La troupe avait déserté sans bruit les couloirs du village, en essayant de ne pas laisser de traces indiquant la direction de leur fuite. Ils formaient un large groupe, étiré au long de sentiers parfois étroits.
- Je n'imaginais pas qu'il y avait tant de monde à Fael Thusall, murmura Naelmo, plus pour elle-même que pour être entendue.
Cette remarque innocente déclencha un flot de paroles de la part de Cléola, marchant à côté d'elle. Elle semblait trop contente de bavarder afin de tromper son angoisse.
- Oh, une soixantaine de familles, ainsi qu'une poignée de célibataires vivent ici. Deux cent soixante-dix-huit personnes depuis la dernière naissance.
Cléola tenait ses registres avec application. Naelmo vit là l'occasion d'en apprendre davantage sur le village, dont elle ne connaissait presque rien.
- Pourquoi il n'y a pas de gens âgés ? On dirait que vous êtes les plus vieux.
Cléola regarda autour d'elle comme si elle le remarquait pour la première fois. Son mari et elle paraissaient avoir la cinquantaine.
- Eh bien, je suppose que c'est naturel, non ? Hum... cela semble normal de choisir des couples jeunes pour fonder une nouvelle communauté. Ils sont enthousiastes, adaptables, prêts à s'investir.
Et les derniers nés n'ont même pas à oublier le monde extérieur qu'ils n'ont jamais connu, songea Naelmo en pensant aux manipulations d'Ezfra.
- Qui a sélectionné les gens qui s'installeraient au village ?
- Ezfra, bien sûr.
Naelmo lui fit écho, en se traitant intérieurement d'idiote.
- Ah oui, bien sûr ! C'est aussi à lui qu'on doit ce projet ?
- Oui, en effet, confirma Cléola d'une voix douce, comme si elle énonçait une évidence.
Cléola se tut, sans doute perdue dans des réminiscences. Naelmo ne relança pas la conversation, songeuse : existait-il quelque chose ici qui n'ait pas été décidé par Ezfra ?
****
Les fuyards comptaient un peu d'avance sur leurs poursuivants, car pour ceux-ci la navigation dans le village n'aurait rien d'intuitif : le plan de circulation avait été contraint par la configuration labyrinthique des trous naturels dans la roche. Monter allait se révéler pour eux beaucoup plus complexe qu'à Tabarnt, où l'on s'était attaché à rendre la ville pratique. Avec un peu de chance, ils erreraient un moment avant d'accéder aux étages élevés du bourg et encore plus longtemps pour trouver la voie de sortie prise par la troupe. Par bonheur, ils ne possédaient pas de ceintures antigrav qui leur auraient permis de flotter dans le vide. Elles coûtaient cher : elles devaient avoir été réservées aux unités combattant à Tabarnt.
Thuen menait un groupe effrayé, mais extraordinairement silencieux, dans lequel même les enfants se taisaient, impressionnés par l'atmosphère angoissée. Seuls les pleurs d'un bébé avaient troublé le calme, mais sa mère l'avait apaisé en le plaçant sur son sein. Les roches transmettaient les bruits de la plus étrange des façons, mieux valait se montrer prudent.
Thuen connaissait le chemin, fort heureusement, car leur marche les conduisait de sentiers au bord du vide en tunnels, dans une progression où l'on devinait à peine que l'on se rapprochait du fond de la vallée.
« Le poids du rocher n'a aucune importance », se répétait Naelmo à chaque pas pour s'en persuader. Elle avait échoué à déplacer le bloc géant sur la plage de Kamojo, à l'époque.
À l'époque ! Cela paraissait si loin, pourtant c'était à peine quatre semaines avant leur arrivée sur Oolkyuth. Elle chercha le décompte des jours dans l'esprit de Thuen. Dix jours. Cela faisait dix jours qu'elle avait débarqué - bien involontairement - à Fael Thusall. Il y a trois jours, la fameuse loi de citoyenneté avait été votée, là-bas, à Chuoo, déclenchant la révolte préparée de longue date par les télépathes de Tabarnt.
