Le renard piégé

Par MarineD

À présent que ton retour parmi nous ne fait plus de doute, je crois qu'il se permet enfin de se projeter dans un avenir meilleur pour Ferris, dans lequel tu serais à nos côtés.

***

Le roi Claude a choisi d'apporter son soutien à l'Empire dans le conflit qui l'oppose aux Terres Libres.

***

Tels avaient été les mots de la duchesse Préséa. Jamais une lettre de sa mère n'avait tant troublé Tobias. Il s'en rendit compte quand, se surprenant à se la remémorer encore, il réalisa que Yoko lui avait posé une question qu'il n'avait pas écoutée.

— Excuse-moi ? fit-il.

Elle soupira. Son souffle dessina un nuage de vapeur dans l'air glacé du matin.

— Tu es complètement ailleurs, aujourd'hui.

C'était vrai, et il y retourna. Sa mère s'accrochait à l'idée de lui rendre visite, plus tenace qu'une huître à son caillou. Non seulement elle refusait de le laisser partir, mais voilà que le duc, lui aussi, envisageait de le reprendre ? Il se sentait pris au piège, englué dans la vase, rattrapé de minute en minute par la marée montante. Ferris l'avait abandonné comme une épave et, s'apercevant qu'il s'était remis à l'eau, revenait maintenant le chercher. Il ne laisserait pas les choses être aussi simples, décida-t-il avec colère. Sa vie là-bas était terminée, portée à son terme par une seringue d'eau-somnia. Il lui avait fallu un temps considérable pour apprivoiser l'idée que vivre avait encore de l'importance. Mais cela n'avait d'importance qu'ici, à Minami, où se trouvait Yoko.

Il faillit rester silencieux, mais les questions muettes de la jeune femme le rappelèrent à l'ordre. Il devait faire davantage d'efforts pour se livrer à elle.

— Je repensais simplement à la dernière lettre de mes parents, ne t'inquiète pas.

Cet aveu insignifiant, qui ne coûtait pourtant rien, rasséréna profondément Yoko. La jeune femme, un bras sur le sien, resserra de sa main libre un grand châle de laine, porté par-dessus un manteau long et très épais, doublé sur l'extérieur d'un doux tissu jaune. Sa robe descendait quasiment jusqu'au sol, couvrant ses chaussettes de coton et ses sandales à semelles hautes qui élevaient ses pas au-dessus de la couche de neige. Dans cette tenue d'hiver, avec son chignon relevé, Yoko ressemblait on ne peut plus à une dame du Pays Rouge. Cela lui seyait bien, mais Tobias l'aimait aussi dans ses pantalons de cultivatrice, les cheveux tressés, prête à s'atteler à une quelconque tâche ou à se jeter dans une nouvelle aventure.

La nuit où ils avaient pénétré dans le sanctuaire, Tobias avait craint jusqu'au bout de tomber nez à nez avec Bara, tirée de son sommeil par un bruit ou une lumière suspecte. Ce n'avait été qu'une fois enfermé dans sa chambre, les orbes dissimulés dans le coffret du bracelet d'arme, qu'il s'était enfin détendu. Tout cela s'était déroulé en un peu moins d'une heure, durant laquelle il avait eu l'impression d'avoir seize ans à nouveau. Yoko avait poussé le risque à rester plus longtemps en sa compagnie. Ils avaient convenu ensemble que se familiariser à son contact ferait partie de sa rééducation magique.

— Ta famille se porte-t-elle bien ? s'enquit la Yoko de l'instant présent.

— Oui, mais je commence à regretter de leur avoir demandé les deux orbes élémentaires qui me manquaient.

— Pourquoi ?

La main glissée dans la poche de son manteau, il fit rouler entre ses doigts les orbes de terre et de vent, fixés au bracelet d'arme. Il osait à présent le porter sous ses manches pendant ses promenades. Il évitait encore, cependant, de le dévoiler aux passants.

— J'aurais peut-être dû me contenter de parfaire ma maîtrise des trois autres, et laisser mes parents en dehors de ça, répondit-il, évasif.

Il ignorait de quelle manière exprimer l'angoisse d'un retour à Ferris, cette répulsion du passé mêlée à la colère de l'alliance avec l'Empire, contre laquelle il eût voulu se lever, mais l'eût fait en vain. Il ne voulait même pas y penser.

— Eh bien, puisque tu les as en ta possession et que tu n'y peux plus rien, je compte bien sur de nouvelles démonstrations, conclut Yoko, souriante.

