Nobles importuns

Par MarineD

— Je vois enfin le village ! s'exclama Préséa.

Le duc Édouard leva son regard au-dessus de la route cahoteuse. Le fiacre entamait la descente au cœur de la vallée. Lové au fond, étendu contre la lisière de la forêt, Minami, serein, s'exposait au soleil et à la brise printanière. Aux alentours, on apercevait de petites silhouettes coiffées, sans doute, de chapeaux de paille, occupées à mener les animaux dans les champs. Le vent emporta jusqu'à eux le tintement grave de la cloche d'un bœuf.

— Que cet endroit est calme, commenta la duchesse.

Édouard ne répondit pas tout de suite. Le crissement des roues contre le gravier de la route, bruyant, donnait l'impression de résonner dans toute la vallée. Non loin, quelques paysans suivirent du regard leur parcours. Le duc souhaitait être perçu en visiteur, non en intrus, mais les voies de ce pays reculé n'étaient ni pratiques ni très entretenues. Comme Nicolas, le chauffeur, entreprenait de ralentir l'allure, il chassa cette pensée.

— On dirait qu'ils sont en train de faucher, là-bas. Ils doivent préparer le sol pour une nouvelle culture. Je me demande ce qu'ils font pousser.

— Madame Ueno dit que le Pays Rouge cultive beaucoup le riz.

— Allons, ma chère, cet endroit ne ressemble en rien à une rizière. Ils doivent certainement faire du blé ou de l'orge, comme nous.

Édouard sentait l'appui répété des freins sur les jantes tandis que Nicolas retenait avec prudence le véhicule sur la pente caillouteuse. Les premières habitations se rapprochaient, et le duc réalisa sa hâte de se dégourdir enfin les jambes. Moins évidente était celle de revoir Tobias.

Suite à son départ, beaucoup de souvenirs avaient soudain ressurgi, comme si la mémoire cherchait d'elle-même à combler l'absence. Ces souvenirs étaient faits de piles de livres dérangés de la bibliothèque pour être semés à travers tout le manoir, d'appareils démontés pièce par pièce et soigneusement schématisés sur de grandes feuilles cartonnées, de petits tas de cendres, vestiges de quelconques objets décoratifs soumis à une expérience magique malheureuse et dont on ne se rappelait la nature qu'en entendant Ignace se demander à voix haute où cela avait donc pu passer. Mylène et Tobias étaient comme le soleil et la lune. Son aînée éclairait le manoir de ses rires, de ses tirades à n'en plus finir et de ses spectacles improvisés. Il suffisait pour la retrouver de suivre le son de sa voix. Son cadet, lui, se montrait plus difficile à débusquer qu'une fée des bois. Malgré leurs différences, ils étaient proches, s'entraidaient, se défendaient l'un l'autre, chacun venant palier aux faiblesses de l'autre.

Ces doux fantômes lui avaient presque fait oublier le jeune homme aigri d'une année de coma. Ce séjour au Pays Rouge l'avait nécessairement changé. Il remarchait, il pratiquait à nouveau la magie. Mais quelle allure aurait-il ? Quel accueil lui ferait-il ? Demanderait-il à repartir avec lui ?

— Nous voilà dans le village, dit Préséa, enthousiaste. Je crois bien que la maison de la miko se trouve dans cette rue.

Édouard chercha leur destination au-devant d'eux. Les natifs qu'ils croisaient portaient les traits typiques des régions du nord, petite taille, cheveux sombres et yeux allongés. Ils s'arrêtaient au passage du fiacre électrique, donnant parfois un coup de coude à leur voisin pour le leur montrer du doigt. On en voyait de plus en plus dans les quartiers fortunés du royaume, mais ici, ce devait être très rare. Peut-être était-ce même la première fois qu'un tel véhicule traversait leur village. Le duc évita de les dévisager et observa plutôt les habitations en bois de résineux. Aucune vitre ne permettait de jeter un œil à l'intérieur, un matériau opaque et mat semblable à du papier devait laisser filtrer la lumière. Certaines maisons possédaient un grenier dont les murs étaient formés d'un mélange argileux.

— Oh, c'est impressionnant ! s'exclama soudain Préséa.

Le fiacre venait d'atteindre l'entrée du sanctuaire, et la duchesse tendait le cou pour admirer le temple, au fond de la cour. Juste un peu plus loin, un jeune garçon fit signe au fiacre de s'arrêter.

