir, nous avons même croisé quelques gobelins ivres et grincheux qui nous ont attaqué. Un de mes amis s’est fait mordre et nous a ensuite baratiné pendant des heures sur des nuages roses qui joueraient de la musique, jusqu’à ce que le venin cesse de faire effet.
Il haussa les yeux au ciel et Aalisha éclata de rire.
- C’est vrai qu’il n’y a rien de plus teigneux qu’un gobelin ivre. A part peut-être un nain.
- Ah mais, j’en ai vu aussi ne craignez rien ! C’était il y trois ans, dans un bar en Suède. L’un d’eux m’a lancé un bol soupe à la figure avant de se mettre à danser sur le comptoir et de me provoquer en duel en me menaçant avec un marteau. J’ai poliment décliné avant de fuir le pays le lendemain.
Aalisha explosa de rire, visualisant apparemment très bien la scène.
- Eh bien, monsieur Clever, vous semblez avoir judicieusement rempli ce demi-siècle, s’exclama-t-elle. Et maintenant, que comptez-vous faire ?
- Figurez-vous que j’avais rendez-vous avec des amis. Ils devaient m’emmener à une fête pour me permettre de recréer des liens et faire de nouvelles rencontres après mon absence. Certaines de mes connaissances sont mortes entre temps, dit-il en prenant un air peiné qui lui valut un regard compatissant de la part d’Aalisha. Mais nous nous sommes perdus de vue et depuis j’erre, seul et éploré.
- Comment avez-vous fait pour les perdre ?
Aalisha semblait très amusée de cette situation.
- Ils étaient déjà passablement éméchés lorsque je les ai rejoint et parlaient d’aller combattre le troll de Chiswick Bridge. Ils ont profité d’un bête instant d’inattention de ma part pour disparaître. Qui sait s’ils n’ont pas déjà atteint leur objectif ?
- Si c’est le troll de Chiswick qu’ils cherchent, ils vont être déçus. Il a déménagé sous le pont de Richmond Railway il y a quelques mois.
- Ah bon ? demanda Julian, sincèrement étonné de savoir qu’il y avait réellement un troll qui vivait sous l’un des ponts de sa ville. Il songea furtivement qu’il aimerait bien le rencontrer.
- Ça non plus vous ne le saviez pas ? demanda l’ondine le visage appuyé sur sa main et un sourire mi-amusé, mi-charmeur.
Julian mima la gêne en s’excusant :
- Je ne suis vraiment pas de retour depuis longtemps et j’ai quelques peu négligé de me renseigner sur les nouveautés.
Il leva le visage vers le ciel étoilé en essayant de prendre le même air mélancolique que Deidre. Celui de quelqu’un qui a beaucoup vécu et connu beaucoup de souffrance :
- J’ai tendance à oublier à quelques points les choses changent vite.
Il rebaissa les yeux sur Aalisha qui le regardait d’un air compatissant :
- Ou du moins…je fais de mon mieux pour ne pas m’en rendre compte.
Un instant de silence solennel s’étira entre eux. De toute évidence, Aalisha comprenait ce qu’il voulait dire. Elle était sûrement immortelle ou promise à une existence suffisamment longue pour que ça y ressemble. A son regard hanté, il comprit qu’elle connaissait la douleur de perdre des proches plus fragiles qu’elle. Alors que de son côté, Julian n’avait que dix-sept ans et n’avait jamais connu aucun mort. Il se sentit soudainement affreusement hypocrite. Mais se demanda vaguement avec quelle créature fantastique Aalisha pouvait bien le confondre.
- Assez parlé des sujets qui fâchent ! déclara Julian, retrouvant sa bonne humeur d’un coup.
Il se redressa et offrit son sourire le plus rayonnant à Aalisha qui battit faiblement des paupières.
- Vous qui êtes si bien informée, pourriez-vous me dire où se déroule cette fête que je puisse aller me changer les idées ?
Aalisha rougit et Julian triompha. C’était bien la première fois qu’il parvenait à faire rougir une fille.
- Je ne…suis pas aussi informée que cela, bafouilla-t-elle en essayant de se cacher derrière ses cheveux bleus.
- Je suis sûr que vous pouvez m’aider. Quand je suis parti, Londres était une ville plutôt calme. On n’organisait pas des fêtes surprises à tous les coins de rue.
- Mais… c’est une fête privée ou publique ? demanda Aalisha en fronçant ses fins sourcils indigo sous la concentration.
Touché par les efforts qu’elle faisait alors qu’il n’y avait en réalité aucune fête, Julian répondit en inventant au fur et à mesure :
- Mes amis parlaient d’un bar entre deux hoquets. Et d’alcool en particulier. Donc ce doit être une fête publique auquel tout le monde peut assister.
