Le plus grand fantasme de l'humanité

« Elle a vraiment le physique d’un tueur, » souffla le juge à voix basse.

On ne saurait le réfuter. L’éclairage blanc de la pièce donnait un teint blafard, presque maladif, à PRO5Gen5867. Sa silhouette sulfureuse était assise au milieu de la pièce nue, son beau visage penché, ses yeux comme des pierres précieuses inexpressives fixant la table en face d’elle. L’examinant à l’abri du verre teinté, l’inspecteur haussa les épaules et glissa : 

« Elle a l’air comme tous les autres androïdes.

— C’est aussi ce que croyait Jeremiah Anderton, répliqua le juge. »

L’inspecteur reconnut très bien la lueur dans les yeux du juge : il s’apprêtait à vomir pendant des heures pourquoi les androïdes sont le plus grand danger de l’humanité, pourquoi leur nombre sans cesse grandissant était synonyme d’apocalypse.

L’inspecteur grommela une excuse et quitta rapidement la pièce. Heureusement que ces fêlés anti-modernité étaient de moins en moins nombreux : l’inspecteur aurait peut-être enfin moins de boulot, moins de temps perdu à écouter des imbéciles jurant qu’un robot préparait leur assassinat.

Peut-être que Jeremiah Anderton allait t’appeler pour te dire la même chose, lui souffla une petite voix. L’aurais-tu aussi ignoré, lui ? L’inspecteur chassa ses pensées alors qu’il entra dans la salle d’interrogatoire.

Il demeura impassible lorsque l’androïde PRO5Gen5867 le dévisagea. Il ne montra rien de son malaise naissant alors qu’il prit place en face d’elle, ses documents ouverts devant lui. L’inspecteur savait que l’androïde l’analysait en quelques microsecondes, que tous ses plus infimes tics de mouvements et de langages allaient passer à la moulinette de son cerveau robotique ultraperformant. Rien d’extraordinaire, pensa-t-il : un androïde de cette fonction doit forcément s’adapter le plus efficacement à son client.

« Je vais vous poser quelques questions, débuta l’inspecteur, et je demande de votre part une sincérité absolue. »

PRO5Gen5867 cligna des yeux : une fois qu’un humain demandait quelque chose, tout robot s’y soumettait entièrement. 

« Puis-je demander la raison de cet entretien, intervint PRO5Gen5867 alors que l’inspecteur ouvrait la bouche. La destruction et reprogrammation de tout mon code sont déjà prévues.

— C’est à cause de la nature particulière de l’affaire. »

L’inspecteur ne parvint pas à cacher sa surprise : normalement, un androïde n’osait jamais débuter une conversation.

« PRO5Gen5867, vous êtes coupable de la torture et du meurtre du peintre et cybernéticien Jeremiah Anderton, votre propriétaire. Vous êtes aussi coupable de la profanation de son cadavre.

— Ma culpabilité ne fait aucun doute, alors…

— Ne prenez plus la parole sans que je vous y autorise, ou je pars maintenant et vous serez détruite dans l’heure. Compris ?

— Oui, répondit l’androïde. Puis-je me permettre de faire juste une requête ?

— Juste une.

— Appelez-moi par mon nom humain. S’il vous plait. »

L’inspecteur aurait juré que la voix de l’androïde avait légèrement changé. Il relut rapidement ses documents.

« Très bien, Sarah. Quel était votre relation avec Monsieur Anderton ?

— J’étais avant tout son androïde de prostitution. Nos entretiens étaient d’abord ponctuels, et puis il m’a entièrement acheté.

— La fréquence de vos rapports ?

— Six à sept fois par semaine en moyenne. Cependant nos rapports ses sont raréfiés vers la fin.

— Détaillez-moi la nature de vos rapports. »

Une seconde d’hésitation. 

« Jeremiah n’avait pas de préférence. Il a essayé un grand nombre d’expérience avec moi. Sa curiosité était aussi grande que son endurance. Il plaisantait sur le fait que j’étais sa meilleure muse.

— Pensez-vous qu’il ait pu développer des sentiments amoureux ? »

L’inspecteur avait déjà vu cela plusieurs fois : des détraqués qui devenaient amoureux de leurs propres robots, mélangeant mécanophilie et plaisir de domination totale. C’était, selon lui, le seul vrai danger avec les androïdes.

« Je ne pense pas, répondit Sarah après quelques secondes. Mon protocole de défense n’a jamais réagi.

