Une petite foule s’était assemblée autour d’Anna. En reprenant connaissance désorientée elle sonda les visages aux airs intrigués et aux regards inquiets qui l’assiégeaient: une bourgeoise au bec pincé barbouillé de rouge, un colosse à la mâchoire carnassière, un maigrichon coiffé d’un haut de forme écrasé comme un accordéon, un rouquin à la moustache mal taillée… Un vieux chien se fraya un chemin à travers la barricade de jambes et posa sa truffe humide contre sa joue. Un homme aux traits familier se pencha pour la redresser et fit fuir les curieux d’un geste de la main. L’attroupement se dispersa, soulagé de ne pas avoir à gérer l’incident.
- Ça va petite? Tu… tu n’as rien de cassé? Monsieur Fisher tapotait la main d’Anna pendant que son chien la reniflait en lui léchant le visage de sa langue âpre.
- Loup de mer? Monsieur Fisher? Les hommes en noir. Elle se redressa brusquement et chercha à retracer l’embarcation et son mystérieux équipage. À l’horizon, la voile grise de l’esquif ressemblait à un mince trait de charbon à peine perceptible.
Résolue, elle empoigna son sac de cuir en ignorant monsieur Fisher et s’élança vers les quais. La large main du marin freina Anna en l’agrippant par le poignet.
- Attends, où vas-tu? Comment as-tu fait la traversée jusqu’au village? Ta grand-mère sait que tu es ici? La petite fille se ramollit de honte. Elle resta suspendue par le bras sans oser se retourner pour répondre.
- Non… elle n’est pas au courant… je… Je me suis cachée… dans votre bateau ce matin… lors de votre passage au phare.
La grande main libéra Anna. L’enfant se retourna vers le vieil homme en s’attendant à une récrimination sévère. Le sourire bienveillant de monsieur Fisher la rassura.
- Ne t’en fait pas petite blatte des cales, je te ramènerai sur ton rocher demain. Pour le moment, suis-moi, la marée est baissante et le port n’est pas un endroit sûr pour une fillette.
Petite blatte? Ce sobriquet n’aurait pas plu à son aïeule ni à elle d’ailleurs. Un peu froissée, Anna passa son sac sur son épaule et trottina derrière le marin qui gravit l’allée principale à grandes enjambées, flanqué de son vieux chien.
Tout au long de la voie, des marchands avaient étalé leurs denrées.
Monsieur Fisher ignora l’échoppe de pains aux parfums sucrés et torturants. Il ne s’arrêta pas devant l’étale de fromages aux effluves obsédants. Il ne ralentit même pas face au comptoir de sardines frites, aux fumets diaboliquement harcelants…
« J’ai faim, j’ai vraiment trop faim, je ne peux plus avancer » Anna, se faufila parmi les clients et se pencha, les narines bien ouvertes pour humer les poissons grillés déposés dans des cornets de journaux. Ils semblaient attendre en rang prêt à être dévoré et Anna ne put résister à se saisir d’un cône. Elle eut à peine le temps d’avaler une première sardine qu’une main griffue enserra son poignet.
- Dit donc maigrelette, où tu te crois? Il faut payer avant de s’empiffrer. Le geste violent projeta les sardines dans tous les sens et la mégère tira Anna par-dessus l’inventaire. La bouche aux dents gâtées de l’hargneuse propriétaire expulsait postillons et jurons et l’enfant traumatisée resta muette comme une carpe, attendant que le cyclone d’injures se calme.
- Tu es nouvelle ici. Tu sembles fraiche et seule… La grosse femme à l’œil brillant évalua Anna comme si elle estimait un arrivage de poissons. De sa main libre, elle apprécia le visage de sa proie en la saisissant par les cheveux. Je peux te dénicher du travail si tu veux, tu n’es pas vilaine…
- La fillette est avec moi, voici pour tes sardines Gwenn dents noires. Monsieur Fisher allongea quelques pièces sur la table et arracha Anna, tremblotante, des griffes de la harpie. Il confrontait la marchande en cachant l’enfant sous son kabig de laine.