Aalisha cogita quelques secondes avant de claquer des doigts avec un sourire.
- Je sais ! Ça doit être la fête de la pleine lune au Midnight Club dans le Soho. La meute de loups-garous du coin tient toujours une fête monstrueuse pour chaque nouvelle lune. Pour ce qui est de l’alcool et des rencontres vous allez être servi.
Julian n’en croyait pas ses oreilles. Une fête en plein Soho avec uniquement des créatures magique comme Aalisha ou Deidre ? Des loups-garous ? Et de l’alcool par-dessus le marché ! Il était hors de questions qu’il rate un tel événement ! Peu importe que ce soit dangereux, rempli de créatures potentiellement dangereuses ou assez éloigné de chez lui. Il ne serait pas tranquille sans y avoir jeté un coup d’œil.
Il se leva d’un bond, bien décidé à s’y rendre et tout excité à l’idée de prolonger cette journée magique. Avant de partir, il adressa un dernier sourire à Aalisha :
- Merci beaucoup pour votre aide. Ma soirée ne serait peut-être pas aussi solitaire que je l’avais imaginé. Rafraichissez-moi juste un peu la mémoire, où se trouve le Midnight Club ?
L’ondine se tourna vers l’une des lucioles qui lui tournaient autour et referma la main sur une poignée d’entre elles. Elle souffla dessus et une poussière scintillante et nacrée s’échappa de ses lèvres. Elle rouvrit les doigts et libéra les lucioles qui avaient pris une teinte bleutée. Aussitôt ces dernières entourèrent Julian, voltigeant autour de son cou et effleurant ses mèches noires, semblant lui dire de les suivre. Le jeune homme réalisa que ce n’étaient pas des insectes luminescents mais de petites créatures poilues et scintillantes, aussi grandes qu’une balle de ping-pong, au corps rond avec de minuscules ailes irisées et des yeux semblables à des sequins.
- Elles vont vous mener à la fête, déclara l’ondine tandis que Julian observait les créatures d’un air fasciné.
En se tournant vers elle pour la remercier une nouvelle fois, l’adolescent vit qu’elle avait l’air peiné, comme si elle aurait bien voulu l’accompagner pour s’amuser elle-aussi.
- Voudriez-vous…venir avec moi ? hésita Julian en tendant la main.
Elle esquissa un sourire triste et secoua négativement la tête :
- Vous savez bien que je ne peux pas m’éloigner trop de ma source au risque de disparaître.
- Oui mais…je croyais…
En fait, Julian ne croyait rien du tout et se maudissait pour sa bourde. Mais Aalisha ne sembla pas s’en formaliser, ni même s’en apercevoir.
- Et puis, je ne tiens absolument pas l’alcool, dit-elle avec un sourire.
- J’aurais bien aimé vous avoir pour me protéger des gobelins sournois et des nains belliqueux.
Aalisha rit et agita la main.
- Vous vous débrouillerez très bien sans moi, je ne me fais aucun souci. De plus, je ne suis pas sûr que les loups-garous de Soho en invitent. Il n’y aura pas de vampires non plus donc il y a peu de chance qui vous finissiez saigné à blanc. Prenez tout de même garde aux satyres et aux elfes. Ils ont l’orgueil sensible lorsqu’ils sont soûls. Ne buvez pas trop pour pouvoir courir suffisamment vite. Et droit.
- Pour ça ne vous inquiétez pas, je suis champion. Mais comment puis-je vous remercier ?
Elle hésita mais finit par répondre.
- …revenez me voir un de ses jours. Que je puisse vous briefez sur ce que vous avez manqué pendant tout ce temps, ajouta-t-elle précipitamment.
Elle détourna rapidement la tête mais Julian put voir qu’elle rougissait adorablement.
- Si je survis à cette soirée, ce sera avec plaisir, lui répondit-il avec un sourire.
Il n’allait sûrement pas manquer une occasion en or de discuter un peu plus avec une créature magique. Elle hocha la tête et murmura :
- La journée, il y a trop de monde. Revenez plutôt le soir…
- Compris.
Il lui adressa un dernier clin d’œil complice et s’éloigna à reculons en faisant de grands gestes du bras pour lui dire au revoir. Elle lui répondit plus timidement en agitant simplement la main. Julian se détourna un instant pour chercher le chemin de la sortie des yeux et lorsqu’il voulut lui adresser un dernier salut, l’étang était vide et l’îlot désert. Plus aucune trace de présence humaine ou inhumaine. Elle avait disparue.
Décidément c’était une manie chez les filles aujourd’hui.