Les Mendiants

Tandis qu’elle se dirigeait vers le quartier de Soho en compagnie de Faye, Sofia se remémorait avec un pincement au cœur les dernières paroles que Chamberlain avait tenues avant de mourir.

-Albert…Je veux voir mon Albert…

Elle espérait de tout cœur que le dénommé Albert n’ait pas fomenté l’assassinat de son père. Ce dernier qui avait été si heureux de retrouver son fils. Ce serait tellement cruel. Tellement injuste... Et Sofia était de celles dont l’injustice la dévorait de toute part.

Mais s’il s’avérait qu’Albert avait bien prémédité ce crime avec la complicité de Néhémie Wilson, il était également possible qu'il ait pu contribuer aux meurtres de Nimbert et Leemoy. Mais pourquoi en auraient-ils eu après eux ? Quel pourrait en être le motif ? L'assassinat de son père pouvait avoir un alibi évident, celui de grapiller l'héritage de ce dernier. Mais dans ces cas-là, pourquoi en avoir après les deux autres ? 

Toute ces questions sans réponse donnaient la migraine à Sofia. Il était très difficile d'y voir clair dans toute cette histoire.

Si seulement elle pouvait comprendre la signification de ces maudites cartes trouvées dans les poches ! Cela lui permettrait de démêler ne serait-ce qu’un peu le sac de nœuds que représentait cette affaire. 

Après avoir quitté les lieux sûrs de Coventry Street, Sofia et Faye s’engouffrèrent dans une des ruelles du quartier de Soho. Alors qu’elles avancèrent dans les rues sombres aux murs empreint de saleté, un léger brouillard flottait dans l’air et une odeur nauséabonde envahit leur narine. Cette odeur, c’était pire que tout ce que Sofia aurait pu imaginer. Une odeur insoutenable qui secouait son estomac. Instinctivement, elle remonta l’écharpe sur son nez. Elle regrettait d’avoir mangé tous ces scones aux raisins car elle sentait qu’ils allaient bientôt être renvoyés sur le sol souillé. Faye était encore plus déstabilisée que Sofia par cette senteur pestilentielle. Elle qui avait toujours eu pour habitude d’avoir les poumons emplis de l’air pur de la forêt, elle n’aurait jamais pu croire une seconde qu’une telle odeur puisse exister.

Mais si ces relents avaient complètement retourné Sofia, la stupeur de cette dernière n’était rien en comparaison à ce qu’elle découvrit devant elle. Elle se souvint alors d’une phrase qu’elle avait lu dans l’un des numéros de La Voix au Chapitre où Néhémie Wilson décrivait des conditions de vies désastreuses subies par un très grand nombre de londoniens 

« Vous ne découvrirez la définition du mot pauvreté que le jour où vous la verrez de vos propres yeux »

Et en cet instant, Sofia découvrit en effet la définition du mot pauvreté.

Dans ce quartier lugubre aux murs d’un noir crasseux, la misère respirait dans chaque recoin où Sofia posait son regard. Des dizaines de mendiants étaient assis à même le sol. C’était un véritable défilé de silhouettes squelettiques, de guenilles rapiécées, de casquettes trouées, de peaux maculées de suie, de cheveux gras entremêlés, de bouches édentées. Les corps emmitouflés dans des couvertures effilochées tremblaient de froid. La fatigue se dépeignait dans les pupilles éteintes. Des mains se réchauffaient au-dessus de flammes brûlant dans des barriques ou grattaient de manière insistante des chevelures infestées de parasites. Des femmes coiffées de charlottes usées tenaient leur nouveau-né dans des taies d’oreillers noircies et leur faisait manger une sorte de bouillie noire contenue dans des récipients en bois. A la vue de cette « nourriture », Sofia réprima un haut-le-cœur. Elle ne savait pas ce que c’était et ne voulait pas le savoir. 

Au fur et à mesure qu’elles avançaient dans le quartier, Sofia et Faye s’aperçurent que le tableau restait désespérément inchangé à chaque tournant de rue. Odeur nauséabonde, suie maculant les peaux, vêtements reprisés maladroitement, silhouettes amaigries, visages blêmes, les mains grattant des chevelures aux inextricables nœuds…Les nécessiteux du quartier de Soho étaient nombreux. Beaucoup, beaucoup trop nombreux. On aurait dit que ça n’en finissait pas. Des milliers de vies brisées, méprisées, oubliées…

Sofia avait l’impression d’être tombée dans un monde parallèle. Comment était-il possible de laisser des êtres humains vivre dans de telles conditions ? Comment était-il possible que le gouvernement ne fasse rien pour pallier à ce fléau déshumanisant qu’était la pauvreté extrême ?

Elles progressèrent dans le quartier tout en s'assurant de ne pas marcher sur des pieds, des bols de nourritures moisies ou des chapeaux dans lequels traînaient des piècettes. 