— Ce doit être la maison de la miko. Arrêtez-vous, Nicolas, dit Édouard à son chauffeur.

Impatient de descendre, il n'attendit même pas qu'on ouvre la portière pour lui. Il sauta sur le pavé, secoua ses jambes pour retrouver son aplomb et alla offrir sa main à Préséa. Elle releva sa jupe et mit à son tour pied à terre. Le vent avait rosi ses joues et ébouriffé quelques mèches de cheveux châtains. Il eut envie de l'embrasser, mais le garçon qui avait arrêté le fiacre ne les quittait pas des yeux.

Derrière eux, les deux autres véhicules qui composaient leur convoi, tractés par des chevaux, n'étaient pas encore visibles. Afin que le déchargement puisse commencer dès leur arrivée, Nicolas endossa la mission de prendre connaissance, d'une manière ou d'une autre, de l'endroit qui les accueillerait pour la nuit.

— Allons-y.

Édouard entraîna son épouse vers le garçon, qui les guida vers la porte, laissée ouverte, de la maison qui longeait le sanctuaire. Ses fondations en pierre et son toit haut et incurvé la rendait un peu plus imposante que les autres. Le garçon s'arrêta à l'entrée, et Tobias apparut devant eux.

Édouard eut le sentiment, attendu, de le voir pour la première fois. Il était un peu plus mince que le jeune homme d'avant l'accident, celui des photographies encadrées au manoir, mais avait repris un poids normal. Il ne portait rien qu'il n'eut emporté de Ferris l'année précédente. Il était vêtu de l'une de ces longues étoffes de laine, comme tous les habitants d'ici, serrée à la taille par une ceinture large et brodée de motifs rayés, aux manches aussi amples qu'une robe de mage. Son pantalon de tissu était coupé aux chevilles, laissant apparentes d'épaisses chaussettes et une paire de sandales tressées.

— Père, mère, les salua-t-il. J'espère que vous avez fait bonne route.

Sa voix avait perdu de sa froideur et de son insolence. Il s'adressa au garçon dans le dialecte du pays, avec un naturel qui forçait l'admiration.

— Daisuke va guider Nicolas jusqu'à la maison de Madame Jihi, qui a accepté de vous accueillir. Je vous y conduirai une fois que vous aurez rencontré Bara.

Préséa quitta le bras d'Édouard pour s'avancer vers lui. Dans cette situation, n'importe quelle mère étreindrait son fils. La duchesse eût sans doute aimé agir de même, mais, avec Tobias, ces marques d'affection étaient proscrites. Elle se contenta de presser ses épaules.

— Tu as l'air en pleine forme. Je suis si heureuse de te revoir debout.

Il lui sourit gentiment. Édouard s'approcha à son tour, incertain.

— Je vous en prie, entrez, tous les deux, dit Tobias avant qu'il n'ait décidé quoi lui dire.

Il écarta la porte d'entrée jusqu'au bout et les précéda à l'intérieur. Édouard découvrit un petit hall de terre battue, meublé d'un banc de bois verni, d'étagères peu profondes desquelles dépassait parfois un soulier abîmé. Des couches de gilets de laine et de manteaux, certains en excellent état, d'autres raccommodés, devaient probablement dissimuler des crochets.

— Je vais vous demander de vous déchausser.

La requête surprit le duc. Il n'avait pas pour habitude de se présenter sans ses bottes devant qui que ce soit.

— Cela me semble déplacé, dit-il sans dissimuler son agacement.

— Au contraire. Au Pays Rouge, il est très impoli de marcher chez un hôte avec des semelles poussiéreuses. Ce hall dans lequel vous vous tenez est fait pour vous déchausser. Vous êtes libres d'emprunter une paire de sandales d'intérieur.

Tobias montra deux paires de sandales en paille tressée, posées le long de la marche d'entrée à leur intention, dans une symétrie parfaite. Le ton ne prêtait pas à discussion. Tobias n'avait pas parlé avec autorité, mais plutôt d'une manière qui décrivait l'évidence, qui indiquait qu'il en serait simplement ainsi. Préséa, mal à l'aise, regarda Édouard comme pour obtenir son assentiment. Édouard, lui, avisa le banc, à l'assise bien trop proche du sol à son goût, sur lequel il devrait semblait-il s'installer pour délasser les boucles de cuivre de ses bottes.

