Le peintre triste

Par maanu
Notes de l’auteur : Mots à caser : beauté - étude - tristesse - choc - tonnerre

Un jeune peintre, s’en revenant
D’une promenade sur les quais,
Pousse sa porte, distraitement,
Pose l’écharpe qui l’habillait
Sur son porte-manteau tout tordu,
Et son chapeau feutré par-dessus.
Son geste est ralenti, machinal,
Son regard fixe ne voit rien ;
Ni sa chambre de galérien,
Ni, dehors, le ciel matinal.

    Le jeune peintre est préoccupé.
Dans la rue, juste avant de rentrer,
Il a vu, assis sur le trottoir,
Un petit enfant aux cheveux longs,
Les deux fesses sur le goudron noir,
Aussi malingre qu’un oisillon.
Et l’enfant, en cachant son visage,
Tremblant, pleurait à s’en assoiffer.
Le peintre, découvrant ce mirage,
Eut comme un choc, tout éberlué.

    Et l’image ne le quitte plus.
Il s’assoit devant son chevalet,
Sa toile vierge de tout trait,
Mâchonne son pinceau, résolu.
Il veut faire quelque chose de beau,
Retranscrire sur un grand tableau,
En une étude grandeur nature,
Cette vision d’un seul instant,
Et y apposer, fièrement,
La plus belle de ses signatures.

    Une allégorie de la Tristesse,
Voilà ce qu’il aimerait montrer.
L’idée est dans sa tête, accrochée,
Et cogne son crâne, comme une ivresse.
Elle y est bien, il y fait chaud,
Contre sa cervelle molle et douillette,
Mais est est lourde, et comme en trop.
Et, dévorant toutes ses pensées,
Devient peu à peu grassouillette ;
Impossible de s’en délivrer.

    Pendant des jours – des nuits aussi – ,
Et encore d’autres jours après ça,
Il se gratte la tête, assis
Sur son vieux tabouret de bois.
Il ne sait pas par où commencer.
Il sait comment peindre la Beauté,
Mais est-ce que c’est beau, ça, la tristesse ?
Il n’en sait trop rien, à vrai dire…
La beauté, on l’aime à s’étourdir ;
Être triste, qui ça intéresse ?

    Et plus notre peintre réfléchit,
Plus il en oublie qu’il faut manger.
Le sommeil, tout comme l’appétit,
Sans mot d’adieu s’en sont allés,
Et l’ont laissé là, assis tout seul,
Dans ses vêtements soudain trop grands,
Les yeux noircis et le teint blanc,
Les mains tremblantes ; et cette gueule,
C’est celle d’un naufragé hagard,
D’un orphelin, ou bien d’un bagnard.

    Allez savoir combien de jours
Se sont écoulés lorsque, soudain,
Un grondement de tonnerre sourd
Fait trembler la ville, de bon matin.
Dans la chambrette, tout a sursauté ;
La fenêtre s’est illuminée,
Et le miroir lui a répondu.
On court partout, en bas dans la rue ;
On veut vite se mettre à l’abri,
Car on entend venir la pluie.

    Et voilà qu’il n’y a plus rien,
Que les gouttes battant les pavés
Et martelant les carreaux fêlés.
Et puis, dans le lointain,
Un autre son, très doux, qui résonne.
Le peintre ne s’est pas retourné
Pour regarder l’orage qui tonne
Ni le vent qui s’est mis à hurler.
Mais en entendant ce carillon,
Il a changé de position.

    Tout doucement, il lève la tête,
Et se met à écouter, longtemps.
En bas, le son gonfle en s’envolant,
Tourbillonne comme un air de fête.
Il se mêle aux ronflements de l’eau
Et aux cris des bourrasques enragées,
S’élève et, avant d’être emporté,
Il parvient, par petits morceaux,
Jusqu’aux oreilles du peintre ému,
Debout sur son parquet vermoulu.

    Ça y est, il s’est enfin levé,
Comme un soldat au son du clairon
Ou un fermier au chant du coq.
Tout doucement, à pas mesurés,
Guidé par la lointaine chanson,
Qui dans la tempête se disloque,
Le peintre s’approche des carreaux.
De sa manche, il frotte l’un d’eux,
Que le froid, dehors, a fait vitreux,
Et il se penche sur le chaos.

    Tout en bas, là-bas sur le trottoir,
Une silhouette aux cheveux longs
Toute petite, habillée de noir,
Danse et tourne et rit sous les grêlons.
Dans le cerveau brumeux du peintre,
Comme enfumé de vapeurs d’absinthe,
Une image essaie de se frayer,
Dans ce voile, un chemin escarpé.
Il lui faut un très long moment,
Avant de reconnaître l’enfant.

    Longtemps, il le regarde danser,
Sautiller, les pieds dans la brume,
Crier fort pour parler au ciel,
Et secouer ses cheveux trempés.
Le peintre, tout à son amertume,
Malheureux, grommelant son fiel,
Se détourne de sa fenêtre,
De l’enfant jouant sous la tempête,
Et il retourne à son chevalet,
Les deux fesses sur son tabouret.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 27/08/2023
C'est beau ! Et mystérieux. J'ai eu l'impression qu'il y avait comme un transfert d'énergie presque magique entre les deux personnages, où l'artiste a aspiré la tristesse de l'enfant, qui soudain danse, puis va maintenant aspirer sa joie et créativité pour se remettre à créer, et ainsi de suite. Est-ce que ça parle aussi des immobilisations et pannes d'inspiration pendant les moments de détresse ? La sensation que plein de moments et thèmes se nichent dans cette histoire, plus adulte et humaine que les précédentes.
maanu
Posté le 27/08/2023
J'aime beaucoup ton image du transfert d'énergie ! J'avais effectivement en tête une transmission de la tristesse, mais je n'avais pas pensé à des "va-et-vient" des influences ! Ca me fait plaisir que des idées comme ça viennent à la lecture ! :D
Baladine
Posté le 22/06/2022
Waw c'est ta plus belle fable, à mon sens ! J'aime comme l'idée de la tristesse envahit le peintre, les objets et les éléments qui se personnifient à mesure que le peintre s'égare sans parvenir à créer, l'image de l'enfant dansant sous la tempête et magnifique, et la reprise, à la fin "les deux fesses sur son tabouret", superbe !
Je vois que tu as changé la couverture, elle est très très belle ! c'est toi qui l'as faite ?
maanu
Posté le 24/06/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Il me fait d’autant plus plaisir que j’ai hésité à publier ce texte-là parce qu’il détonne un peu à côté des autres, ne mettant pas en scène d’animaux
Et pour la couverture, je l’ai faite pendant un dimanche d’ennui, contente qu’elle te plaise (surtout que je trouve toujours tes couvertures très jolies ;) )
Vous lisez