- Erwan Fisher, je ne savais pas que cette fluette t’accompagnait. C’est qu’il y a longtemps que l’on ne t’a pas vue avec une fille… Elle rassembla quelques poissons qu’elle glissa dans un cône de papier et les remit malicieusement au protecteur d’Anna. Voilà, sardines toutes fraiches, juste pour toi… toi et ta fleurette. Et elle se retourna pour servir d’autres acheteurs en commérant à propos des habitudes douteuses du vieux pêcheur.
Monsieur Fisher s’écarta rapidement en maintenant son lourd manteau sur les épaules d’Anna qui restait silencieuse. Embarrassé, il lui tendit l’emballage de friture. Elle marchait honteuse les bras repliés autour du paquet. Ils parcoururent le dernier kilomètre qui séparait la résidence et le marché sans s’adresser la parole.
Les hauts appartements, agglomérés dans la ruelle empêchaient la lumière et la chaleur du soleil d’atteindre le sol. L’air frais, saturé d’humidité, suintait sur les lambris de bois et la pierre des façades noircies de crasse. Assis devant le seuil d’une porte écrasée et basse, des enfants crottés ricanaient en observant le duo s’approcher.
- Une pièce pour vidanger le pot de chambre et de l’eau fraiche pour baigner la cocotte, lança le plus vieux des garçons en avançant la main.
Monsieur Fisher contourna les gamins et s’engagea sous le porche en entraînant Anna à l’intérieur. Un hall exigu, cerné de portes, donnait sur un escalier de service étroit, cintré d’une rampe qui se tordait sur plusieurs étages.
La peur tenaillait Anna. Et si Erwan Fisher n’était pas un homme bon… ils gravirent les marches menant au premier palier. Derrière un mur mal isolé, un mari hurlait contre son épouse et leur bambin braillait pour avoir le sein. Et s’il s’avérait mauvais comme Gwenn Dents-Noires. Ils atteignirent le second étage. Le parquet craquait et ses genoux tremblaient. Ils grimpèrent jusqu’au troisième niveau. Loup de mer aboya vers le vide, le museau entre les barreaux. Un fuyard fit claquer une porte. Ils passèrent le quatrième palier et arrivèrent enfin au cinquième, devant une entrée noire à la peinture écaillée, numérotée d’un minuscule 58. Le pêcheur sortit une clé rouillée, déverrouilla la serrure et poussa le portail qui s’entrouvrit en grinçant.
- Bienvenue chez moi, petite blatte. C’est modeste et mal chauffé, mais tu y seras en sécurité.
La pièce, perchée tout en haut du lugubre bâtiment, était inondée d’une lumière ardente. Les grandes lucarnes habillées de draperies rayées s’ouvraient sur la mer. Le logement était composé d’une seule chambre assez bien entretenue. Sous les fenêtres, des cageots vides disposés en banquette offraient une place confortable pour picoler ou boucaner comme le trahissaient les bouteilles et la pipe bien curée sur une tablette. Une corde à linge pendouillait lâchement au-dessus d’un poêle à la cheminée pliée. Dans un coin, un hamac, un coffre et la paillasse du chien. Sur un mur, quelques crochets pour y suspendre un couvre-chef ou un manteau et au centre de la pièce, une petite table entourée de chaises bien placées où y étaient posés une lanterne et un couvert d’étain aligné.
Anna se retourna vers monsieur Fisher et se jeta à sa taille en sanglot.
- Je suis désolé, j’avais tellement faim. Je suis une idiote, une fillette. Je ne voulais pas vous causer d’ennui. Monsieur Fisher serra l’enfant contre son cœur, érodé par le ressac de la vie. Un cœur qui avait tant aimé autrefois. Tant aimé une femme, tant aimé un fils.
- Ne pleure pas petite blatte, ce monde n’est pas fait pour les cœurs d’éponges.