— Je vous attends à la table du séjour, dit Tobias avant de tourner les talons.

Sans doute avait-il perçu ou s'était-il souvenu de la réticence de son père à se tenir plus bas que lui. Un duc athosien ne s'asseyait ni ne se penchait devant une personne de rang inférieur. Préséa le savait aussi. Elle retira ses bottines la première et ne bougea pas du banc tandis que son époux l'imitait. Quand le cuir glissa le long de sa jambe, Édouard eut la désagréable sensation que sa crédibilité glissait avec lui.

Dans ses chaussettes bleu marine, il prit sur lui d'aider Préséa à se relever puis d'enfiler les sandales mises à sa disposition. Ce faisant, il s'aperçut qu'il venait de pénétrer non dans un hall d'entrée plus spacieux, mais directement dans le séjour. En bois sombre, assez longue pour accueillir six convives, la fameuse table qu'évoquait Tobias « se dressait » à quelques pas de là, si le verbe pouvait convenir à une surface dont la hauteur n'atteignait pas son genou. La table basse était traversée sur toute sa longueur d'une étroite nappe de tissu vert sombre, brodée de motifs de roseaux et d'échassiers. Tout autour, de grands coussins aux teintes vertes et jaunes faisaient office de chaises. Ils ne ressemblaient en rien à ces carrés moelleux fourrés de plumes dont on décorait les canapés. Leur armature tressée semblait solide, et un coussin plat et ferme venait s'agrafer au-dessus. Les trois personnes déjà présentes s'y étaient installées à genoux. Aux côtés de Tobias patientaient en silence une jeune femme et, sans le moindre doute, la miko.

— Père, mère, approchez donc.

Tous les trois se levèrent pour les accueillir, la jeune femme avec un léger retard. Elle ne les regardait pas, ses yeux se perdaient dans leur direction mais ne croisaient pas les leurs. D'une tête de moins que Tobias, ses cheveux noirs et lisses étaient ramenés en arrière par un chignon sophistiqué, maintenu par des aiguilles bleutées ornées de dentelle. Elle portait de ces mêmes longues tenues aux manches amples, mais celle-ci était de la délicatesse requise pour inviter des hôtes et d'une coupe assurément féminine. Le tissu, d'aspect fin et doux, d'un rouge orangé brodé de grandes fleurs pâles ourlées de noir, était cintré à la taille d'une épaisse ceinture blanche, large du ventre jusque sous la poitrine, nouée en flot à l'arrière du vêtement.

Quand Édouard et Préséa furent au niveau de la table, la vieille femme prit la parole :

— Soyez les bienvenus, Votre Grâce, madame la duchesse. Je suis Bara, la miko de ce village.

On avait pris soin de les avertir au sujet de cette étrange coutume des prêtresses païennes. La vieille femme faisait encore une tête de moins que la plus jeune. Ses mains à la peau tannée renseignaient sur son âge, mais ses traits demeuraient invisibles. Sous le fameux masque de salamandre, décrit tant dans la dernière missive de Tobias que par les hommes revenus du premier convoi, on devinait un visage large à la mâchoire volontaire. Un chignon blanc volumineux laissait libre deux longues mèches décorées de grosses perles. Comparé à celui de la jeune femme, son vêtement blanc était plus épais, avec une ceinture plus fine et une coupe plus courte. En dessous, une longue jupe rouge plissée descendait presque jusqu'au sol. Voilà donc à quoi ressemblait la miko Bara, qui avait su guérir Tobias là où tous les spécialistes du royaume avaient échoué. Accepterait-elle de partager quelques-uns de ses remèdes ?

— Je suis ravi de vous rencontrer enfin, Bara, dit Édouard. Je vous remercie de nous accueillir.

La prêtresse joignit les mains et s'inclina. La jeune femme, qui s'était tournée vers lui, l'imita. Ce devait être le salut local, supposa Édouard ; il le leur rendit donc le plus fidèlement possible. Préséa fit de même.

— Et qui est donc cette charmante jeune femme ? demanda-t-elle.

L'intéressée agrandit légèrement les yeux en tournant la tête vers la duchesse. Il y avait quelque chose d'étrangement fixe dans son regard. La pauvre devait être touchée d'une pathologie troublant sa vision.

