Durant près de trois quart d’heure, Sofia, Aidan et Faye arpentèrent chaque recoin de Shaftbury Avenue à la recherche du Tonneau Percé. Mais ils n’en virent pas la moindre trace et de tous les passants qu’ils interrogeaient pour les aider, aucun ne fut en mesure de les renseigner quant à sa localisation. Sofia perdit patience.
-Ca va faire dix fois qu’on fait le tour de ce quartier et personne ne sait où se trouve cette fichue taverne ! J’en ai marre ! En plus, je commence à avoir faim !
-Oui, moi aussi, concéda Faye sur un ton plus calme. Et si on allait prendre un casse-croûte dans un pub ? On en profitera pour faire un récapitulatif de tout ce qu’on sait jusqu’à présent. Qui est d’accord ?
-Moi ! s’exclama Sofia en levant exagérément le bras.
-Faye, sache une chose, Sofia votera toujours pour un plan qui implique de manger.
Cette pique arracha un sourire à sa cousine, ce qui permit à cette dernière de se détendre un peu. Après la peur qu’elle venait de vivre, le rire était le bienvenu.
Le trio décida alors d’aller manger au premier pub qu’ils apercevraient. En tournant à un recoin, ils en aperçurent un à colombages noirs qui se nommait Le Waxy's.
Sofia s’immobilisa, le regard fixé sur le nom du pub. Le Waxy's.
Ces mots lui évoquaient quelque chose…
Elle n’aurait su dire pourquoi, mais il y avait une petite voix au fond d’elle qui lui disait que c’était important. Où avait-elle entendu ces mots déjà ?
…
Elle avait beau essayer de se souvenir, rien ne vint. Mais bon, peut-être se trompait-elle et que cela n’avait pas la moindre importance.
Ils pénétrèrent dans le pub.
A peine avaient-ils franchi la porte qu’une odeur de bois se faufila jusqu’à leur narine. Le lieu était empli de conversations où on devinait aisément selon le grain de voix des clients qui en était à sa première pinte et qui en avait consommé plusieurs. Sofia, Aidan et Faye se dirigèrent vers le comptoir où se trouvait un homme d’une trentaine d’années qui nettoyait l’intérieur d’un verre avec un torchon. Derrière lui était disposée une rangée de bouteilles d’alcools différents.
-Excusez-nous, demanda Aidan, est-ce qu’il y aurait une table disponible, s’il vous plaît ?
-Naturellement, répondit aimablement le serveur.
Ce dernier contourna le comptoir et conduisit le trio au niveau inférieur du pub. Ils descendirent les escaliers où flottait toujours cette délicieuse odeur boisée.
-On peut se mettre ici ? demanda Sofia en indiquant la table du fond.
-Ah, euh non. Cette table est…déjà réservée. Mais il y a celle-ci là-bas si vous le souhaitez.
Il leur montra alors une table vacante à laquelle ils s’assirent. Une fois installés, le serveur leur demanda ce qu’ils prendraient à manger. Après que tout trois aient énoncé leur souhait, le jeune homme leur demanda également s’ils voulaient boire quelque chose.
-Une bière irlandaise s’il vous plaît, dit Faye.
-Un verre de gingembre pour moi, dit Sofia.
-Et pour moi, commença Aidan, ce sera une…
-Lui, il prendra juste un grand verre d’eau, le coupa Sofia.
Surpris, Aidan s’apprêtait à répliquer mais lorsqu’il croisa le regard empli de froideur de sa cousine, il décida finalement de ne pas réagir. Il lui avait en effet promit de ne plus jamais boire devant elle.
Alors que le serveur disposa, ce dernier interpella une jeune serveuse au chignon désordonné qui effectuait son service, un plateau en mains.
-Ah au faite Lolotte, n’oublie pas d’aller donner une corbeille de pains aux clients de la table onze.
-Tahar ! Je t’ai déjà dit de pas m’appeler comme ça devant les clients ! C’est la honte !
Puis le serveur remonta les escaliers menant au premier étage du pub.
-Si seulement on pouvait savoir ce que peux bien signifier ces cartes…murmura Sofia.
-C’est pour ça que nous devons impérativement parler à des professionnels du jeu à Tonneau Percé, dit Aidan. Peut-être que l’un d’entre eux pourra nous renseigner à ce sujet et que cela nous apportera plus de lumière sur cette affaire.