Elle était venue ici pour poser des questions sur Albert Chamberlain, pourtant, Sofia n’osa déranger aucune personne ici présente. Elle était même très mal à l’aise. En effet, tandis que les deux jeunes femmes se frayaient un chemin à travers la cohue indigente, elles étaient dévisagées de toute part. Il fallait dire que leurs cheveux soyeux, leurs vêtements propres ainsi que leurs peaux immaculées contrastaient cruellement avec les chevelures emmêlées, les visages noirs de suie ou encore les vêtements loqueteux, ne faisant que mettre en exergue la crasse excessive dans laquelle toutes les personnes ici présentes vivaient. D’une certaine façon, Sofia et Faye étaient comme deux joyaux au milieu d'un amas de charbon. Il n’était donc pas surprenant qu’elles soient fustigées par des œillades glaçantes où couvait une jalousie latente. La main de Sofia se réfugia d’elle-même dans celle de Faye. Cette dernière pressa la main de son amie et lui adressa un sourire réconfortant qui voulait dire « Ne t’en fais pas, je suis là ».

Puis Sofia sentit quelque chose agripper un pan de sa robe, entravant son avancée. 

-Et dis donc ma jolie, c’est une bien belle robe que tu portes, dit une voix légèrement éraillée.

Sofia s’aperçut que c’était un homme édenté qui avait saisi le pan de sa robe de sa main.

-Lâchez-moi ! s’alarma Sofia en essayant de se dégager de la prise du mendiant.

-Pour avoir une aussi belle robe, c’est qu’elle doit avoir une belle somme dans son porte-monnaie, ajouta une clocharde aux long cheveux embroussaillés. Vas-y Bill, vérifie.

Le mendiant tira alors plus fermement sur la robe de Sofia afin de plonger sa main crasseuse dans la poche de cette dernière.

-Lâchez-moi ! s’écria Sofia dont la panique redoubla.

Faye frappa vigoureusement la main du mendiant, qui grimaca de douleur. La prise de ce dernier s’arracha aussitôt de la robe de Sofia.

-Qu’est-ce que t’as pas compris quand elle t’a dit de la lâcher ? s’exclama Faye, furieuse. Laisse-la tranquille !

C’était la première fois que Sofia voyait son amie habitée par la fureur, ce qui ne manqua pas de déstabiliser. Faye était d’une nature si joyeuse et emplie de vie que Sofia aurait juré que la jeune rouquine n’était pas taillée pour ressentir un quelconque sentiment de colère.

Le clochard que Faye venait de violenter se leva alors d’une traite. 

Machinalement, sans même comprendre ce qu’elle faisait, Sofia retira la barrette de ses cheveux et la pointa en direction du mendiant. Sa main tremblait. Elle se rendit compte en cet instant qu’il y avait une grande différence entre posséder une arme afin de se sentir en sécurité en cas d’attaque et le fait de vraiment s’en servir. Et au vu de la situation présente, il y avait de fortes chances qu’elle doive utiliser sa lame dans l’immédiat pour se défendre. Cette pensée la glaça de peur. Jamais de sa vie Sofia n’avait eu l’intention de faire du mal à qui que ce soit.

-N’appro…N’approchez pas… ! balbutia-t-elle.

Sofia se voulait intimidante mais le ton de sa voix trahissait sa peur. Ce qui faisait que le clochard n’était pas intimidé. Bien au contraire, il semblait vouloir en découdre fermement avec elle. 

-Oula ! Mais c’est qu’elles me menacent, ces petites pestes ! vociféra le clochard.

A cet instant, une sévère tension teinta les environs. Une tension où on comprenait que quelque chose de mal était sur le point de se produire. Comme une bagarre. Voire pire…

La malveillance emplissant les regards environnant avaient décuplé. Le cœur de Sofia ne cessait de marteler contre sa poitrine. Elle avait peur. Très peur. 

Dans la rue où Faye et elle se trouvaient, les clochards étaient une bonne centaine. Cent contre deux. Ca allait forcément mal finir…

-Te laisse pas faire Bill ! tempêta quelqu’un dans la cohue.

-Ouais, fait leur leur fête à ces deux pimbêches ! Montre leur de quel bois tu te ch…

-Qu'est-ce qu'il se passe encore ?!

A cet instant, l’agitation laissa place à un silence brutal. Une voix imposante, comme rare existait, venait d’imprégner les environs. Une voix forgée dans le fer de l'autorité. 

Tous les regards se détachèrent alors de Sofia et Faye pour se fixer sur la silhouette d’un homme qui venait de surgir du fond de la ruelle. Il était vêtu de haillons, de longs cheveux gras dégoulinaient sur son torse musclé et de légères traces de suie maculaient son teint hâlé. Sofia le reconnut immédiatement. C’était Victor, celui qui avait empêché Lyd de s'en prendre à elle dans cette venelle sombre de Coventry Street il y a quelques jours.

Cet homme avait quelque chose d'impressionnant. Cette seule phrase qu’il venait de prononcer ainsi que le silence qui en avait succédé suffisait à faire comprendre à Sofia qu’elle se trouvait en face de quelqu’un chargé d’une aura de chef incontestable. Quelqu'un à qui on obéissait sans demander son reste. Etait-il l’un des chefs des Muridés avec Albert Chamberlain ?