— Je vous présente Yoko Ueno, répondit Tobias, mon professeur de langue rousse.

— Yoko Ueno, répéta Préséa, songeuse. Auriez-vous un lien de parenté avec mon amie, madame Ueno, qui tient une boutique de thé à Ferris ?

Yoko inclina respectueusement la tête :

— Oui, madame la duchesse, il s'agit de ma tante.

— Asseyons-nous donc en attendant le repas, suggéra Bara.

Être à la tête d'un duché exigeait diplomatie et courtoisie. Si imiter un salut ou tout autre geste était à la portée de n'importe qui, Édouard se demandait honnêtement combien de temps il saurait rester à genou. Du temps, il en faudrait, car on amenait le repas directement sur cette table basse, sans songer à passer dans une salle à manger plus confortable. Cette maison devait être minuscule.

On leur servit d'abord des soupes d'algue et différentes salades à base de chou, parsemées de graines de céréale, certaines très salées, d'autres sucrées. Ce mélange de saveur était pour le moins exotique, mais Édouard sut apprécier certaines préparations lorsqu'il parvenait à les porter à sa bouche. Ignace l'avait pourtant averti au sujet de cette étrange coutume akajine de manger avec deux fines baguettes de bois. Tobias, lui, s'y était habitué depuis longtemps. Il mangeait peu, mais sans difficulté aucune. Souvent, il posait ses baguettes pour servir Yoko. En observant la jeune femme, Édouard conclut qu'elle était complètement aveugle. Se pouvait-il vraiment qu'elle enseignât la langue rousse ?

Ils évoquèrent la nourriture locale, les cultures autour du village, puis les progrès de Tobias. Bien vite, le duc voulut savoir comment la guérisseuse était parvenue à remettre son fils sur pied. Elle lui parla d'esprits de la forêt, mais surtout de plantes médicinales dont les noms ne lui dirent rien. Quand il voulut en savoir plus, elle ricana :

— Mes plantes médicinales n'ont plus de secret pour mon patient. Demandez-lui donc, il a tout étudié.

— Certaines variétés qu'utilise Bara ne poussent qu'au Pays Rouge, expliqua Tobias, d'autres sont cousines de nos plantes continentales mais se sont adaptées au climat plus froid. Ici, les préparations se font encore sous forme de plantes broyées, les Akajins n'extraient pas les molécules efficaces.

— Si les plantes sont des plantes et non des molécules, c'est qu'elles sont faites pour être des plantes, râla Bara.

Édouard vit Yoko ébaucher une grimace cherchant à passer pour un sourire. La dispute n'avait visiblement rien d'inhabituel. La jeune femme ne partageait pas le point de vue de son aînée.

— Bara, vous ne faites manger de plantes entières à personne, vous les broyez et concoctez des potions, ne put-elle s'empêcher de remarquer. Les méthodes athosiennes ne m'apparaissent pas si différentes.

Tobias venait de la servir en légumes frits et coupait quelques morceaux. Tandis qu'ils se restauraient, un couple de jeunes gens allait et venait. Ils empilaient les assiettes vides et amenaient de nouveaux plats. La table offrait à présent légumes et poisson frits, boulettes de viande ou de riz fourré, le tout accompagné de sauces végétales. Voir son héritier arranger ainsi l'assiette de son professeur ne plut pas à Édouard. C'était là le travail d'un serveur. Il prit note de lui en parler plus tard et s'efforça de conserver sa bonne humeur. Après tout, il était soulagé de manger chaud. La viande lui plaisait davantage que les salades de chou, et il pouvait piquer discrètement les boulettes plutôt que les pincer aux baguettes.

— Un mortier, un pilon, une tasse d'eau chaude, c'est tout ce qu'il faut pour faire et boire une potion. Combien d'ustensiles et de machines faut-il pour finir par se planter une aiguille dans le bras ? répliqua la vieille femme.

— Autant, sans doute, que pour avoir l'électricité dans toute une ville, un réseau de canalisations fiable, un travail agricole assez efficace pour que l'on accepte de laisser les enfants fréquenter l'école.

Yoko cherchait nerveusement un pot de sauce salée. Tobias déplaça sa main sans intervenir.