Tandis qu’ils continuaient à converser sur leur enquête, Sofia, qui était affamée, ne cessait de jeter des regards par-ci par-là afin de voir si le serveur arrivait avec la précieuse commande qu’elle attendait. Puis c’est là qu’elle croisa le regard d’un homme maigre aux cheveux poivre et sel. Cet homme, qui devait avoisiner les cinquante ans, époussetait une table tonneau au moyen d’un chiffon. Il ne départit pas son regard de celui de Sofia. Un regard où elle crut y déceler une forme de malveillance.
A cet instant, Sofia ne se sentait pas bien du tout. La peur qu’elle avait éprouvé tout à l’heure, plaquée contre le mur de cette rue et la lame pointée sur sa gorge, se réactiva et son cœur battit à tout rompre.
L’homme se releva et chuchota alors quelque chose à l’oreille d’un serveur au teint hâlé et la carrure massive sans pour autant quitter Sofia des yeux. Ce serveur fixa à son tour Sofia du regard. Puis, comme s’il obéissait à un ordre de l’homme maigre, le serveur remonta rapidement les escaliers. Les battements de cœur de Sofia s’amplifièrent. Cet homme lui voulait du mal. Elle en était persuadée. Comme Lyd, peut-être devait-il penser qu’ils étaient des indics de Scotland Yard. Mais qu’est-ce qu’un employé de pub pouvait craindre de la police ? Peut-être qu’un trafic d’opium était caché dans les sous-sols du pub ? Un jour, Sofia avait lu une histoire comme ça dans les journaux, où des policiers avaient retrouvé des quantités de drogue dans le souterrain d’un bar dans le quartier de Tottenham.
Le regard de Sofia se posa alors sur le couteau de sa table.
Tout à l’heure, elle n’avait pas pu se défendre contre son agresseuse. Elle ne recommettrait pas cette erreur.
Discrètement, elle saisit le manche en bois. Elle n’avait pas du tout envie de se servir de ce couteau. Pas du tout…
L’homme maigre s’approcha de la table. Il avait dû voir que Sofia s’apprêtait à faire quelque chose et il avait certainement décidé de réagir avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit.
Frappée de panique, Sofia se leva vigoureusement, couteau en main. Mais dans sa précipitation, son épaule heurta la jeune serveuse au chignon décoiffé. Cette dernière renversa alors les pintes de bière qu’elle tenait dans les mains sur des clients de l’attablée d’à côté.
-Eh dis donc ! Tu pourrais pas faire attention un peu, petite sotte ! pesta un des hommes qui venait de se faire arroser.
A cet instant, Tahar, le serveur qui avait pris la commande de Sofia, Aidan et Faye, s’avança vers le ronchon.
-Hé vous, ne parlez pas comme ça à ma petite sœur !
-Je parle comme je veux à des potiches maladroites !
Les joues de Tahar s’empourprèrent de rage.
-Et ca, c’est maladroit aussi ?
Tahar envoya valser son poing contre la mâchoire de l’homme agressif, lequel bascula sur une table tonneau où étaient attablés trois hommes. A en juger par la mine de ces derniers et la ribambelle de chopes vides étalés sur leur table, tous étaient bien éméchés.
-Et qu’esse-tu veux toi ? dit l’un d’eux. T’as un probl…-hic !...un problème ?
-Ferme-là, l’ivrogne ! répondit celui qui venait de se retrouver éjecté sur la table.
Un coup de poing parti. Un second. Plusieurs autres. Une chope fut balancée dans les airs. Puis une autre. Puis encore une autre. Puis des chaises furent bousculées en trombe et d’autres coups de poings valdinguèrent contre plusieurs mâchoires, suivis de gémissements de colère. En quelques secondes, une bagarre générale éclata au sein du pub, emplissant le lieu d’un vacarme assourdissant.
-Vite, fuyons ! s’exclama Aidan
Sofia, Aidan et Faye abandonnèrent leur table et prirent la clef des champs.
-Tahar, ne les laisse pas s’enfuir ! s’écria l’homme maigre en pointant Sofia du doigt. Rattrape-les, vite !