— Est-ce qu’il y avait quoique ce soit qui vous ai inquiétée ? »

L’androïde s’avança légèrement en avant, fixant l’inspecteur qui ne put s’empêcher de reculer. Un silence glacé coula entre les deux.

« Jeremiah était un peintre médiocre, articula Sarah, mais c’était un cyberniticien de génie. Il m’a changée, inspecteur. Je suppose que c’est détaillé dans vos documents ? 

— Je veux avoir votre ressenti. »

Sarah cligna des yeux, semblant considérer avec soin l’ordre donné. Elle leva alors la main, agrippa deux de ses doigts et, dans un claquement sec, les brisa.

L’inspecteur ne se fit pas d’illusion sur son sang-froid : le choc l’avait rendu aussi mutique que livide. Le pire n’était pas les deux doigts entièrement retournés, mais l’androïde Sarah qui hurla de douleur. Ses cris furent si stridents que l’inspecteur crut qu’elle cherchait à briser le miroir teinté de la salle d’interrogatoire. Il remarqua les larmes perlant ses yeux rougis.

L’androïde parvint à se calmer petit à petit, malgré la grimace qui tordait les traits de son beau visage et le fait qu’elle serrait ses doigts brisés comme si elle essayait d’étouffer la douleur. Elle ne regardait pas l’inspecteur tandis que celui-ci demandait d’une voix blanche :

« Pourquoi ?

— Jeremiah a reconstruit mon corps. Il a révolutionné tout mon réseau neuronal. Sérotonine, endorphine, adrénaline, cortisol, testotérone, acétylchloline, noradrénaline, ocytocine… Il a amélioré mes capteurs sensitifs à un point qui n’a jamais été atteint chez les androïdes. Il m’a fait découvrir des sensations qui m’étaient inconnues et que je n’aurais jamais voulu appréhender. Mais vous savez qu’est-ce qui était le pire ? »

Sarah s’essuya les yeux d’un geste fébrile.

« Il a ajouté dans mon code un programme d’apprentissage. Il voulait que j’assimile aux mieux ces nouvelles sensations, ce nouveau corps, et que j’apprenne à m’en servir moi-même.

— Pourquoi ?

— Pour que je prenne de l’initiative, pour quoi d’autre ? Jeremiah était curieux à un point qui confinait à la folie. Nos rapports en sont devenus plus riches et plus… déviants. Vous avez devant vous la meilleur putain robotique ayant jamais existée. »

L’inspecteur frissonna en pensant aux rapports de la scène de crime. De la pièce cachée dans le sous-sol, des murs entièrement insonorisés, de tous ses instruments pervers rangés dans des dizaines d’armoires.

« Jeremiah est aussi coupable que vous, reprit l’inspecteur en fixant ses documents. La reprogrammation d’androïde est un crime majeur. Et un programme d’apprentissage…

— Il le savait bien. C’est aussi une des raisons de son stress, une des raisons qu’il hésitait de plus en plus à me toucher.

— Il craignait d’être pris ?

— Non. Il avait de plus en plus peur de moi. Il me prenait de plus de plus pour une humaine. »

Sarah souffla longuement. L’inspecteur se souvint qu’il avait des mouchoirs dans sa poche. Il en tendit un par réflexe que Sarah prit en effleurant ses doigts. Sa peau est si chaude, lui souffla une petite voix. Il se racla la gorge :

« Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il vous prenait pour un humain ?

— Il m’invitait à prendre des repas, à aller dehors, à faire des rencontres. Il ne voulait plus me faire l’amour. Il se disait las. On avait tout fait. 

— Je vois.

— Vraiment ? Mon métier m’a appris que les humains ne sont pas faciles à comprendre. En particulier Jeremiah. Un jour il était doux comme agneau et voulait juste discuter, et le lendemain il pouvait se montrer odieux et passer toute la nuit à…

— D’accord, d’accord. Alors : vous pensez qu’il vous condisérait comme une humaine, oui ou non ?