— Tu ne leur apprendras rien de plus important que se nourrir, se soigner, et soutenir leur communauté. Qu'on laisse nos jeunes apprendre la langue commune, et deux ou trois choses utiles, admettons. Mais les pays du sud se sont complètement détournés des esprits. Ils ne comptent plus que sur eux-mêmes et sur leur magie transformée. Nous ne devons pas suivre le même chemin.

Édouard préféra se tenir silencieux, malgré l'attaque que portait Bara à son duché. Il était capable de saisir qu'Athos n'était pas le sujet. Yoko Ueno était jeune, vraisemblablement moins attachée aux traditions que ses parents. Ses échanges avec Tobias lui avaient sans doute permis de réaliser le retard technologique de son pays sur le royaume voisin. Le commentaire d'un Athosien n'avait pas sa place dans ce conflit entre deux générations opposées.

— Ah, ça, nous ne suivons pas le même chemin ! s'emporta Yoko. Nous ne suivons aucun chemin. Nous restons enfermés dans nos vieilles coutumes, qui représentent notre seul repère. Nos techniques médicales n'évoluent plus depuis des années, nous remettons nos vies aux esprits et aux miko.

La colère de Bara fut si tangible qu'on eût cru voir la peinture de son masque virer au rouge. Ses épaules s'écartèrent, et elle prit soudain plus de place, comme prête à s'élever par-dessus la table.

— Les contacts entre Athos et le Pays Rouge ne sont pourtant pas inexistants, releva gentiment Édouard pour empêcher l'orage d'éclater.

Il trouvait curieuse la pique qu'avait choisie la jeune femme. La médecine athosienne, plus évoluée, n'était en rien parvenue à secourir son fils. Derrière ses anciennes pratiques, ce pays devait receler un savoir qu'Athos ne possédait pas. Tobias l'avait-il découvert ?

— Mais ces contacts sont si peu nombreux, et si unilatéraux ! regretta Yoko – Sa voix retrouva un peu de contenance alors qu'elle s'adressait à lui. – Puis-je me permettre de vous poser une question, Votre Grâce ?

— Bien entendu.

— Avez-vous idée des démarches dont il faut venir à bout pour entrer sur le territoire athosien depuis le nord ?

Édouard savait beaucoup de choses, dans beaucoup de domaines. Il prit soudain conscience de ses propres lacunes concernant les échanges entre Ferris et le Pays Rouge. C'était un pays dissimulé derrière un mur infranchissable, non menaçant, folklorique, avec qui les relations commerciales étaient anecdotiques. En somme, un pays qui ne l'intéressait pas.

— J'admets que non. Mais votre tante tient bien une boutique dans notre chef-lieu ?

— Ma tante a mis des années avant d'ouvrir cette boutique à Ferris, et elle n'ose même plus revenir au pays de peur de ne plus pouvoir y retourner. Tous les échanges de marchandises se font côté Pays Rouge, ce sont des livreurs athosiens qui passent le Mur. Le mur nous empêche de nous côtoyer, et les Akajins s'en remettent aux esprits pour les protéger, alors ils n'ont pas besoin de garder leur frontière ou de chercher à savoir ce qui se passe en dehors. Nous n'appréhendons la culture athosienne que lorsque nous recevons des visiteurs comme vous.

La jeune femme affichait une franchise étonnante, presque maladroite. Tobias vint au secours du triste tableau qu'elle dépeignait.

— La culture akajine est très riche, dit-il, et très différente de la nôtre. Nous n'évoluons pas de la même manière, car nous n'accordons pas d'importance aux mêmes choses. Les sanctuaires, l'architecture, les vêtements, l'art... tout ici est porteur d'une grande sérénité. Mère, je crois savoir que la boutique de thé de madame Ueno fonctionne très bien ?

— Oui, c'est vrai, répondit Préséa. Tout le monde s'accorde à dire que son magasin a quelque chose d'apaisant. Il ne me viendrait pas à l'idée de déguster son thé ailleurs que dans un endroit très calme et à l'abri de l'activité de la ville.

Bara hocha sèchement la tête pour approuver, et Yoko entreprit de terminer son assiette. Édouard en revint au sujet qui avait amorcé leur dispute.

— Et ces plantes, qui t'ont permis de retrouver tes dons magiques ? s'enquit-il. Qu'elles soient mâchées, broyées ou qu'importe, quelles sont-elles, exactement ?