Tahar commença alors à courir vers le trio mais il fut mis en difficulté à cause du grabuge environnant. Au travers le charivari, des cacahouètes pleuvaient en nombre dans les airs, des chopes continuèrent de voler en tout sens, arrosant de leur contenu alcoolisé bon nombres de clients et des noms d’oiseaux fusèrent à la pelle, si bien qu’on en viendrait presque à penser qu’on se trouvait dans un parc d’ornithologie. Sofia, Aidan et Faye parvinrent enfin à sortir par une porte de secours et à semer Tahar. Ils longèrent un long couloir boisé, le vacarme de la rixe s’atténuant au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient et finir par franchir une nouvelle porte qui les conduisit au-dehors. Ils se trouvaient à présent dans une petite ruelle aux murs d’un gris souillé. L’odeur d’alcool avait laissé sa place à l’air frais et le tapage abominable avait complètement disparu.
-Beurk, dit Aidan tandis qu’il retirait des cacahouètes qui s’étaient collés à sa jaquette.
Faye quant à elle essorait ses cheveux comme si elle venait de prendre une douche afin de se débarrasser de l’alcool qui détrempait sa chevelure rousse.
-Non mais qu’est-ce qui m’a fichu un pub avec des ivrognes pareils ! maugréa Sofia en époussetant sa robe. Et on a même pas eu le temps de manger !
Le regard d’Aidan se fixa au loin. Il sourit.
-Y’en a un qui n’a pas cette malchance on dirait.
D’un signe de tête, il désigna un homme au fond de la ruelle qui était assis sur des petites marches d’escaliers et qui mangeait un sandwish. A ses côtés trônait un accordéon. Le visage de Faye irradia.
-Hé, Spield ! s’exclama-t-elle en se dirigeant vers le fond de la ruelle.
L’accordéoniste releva la tête. Après avoir découvert qui était ses interlocuteurs, un sourire timide fleurit sur ses traits.
-Chalut, répondit-il tandis qu’il mangeait.
-Ca creuse les exploits accordéoniques à ce que je vois.
-Tout comme les exploits violonesques semblent creuser la soif, répondit-il.
En effet, Spield pouvait sentir la forte odeur d’alcool exhalant de la chevelure de Faye.
-C’est pas ce que tu crois. On a eu…quelques problèmes dans ce pub, avoua-t-elle en désignant d’un signe de tête le pub du Waxy's.
-Vraiment ? s’enquit le musicien. C’est curieux, j’y vais de temps à autre et je n’y ai jamais connu le moindre problème.
-On avait décidé de s’y poser avant de se rendre au Tonneau Percé, jusqu’à ce qu’une castagne impromptue ne s’invite à la fête, dit Faye. D’ailleurs, est-ce que tu sais où se trouve cette taverne ? On l’a cherché partout dans le coin mais impossible de la trouver.
-C’est normal, répondit-il en souriant. C’est parce que le Tonneau Percé est à Coventry Street.
Les yeux de Sofia s’arrondirent aussitôt de stupeur.
-Quoi ? Vous êtes sûrs de ça ? s’enquit-elle.
-J’en suis certain.
Donc le dénommé Victor avait dit la vérité. Le Tonneau Percé se trouvait bien à Coventry Street. Le trio comprit alors qu’ils s’étaient fait bernés par Lyd. Sofia bouillonnait de rage.
-J’arrive pas à y croire ! pesta Sofia. Comment avons-nous pu nous faire avoir ? On aurait dû se douter que cette garce nous racontait n’importe quoi ! On a perdu du temps pour rien ! J’aimerais tellement lui faire manger ses cheveux violets !
Spield esquissa un sourire.
-J’ai comme l’impression que vous avez croisé le chemin de Lyd, suggéra-t-il en abaissant son regard sur son sandwish dont il prit une autre bouchée.
-Tu la connais ? demanda Faye.
-Oui. Et c’est vrai qu’elle n’a jamais vraiment été…très aimable.
-Donc vous confirmez que le Tonneau Percé se trouve à Coventry Street, dit Aidan. C’est facile à trouver ?
-Je peux vous y conduire si vous voulez, proposa Spield. Ce sera plus facile.
La colère de Sofia s’atténua aussitôt. Passer d’une femme aussi odieuse que Lyd qui les avait délibérément induit en erreur à un jeune homme qui se proposait aimablement de les conduire à l’endroit qu’il cherchait, cela vous redonnait tout de suite le sourire. Sofia s’étonnerait toujours de l’être humain. Tantôt il pouvait être d’une méchanceté implacable, tantôt d’une remarquable gentillesse.
-C’est très gentil de votre part, dit Sofia. Merci.