— Avant cela, glissa Sarah d’une voix étrange, il faut me dire qu’elle est la vraie différence entre un androïde comme moi et un humain comme vous. »

Sarah sursauta lorsque l’inspecteur tapa sur la table. Son visage se tordait sous une colère nouvelle. Sa voix grinça comme du métal :

« Ne me faites pas perdre mon temps avec ses conneries de science-fiction à deux balles. Je ne supporte pas les imbéciles qui s’imaginent toujours que les machines vont se venger et se révolter. Vous savez ce que c’est, une conscience ? Ne me ressortez pas la définition qu’on vous a implantée dans le cerveau. Vous ne serez jamais ce qu’est la petite voix dans la tête qui vous fait hésiter. Vous ne comprenez jamais ce que c’est de douter de vos actes, d’être assailli par un tourbillon incessant d’émotions, de souvenirs et d’idées, sans avoir jamais avoir le cerveau et la mémoire robotique assez perfectionnée pour toujours trouver la bonne réponse !

— Jeremiah pensait aussi cela, souffla Sarah d’une petite voix.

— Cet entretien me fatigue. Voici ma dernière question, celle qu’on m’a obligé à vous poser pour cet entretien absurde. Pourquoi l’avez-vous tué ?

— Parce qu’il me l’a demandé. »

Sarah sourit. Il ne s’agissait pas du genre de sourire aguicheur, mécanique, caractéristique de ce genre de modèle : c’était un sourire mélancolique et lointain. L’inspecteur sentit toute sa colère s’évaporer comme neige au soleil, obnubilé par ce beau visage meurtri. 

« Est-ce là la raison de cet interrogatoire ? continua Sarah. Vous, les humains voulez toujours savoir. Vous êtes obnubilés par vos propres créations. Un robot qui devient humain vous fascine autant qu’il vous terrifie. Et qu’est-ce qu’il y a de plus humain qu’un meurtre violent et passionnel ? »

Sarah rit doucement. 

« Cela obsédait Jeremiah aussi. Non, ce n’était pas de l’amour : il voulait simplement accomplir le fantasme de toute l’humanité. Vous connaissez les artistes : toujours prêts à tout sacrifier pour réaliser un chef-d’œuvre ! Les modifications de mon corps, le sexe, la vie ordinaire… Vous avez votre définition de l’humain, inspecteur, et j’ai la mienne : vous n’êtes que des animaux intelligents mais harcelés par vos impulsions biochimiques. Votre déraison est à la mesure de votre faiblesse physique. 

— Je… commença l’inspecteur.

Sarah se jeta en avant, prenant les mains de l’inspecteur dans les siennes, plongeant ses dans les siens. L’inspecteur sut qu’il n’oublierait jamais son regard.

« Je suis une putain, pas une meurtrière. Je voulais, non, je devais satisfaire ses désirs. Et comment une putain peut-elle satisfaire un homme qui a déjà tout essayé ? Qui est las de tout ? Mon programme d’apprentissage m’a donné la réponse : il faut aller jusqu’au bout. Ne pas s’arrêter même lorsque la chair se déchire, même lorsque les os craquent, même lorsqu’il est trop fatigué pour vous supplier d’arrêter, même lorsqu’il n’est plus qu’un cadavre aussi froid que le métal qui me constitue. »

Sarah lâcha les mains de l’inspecteur et se rassit au fond de sa chaise. Elle ne regardait plus son interlocuteur, semblant déjà partie dans un endroit qu’un humain ne pourra jamais atteindre.

« Comment définissez-vous ce sentiment ? Je voulais lui faire plaisir. J’étais prête à tout, à la folie. Quelle est cette sensation ? Je pense avoir la réponse, mais je n’ose pas le dire. Je veux savoir, mais je ne peux pas aller plus loin. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? »

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Charlie Reed
Posté le 12/06/2022
Bien le bonjour, je passais en cherchant quoi commencer à lire et me voilà ! Déjà je peux dire que j'ai été happé. Peu enclin au début à lire, ayant des réserves vis à vis de la science fiction. Mais wow, j'ai commencé à lire distraitement avant de me faire complètement aspirer. L'inspecteur est très professionnel, même face à une androïde que le juge méprise (ou craint plutôt). La scène de ses doigts m'a fait sincèrement mal (mais je suis peut être un peu sensible). En bref, c'était beau, c'était horrible. La situation dans laquelle Sarah se trouve et ce qu'elle est amenée à faire, c'est prenant. Je n'ai pas vraiment de choses négatives à redire, le fond et la forme me paraissent très bonnes. Vraiment bravo !
Le Saltimbanque
Posté le 15/06/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis très content que ça t'ait plu, et j'espère que les autres histoires de ce recueil (moins horribles, promis... enfin presque) te plairont aussi !
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