Tobias secoua la tête.

— Je doute fortement que les potions de Bara à elles seules m'aient reconnecté aux flux magiques. Bien que certaines espèces absorbent efficacement la magie, aucune n'a de telles propriétés.

Tobias paraissait sûr de ce qu'il avançait.

— Comment as-tu guéri, dans ce cas ?

— La réponse à cette question dépasse l'état de la science, assura-t-il mystérieusement. Peut-être suis-je tout simplement fait pour être ici, et non ailleurs.

Le sang d'Édouard ne fit qu'un tour, mais sa maîtrise de lui-même était bien exercée, il ne laissa rien paraître de son trouble. Si Tobias savait quoi que ce soit de ce miracle, il n'en dirait pas un mot. Non seulement cela, mais il se permettait de lancer subtilement, comme de rien, qu'il comptait se détourner de Ferris ?

— Que la science ait ou non la réponse, tu tiens sur tes jambes et tu es de nouveau magicien, c'est un fait. – Il s'efforça d'adoucir sa voix. – Je dois admettre que lorsque nous t'avons envoyé ici, j'étais sceptique. Mais contre toute attente, les méthodes de Bara ont fait leurs preuves et seront largement récompensées.

Leur serveur choisit ce moment pour déposer entre Édouard, Tobias et Bara un saladier rempli de petits pains ronds et dorés, en forme de soucoupe.

— Ah, mon dessert préféré ! s'exclama Bara. Ce sont des dorayaki. Vous m'en direz des nouvelles, Votre Grâce, c'est fourré au haricot rouge.

***

La duchesse Préséa entendit l'intervention inespérée de la prêtresse. Elle ne sentait plus ses jambes depuis un moment, et choisit de détourner l'attention de Tobias d'une pierre deux coups :

— Tobias, serait-ce impoli de ma part de m'asseoir autrement ?

— Non, mère, installe-toi confortablement. Bara et Yoko savent très bien que vous n'avez pas l'habitude de manger à genoux, à Athos.

— Je te remercie.

« vous » Elle regretta la réponse de Tobias autant qu'elle la comprit. Cependant, il lui sembla qu'Édouard avait déjà remporté cette manche. Elle dégagea ses jambes du coussin avec soulagement et les déplia un peu sur son côté gauche. Son époux, lui, ne bougerait pas jusqu'à la fin du repas, elle en était convaincue. La serveuse apporta un second saladier de dorayaki à portée de main de Yoko et elle-même. La jeune femme approcha sa main. Tobias en attrapa un pour elle et toucha doucement son poignet pour lui signaler qu'il le lui plaçait dans la main.

Le cœur de Préséa rata un nouveau battement. Plusieurs fois au cours du repas elle avait été témoin de ce genre de gestes. Édouard n'avait sans doute rien remarqué. Le duc possédait bien des qualités, en tant que dirigeant et père, mais elle doutait qu'il eût jamais réellement compris son fils. Pour lui, cette distance que Tobias conservait avec autrui relevait davantage d'un caprice d'héritier, ou d'une gêne qu'il n'avait jamais pu surmonter. S'il se montrait soudain capable de contact, cela faisait une raison de plus de le ramener à Ferris. Qu'était-elle censée faire ?

— Merci, souffla discrètement Yoko.

Elle avait le timbre bien différent de celui des jeunes athosiennes. Ces dernières parlaient plus fort, dans des tons plus graves, et leur maîtrise de la langue maternelle s'entendait dans la fluidité de leur expression. Yoko, de sa voix plus fluette et de son accent si semblable à celui de sa tante, hésitait davantage, mais elle faisait l'effort de ne s'exprimer qu'en langue commune, sauf lorsqu'elle traduisait un commentaire aux serveurs. C'était comme comparer le son d'un hautbois et celui d'une flûte traversière.

Préséa tâta la pâte molle d'un gâteau et le porta à sa bouche, curieuse. Elle découvrit un goût agréablement sucré et une texture légèrement farineuse.

— Yoko, savez-vous aussi fabriquer ces pâtisseries ? demanda-t-elle, tant pour entendre à nouveau la jeune femme que pour évaluer ses compétences de cuisinière.