Au côté de Victor, Sofia aperçut une femme vêtue d’un manteau noir décousu et qui arborait une longue chevelure couleur prune. Sofia déglutit de peur. 

C’était Lyd, celle qui l’avait menacé…

-Vous allez me le faire répéter jusqu'à ce que je devienne aphone ou quoi ? s’exclama Victor à l’ensemble de la cohue de mendiants. Je vous ai dit je ne sais combien de fois d’arrêter d’agresser les gens ! Vous trouvez pas qu'il y a suffisamment de violence comme ça dans les rues avec les Rosers? 

-Sauf que cette fois, c’est pas nous qu'avons ouvert les hostilités, Victor. C'est cette demoiselle qui a dégainé sa lame ! tempêta le clochard en pointant son index crasseux vers Sofia.

-C'est parce qu’il était sur le point de la voler ! protesta Faye.

 -Et alors ? répliqua un autre clochard derrière elles. Dans les rues, le vol c'est aussi banal que de respirer. Pas la peine de s'affoler pour si peu !

 -Victor, t'as vu un peu! fulmina Lyd en pointant son index. C'est les deux fouineuses qu'on a failli saigner la dernière fois ! Il me semblait pourtant vous avoir dit qu'on voulait plus revoir vos sales tronches dans les parages ! Alors qu'est-ce que vous faites ici ?

Sofia avait la gorge douloureusement nouée. Elle n’arrivait plus à parler. L'émotion atroce qu'elle avait éprouvé dans cette rue, la lame de Lyd pressée contre sa gorge, s’était ravivée en elle et lui coupait la respiration. Faye, qui devinait ce que ressentait Sofia en cet instant, prit la parole.

-Nous sommes venus pour parler au Prince des Muridés.

-Oh, rien que ça ? répondit Lyd. (Elle se tourna vers Victor) T'as entendu ça, Victor ? Ces demoiselles souhaitent avoir une audience avec notre cher Prince.

Elle adressait à ce dernier un regard appuyé.

-Et on peut savoir pourquoi vous voulez parler à notre chef ? s’exclama une voix dans la cohue compacte.

-Nous avons été envoyées par Scotland Yard pour l’interroger, répondit Faye. Nous avons un badge pour le prouver.

Faye plongea sa main dans la poche de Sofia puis leva ostensiblement son bras en l’air pour que tout le monde puisse voir ledit badge.

Des murmures de protestations s’élevèrent alors tout autour d’elles.

-Quoi ? Encore Scotland Yard !

-Ca fait des années qu’ils arrêtent pas de le harceler !

-Il en a pas marre Scotty de déranger Le Prince !

-Ouais ! C'est de l'acharnement à la fin ! Laissez-le tranquille !

Tandis que les pauvres continuaient de se répandre en protestations bruyantes, Lyd se retourna vers Victor, la fureur dépeignant son visage.

-J’te l'avais bien dit que c’étaient des espionnes de Scotty ! T'aurais dû me laisser leur régler leur compte quand j'en avais eu l'occaz ! Laisse-moi corriger cette erreur.

Lyd sortit de sa botte un poignard sifflant. Le tambour de Sofia se réactiva au sein de son buste, la terreur lui aplatissant le souffle. Faye se positionna devant Sofia, toujours dans cette dynamique de protection. Mais avant que Lyd puisse effectuer le moindre pas en avant, Victor saisit le bras de cette dernière.

-Lyd, j'en ai par-dessus la tête de jouer aux perroquets. Pour la dernière fois, pas d'agression ! (Il axa son regard sur Sofia et Faye). Vous deux, suivez-moi.

Puis il s'engouffra dans la petite ruelle par laquelle il était venu. 

Sous le regard glacial de Lyd et des dizaines de mendiants, Sofia et Faye se frayèrent un sillage dans la foule de miséreux et s'engagèrent dans la rue emprunté par Victor. 

Ce dernier les conduisit un peu plus loin, dans une ruelle sombre où il n’y avait pas âme qui vive. De toute évidence, il les amenait auprès d'Albert Chamberlain. Sofia se demandait à quoi ce dernier ressemblait. Allait-elle se trouver devant l’homme au chapeau melon qu’elle avait aperçu la veille au Tonneau Percé ? Où bien serait-ce quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu ? Qu’est-ce que Faye et elle allaient-elles bien pouvoir lui dire exactement ? Était-il dangereux ? Est-ce que Faye et elle couraient un danger en se présentant devant lui ? 

Mais alors qu’un flot de questions continuait d’assaillir Sofia, Victor s’arrêta et se retourna vers Faye et elle tout en croisant les bras dont l’un d’eux étaient entouré d’un foulard vert.

-Bon, qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, les traits emplis de froideur.

-On vous l’a dit, répondit Faye. Nous voulons parler à Albert Chamberlain, le Prince des Muridés.

-C’est moi.
 

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