Si Bara regardait d'un drôle d'œil la magie athosienne, qui empiétait sur ce qu'elle considérait le domaine des esprits, Yoko, plus terre à terre, découvrait avec curiosité la maîtrise de Tobias tandis qu'il travaillait à la retrouver pleinement. Le vent et la terre se laissaient si facilement appréhender par quatre sens ; la bise pouvait changer de direction, faire s'envoler toutes leurs feuilles d'exercices d'écriture ; le sol pouvait se soulever sous leurs pieds, la pierre se réduire à l'état de sable. Faire participer davantage Yoko au plaisir de la magie élémentaire, c'était aussi cela qui avait poussé Tobias à demander ces orbes. Sous cet angle, sa décision lui parut meilleure.

 

🍁🐉🍁

 

Dans la cage posée à même la neige boueuse, une boule de fourrure rousse allait et venait, s'arrêtait un instant pour gratter les barreaux, puis se remettait à tourner en rond.

Non loin de là, Daisuke s'affairait à sécuriser le poulailler. Lors de la première attaque, constatée la veille, il avait repéré, en bas d'une petite pente du terrain, l'endroit où le grillage n'était pas assez profond. Le renard avait découvert la faille et creusé là. Daisuke savait que la bête reviendrait chercher les proies qu'elle n'avait pas emportées, alors plutôt que de reboucher le trou immédiatement, il l'avait laissé en place et disposé le piège à l'entrée de l'abri en bois. Au matin, en apercevant le piège fermé, il avait couru chercher la brouette de terre et de dalles qu'il avait préparée ainsi que la pelle en fer. Tout s'était déroulé comme prévu, il s'était montré plus rusé que le prédateur, songeait-il avec fierté.

Après avoir redressé tant bien que mal le grillage, il termina de reboucher le trou. Il tassa bien la terre sur le tertre fraîchement formé et entreprit de disposer deux lignes de dalles pour empêcher tout animal d'emprunter le même chemin à l'avenir. La pierre était bien lourde pour ses jeunes bras, mais Daisuke ne voulait demander l'aide de personne. Il avait promis au vieux doyen qu'il capturerait le renard et protégerait les poules lui-même. Il reprit son souffle plusieurs fois, souleva avec soulagement la dernière dalle, qu'il déposa à la suite des autres. Les mains sur les hanches, il admira son travail.

Derrière lui, le son métallique des crocs contre les barreaux de la cage résonnait dans le bosquet alentour. Daisuke se résolut à observer le prisonnier. Sa petite truffe ronde et noire passait à travers les tiges de fer qu'il rongeait vainement, ses oreilles pointues rabattues vers l'arrière. Ses yeux noisette ne s'arrêtaient que sur les fourrés où il rêvait de fuir, ignorant l'être humain qui l'avait privé de sa liberté. Celui-là tirerait un bon prix de son pelage roux nuancé de blanc et de noir.

Daisuke n'abattait pas d'animal très souvent. Il savait assommer un poisson et trancher d'un coup sec la tête d'une poule. Il n'y prenait aucun plaisir, cependant, il fallait bien. Un mammifère aussi gros que ce renard était une première, certes un peu effrayante, mais qui promettait de mettre à l'abri les poules du doyen et un pactole bienvenu au prochain marché. Il tira de son sac le long couteau de chasse et le collet de son père. Ensuite, il taquina la pauvre bête jusqu'à passer la corde autour de son cou et serra bien, puis il ouvrit la porte du piège. Le renard tenta de fuir, mais le collet le retenait à la cage. Plus il se débattait plus la corde l'étranglait. Daisuke plaqua l'animal au sol en le retenant par la peau du cou et...

Ce fut comme s'il avait soudain mis le pied dans un marais. Son genou s'enfonça dans la neige humide et il roula de côté, laissant s'échapper sa proie. Il se sentit comme aspiré par la boue à l'écart du piège. Il maintint d'abord son regard rivé sur le renard affaibli, qui luttait, la gueule ouverte, pour tirer la cage avec lui vers le bosquet. Mais un pan de tissu gris épais lui tomba devant les yeux. Il sentit qu'on pliait son poignet pour l'obliger à lâcher le couteau de chasse. Il vit une paire de bottes quand son agresseur se releva et se précipita vers le renard. Daisuke reconnut monsieur Fènnel quand il se pencha sur l'animal, couteau en main. Il portait un drôle de bracelet, avec deux pierres précieuses, une verte et une jaune, qui se balançaient au bout de petites chaînes en argent. L'homme trancha le collet. Libre, le renard déguerpit sans demander son reste. On entendit sa course à travers les fourrés, puis le silence retomba sur la ferme du doyen.