— Oui, madame la duchesse. On sert des dorayaki à la maison de thé de ma famille, alors ma tante... mon autre tante, celle qui tient la maison de thé, m'a appris à en faire.

— Vous y travaillez tous les jours ?

— Seulement quand je me trouve à Minami.

— Yoko est à la fois institutrice et cultivatrice de thé, intervint Tobias. Sa mère et ses tantes, les sœurs Ueno, tiennent chacune l'usine de fabrication, la maison de thé de Minami et la boutique de Ferris. Yoko travaille sur l'ensemble de la chaîne, elle part épauler sa mère sur les cultures lors des premières récoltes et aide sa tante au salon le reste de l'année. Elle fait aussi l'école aux enfants du village lorsqu'ils ont du temps libre. Elle maîtrise la langue commune encore mieux que Bara et a étudié les coutumes d'Athos, et même de la Vallée de Ryû, aussi bien que celles du Pays Rouge.

Il s'arrêta là. Yoko, pour l'heure, étudiait surtout le diamètre de son dorayaki, dans l'attente insoutenable de ne plus faire l'objet de la conversation.

— Voilà un palmarès impressionnant, commenta distraitement Édouard. En particulier lorsqu'on considère votre handicap, ajouta-t-il sans méchanceté.

L'intonation était celle d'une question. Yoko releva la tête pour répondre.

— Mon père était un voyageur très instruit, et ma mère a le sens du travail bien fait. Ensemble, ils m'ont apporté les outils pour me débrouiller et la volonté de le faire. Mais je compte beaucoup sur l'aide de mes proches au quotidien.

Yoko leur proposa de visiter la maison de thé de sa famille un peu plus tard. Édouard accepta avec un enthousiasme poli. Préséa observa son époux du coin de l'œil. Tobias avait présenté Yoko comme son professeur de langue rousse. À défaut de lui enseigner l'écriture, elle semblait au moins travailleuse et bien plus cultivée qu'on ne l'eût craint dans un petit pays si traditionnel. Édouard devait sans doute féliciter Tobias du choix de Yoko pour cette position, mais avait-il tiré les mêmes conclusions sur la véritable nature de leur relation ?

Après le repas, lorsqu'ils remontaient sans se presser la rue principale du village, la duchesse ne pouvait détacher les yeux de Yoko, au bras de son fils. De sa main libre, elle tenait une canne qui lui permettait d'éviter les obstacles quand elle marchait seule. Pour le moment, elle la gardait contre elle, confiante envers son guide. Cette simple canne changeait du tout au tout l'image des deux jeunes gens marchant côte à côte, elle lui conférait l'innocence même. Quoi de plus naturel que donner son bras à une aveugle ?

Mais Préséa ne s'y trompait pas. Il l'avait touchée, sans y être obligé, et sans porter de gants. Jamais elle ne l'avait vu faire cela. Tout petit, déjà, Tobias évitait au maximum les contacts. C'était un enfant distant, qui aimait qu'on lui lise des histoires mais se cachait sous sa couette si l'on envisageait de l'embrasser avant d'éteindre la lampe de chevet. Son ami Layne, le fils du duc de Clerce, s'était souvent essayé à le faire sortir du manoir, mais n'y était jamais parvenu pour bien longtemps. À l'âge où les adolescents testent leurs limites et celles de leurs parents, Tobias finissait toujours par rentrer au début de la nuit, aussi épuisé que s'il n'avait pas dormi depuis deux jours.

Pour sûr, il n'avait pas été un garçon turbulent, pourtant sa réserve avait inquiété Préséa autant que les fugues de Mylène. Son sens de la justice, ses capacités de télépathe et sa puissance magique incontestable avaient toujours suffi à Édouard pour voir en lui un bon héritier, mais la duchesse craignait sa solitude. Malgré tous ses efforts, elle n'était jamais parvenue à briser ce mur invisible qui le séparait du reste du monde. – Une exclamation de Yoko tinta comme une clochette quand Tobias lui proposa de faire un tour dans le fiacre électrique, arrêté devant la maison de madame Jihi. – Peut-être eût-elle dû se douter que cet exploit n'était pas à la portée d'une mère.

 

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Mlle Ellute
Posté le 15/07/2022
J'aime beaucoup Presea dans ce chapitre. Son amour pour Tobias doublé de la compréhension intuitive qu'elle a en fait une personne attachante et intelligente.
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