*
Anna retrouva l’appétit. Accoudée aux fenêtres de l’appartement, elle avait englouti les sardines et oublié la matrone du marché. Son juchoir culminant lui offrait un incroyable point de vue sur une courtepointe de toits et de cheminées bordant un océan serti de perles. Son phare minuscule et rassurant brillait sous le soleil de midi. Elle espionnait les allées et venues et comptait les chats qui chassaient les pigeons sur les pignons.
Monsieur Fisher admirait le minois de l’enfant submergé par la lumière basse d’automne. Elle avait une peau lisse, couleur café crème, un visage ovale et de grands yeux noirs en amande reflétant l’infini. Comment était-ce possible ? Aussi jeune. Et pourtant, ce soir-là. Ce soir marquant où il avait effectué la traversée pour cacher ce bébé et cette maman… et la missive mystérieuse… Il y a… il y avait trente ans déjà. Ébranlé, Il se refusa de réfléchir plus loin.
- Petite blatte, je dois courir le charbon et ramener de quoi manger pour le diner. Je veux que tu restes dans la chambre et que tu évites de sortir. Pas question que tu te fasses mettre la main au collet ou que tu atises davantage les ragots des voisins. Monsieur Fisher s’était éloigné et comptait les pièces qu’il venait d’extraire de sa poche toute retournée.
- Amenez-moi avec vous, je me ferai toute petite et discrète. Vous me cacherez dans votre manteau s’il le faut et…
Le marin devint bleu. La monnaie tinta lorsqu’il abattit son poing sur la table.
- Écoute, je n’ai pas le temps de m’occuper d’une…d’une enfant à cervelle d’anchois incapable de cogiter avant d’agir. Ta grand-mère doit être dévastée par ton départ irréfléchi et je t’ai déjà mentionné que le port n’était pas un lieu fréquentable pour une fillette. Demain, je te retourne au phare. Plus question de t’égarer… Donc tu restes sagement dans cet appartement et tu attends mon retour. Monsieur Fisher enfila son Kabig, enfonça la poignée de sous dans sa poche et sortit en claquant la porte derrière lui.
La réaction impulsive et blessante cloua Anna sur place. Offensée, elle se recroquevilla en se tenant les chevilles et tenta de débrouiller ses angoisses.
- Une enfant à cervelle d’anchois? Incapable de cogiter avant d’agir? Je ne suis pas une princesse que l’on enferme, finit-elle par penser. Je n’ai pas besoin d’être protégée ni des bestioles ni de Gwenn Dents-Noires. Elle chercha Monsieur Fisher par la fenêtre, elle le vit disparaître derrière un bâtiment. Il avait le pas lent et triste.
- Je n’ai pas envie de retourner dans ce fichu phare… elle luttait pour contenir ses sanglots. Elle comprenait plus que jamais ce qu’elle devait sacrifier. Anna avait besoin de liberté. Son sac de cuir reposait tout près de la sortie. Il serait si facile de s’en saisir et de courir. Courir loin de cet appartement, loin de ce hameau et de Monsieur Fisher. Appareiller, mettre les voiles, prendre le large… pourquoi fallait-il que ça lui fasse si mal ? Elle n’osait plus bouger. Comme si ses certitudes risquaient de chavirer.
- Je ne dois plus imposer ma présence à monsieur Fisher… Ni abuser de son hospitalité. Il doit vivre seul depuis longtemps. Elle inspectait la poussière accumulée sur les rideaux, les toiles d’araignées tissées entre les solives et le plancher terreux. Son étude du parquet s’arrêta sur une pièce qui avait roulée entre les doigts du vieux lorsqu’il heurta la table.
- Avant de partir, je vais rembourser mes dûs, elle saisit la monnaie, enfila ses bottines et dévala les cinq étages de l’édifice. Elle fut ravie de constater la présence des enfants.
- Une pièce pour vidanger le pot de chambre et de l’eau fraiche pour baigner la cocotte, annonça-t-elle fièrement.