Daisuke réalisa qu'il pouvait bouger. Un peu hébété, le cœur cognant contre sa poitrine, il se releva. Ses vêtements étaient trempés de neige, il sentait déjà le froid humide s'immiscer dans les couches les moins épaisses. Monsieur Fènnel se tenait debout près de la cage renversée et du collet hors d'usage, regardant là où le renard avait disparu. Son air satisfait fit monter la colère de Daisuke. Le garçon jeta un œil autour de lui et, sans surprise, aperçut Yoko Ueno qui patientait non loin de là, attendant qu'on lui raconte ce qu'il venait d'arriver.

Daisuke approcha de l'Athosien en mettant toute la hargne possible dans son expression et son pas. Ce dernier, impassible, lui rendit son couteau de chasse en le tenant par la lame. Il l'accepta avec prudence pour ne pas lui entailler un doigt, et le passa plus sèchement à sa ceinture.

— Pourquoi vous avez fait ça ? À cause de vous, il risque encore de venir attaquer les poules du doyen. Votre famille a peut-être des centaines de poules, mais nous, on a besoin de celles-ci.

Son propre ton le désarçonna après coup. Jamais il n'avait parlé d'une telle façon à monsieur Fènnel. Comment avait-il pu s'oublier ainsi ? Yoko, sa canne de marche en main, s'approcha en se laissant guider par sa voix mais n'intervint pas. Il attendit la réprimande, mais ce fut d'une voix très douce que Tobias répondit :

— Je suis désolé, Daisuke. Je sais bien que ce renard est dangereux pour ton poulailler, mais je n'ai pas pu faire autrement.

Le garçon leva un sourcil interrogateur.

— Tu vois, j'aime énormément les renards. Il s'agit de mon animal favori.

— Ah bon ? s'exclama Daisuke.

— Je l'ignorais, dit Yoko, intéressée.

— Là d'où je viens, on dit que le renard est l'animal le plus malin de tous. Quand j'étais jeune enfant, ma sœur aînée me lisait souvent des histoires de maître Renard, qui devait toujours user de ruse pour aider ses voisins à résoudre un problème. Un jour, chez mes parents, je me suis réveillé un matin, bien plus tôt que d'habitude, alors que les cuisiniers préparaient un déjeuner en terrasse. Un renard a choisi un moment où personne ne regardait pour voler une caille qui attendait de passer au gril. J'ai réussi à le suivre jusqu'à son terrier, tout au fond du domaine, et j'ai découvert trois magnifiques petits renardeaux. Après cela, je me suis mis en tête de les protéger et je passais mes journées à surveiller les jardiniers pour qu'ils n'approchent pas de cette partie du terrain. Ils devaient certainement se demander quel jeu j'avais inventé.

— Vous croyez que ce renard aussi est retourné nourrir ses petits ? demanda Daisuke, l'air coupable.

— Eh bien, nous sommes encore en hiver, donc peut-être pas, admit Tobias. Cependant, même les adultes ont besoin de manger.

Le garçon fixa les fourrés. Il aimerait bien voir ça, des renardeaux.

— Dans ce pays, dit Yoko, on raconte que les renards sont d'habiles magiciens. Plus ils sont âgés et malicieux, plus leurs pouvoirs grandissent. Certains renards ont plus de cent ans et peuvent même prendre forme humaine.

Daisuke fit les yeux ronds. Voilà qui expliquait tout ! En apercevant monsieur Fènnel venu à son aide, le renard avait usé de magie pour le faire tomber dans la neige et l'écarter de la cage. Malin, il avait gagné juste assez de temps pour permettre à son allié de venir le libérer. Daisuke n'aimait pas trop ça, la magie. Si le renard était magicien, mieux valait se contenter de protéger le poulailler sans s'attaquer à lui. Et puis, après tout, il était un fils d'éleveur, pas de chasseur. Un fils d'éleveur abattait des poules et des chèvres, pas des renards magiques. Décidé, il examina une dernière fois sa ligne de dalles avant de ranger tous ses outils.

***

Tobias reprit sa promenade en compagnie de Yoko, l'orbe de terre au creux de sa main.

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