Elle prit conscience avec un pincement au cœur qu'Ezfra ne l'avait gardée près de lui que pour cette raison. Pas parce qu'il la trouvait intéressante, non, mais pour lui servir de levier vis-à-vis de son père : ainsi celui-ci ne dirait rien et ne ferait rien contre ce projet insensé de renverser le gouvernement et l'ordre social de Tabarnt tant que sa fille serait menacée, retenue prisonnière dans un endroit inconnu.
Elle avait beau penser à Ezfra comme à un monstre, un horrible menteur et un manipulateur sans scrupules, ce genre de conclusion égratignait son ego.
« Le poids du rocher n'a aucune importance », reprit-elle en serrant la mâchoire. Elle n'était peut-être qu'un outil au service des desseins d'Ezfra, mais elle ne laisserait pas ces gens tomber aux mains d'assassins. Elle devait essayer.
Même sans y croire.
Une femme en arrière du groupe poussa un cri :
- Là !
Derrière eux, alors qu'ils se trouvaient dans un passage longeant le vide, ils virent les hommes, loin derrière, eux aussi à découvert. Il leur faudrait du temps pour parvenir jusqu'à eux, néanmoins ils poursuivaient maintenant un objectif clair.
Le poids du rocher n'a aucune importance, se persuadait-elle. Ne pas se laisser distraire... Elle avait échoué sur Kamojo, mais elle avait tant appris depuis.
Ils approchèrent du fond de la vallée bien plus rapidement que l'aurait cru Naelmo. Elle aurait préféré un trajet plus long, accentuant l'écart entre eux et les hommes, leur donnant plus de latitude pour déblayer le passage. Enfin non, à vrai dire, rien ne garantissait que les villageois marchent plus vite que leurs poursuivants. On ne devait pas davantage compter sur la possibilité que ceux-ci se perdent.
Malgré une température encore fraîche, les mains de Naelmo étaient moites, elle transpirait d'une peur abjecte : la peur d'échouer, de ne pas se montrer à la hauteur, de les laisser tomber, tous. Si elle leur faisait faux bond, si elle épuisait ses forces sur le rocher sans le mouvoir, ils périraient. Tous, elle comprise.
Pour se distraire de ses doutes, elle se mit à penser à Ezfra, à tout ce qu'elle lui infligerait quand elle le reverrait. Cela restait un peu vague dans son esprit... En tout cas, elle ne pouvait pas mourir, elle s'était promis une revanche.
- Ezfra n'est pas votre fils, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Cléola sans crier gare.
Celle-ci la regarda avec rancune, comme si elle lui en voulait d'aborder un tel sujet, et répondit de mauvaise grâce :
- Non, en effet. Il a été abandonné par ses parents, effrayés par ses talents. Nous l'avons adopté à quatre ans.
Sans doute n'aimait-elle pas trop qu'on lui rappelle ces événements. Pourtant la femme se radoucit en notant l'air courroucé de la jeune fille.
- Il ne faut pas le juger trop sévèrement. Nous avons toujours connu la peur à Tabarnt. Ezfra a juré tout petit qu'il bâtirait un refuge où nous trouverions la tranquillité et l'harmonie. C'était son obsession. Nous vivons en paix à Fael Thusall depuis sept ans maintenant.
Naelmo fit rapidement ses comptes : Ezfra avait concrétisé son projet à treize ans !
- Rien n'est gratuit, appuya Thuen. Notre sécurité à tous a été achetée au prix de l'oubli, afin que personne ne nous trahisse, volontairement ou non.
- Personne n'en souffre, as-tu vu des gens malheureux ici ? ajouta Cléola. Tous sont satisfaits, s'épanouissent dans l'activité qu'ils ont choisie, Ezfra y a veillé.
Devant leur conviction, Naelmo aurait été tiraillée par le doute si elle n'avait repensé à son propre cas. Les mots sortirent de sa bouche presque sans qu'elle les prémédite, sur un ton d'ironie féroce :
- Bien sûr, l'activité qu'ils ont choisie librement... tout comme ils ont choisi d'oublier toute référence à une autre vie, une autre activité, une autre famille peut-être ? Comme moi ?
Le silence retomba. Cléola et Thuen se turent. À court d'arguments ? Ou conscients qu'ils ne réussiraient pas à la convaincre ?
- Ne vous inquiétez pas, conclut Naelmo, je vais tâcher de vous aider à quitter ce merveilleux paradis.
L'ironie ne coûtait pas cher, et qu'est-ce que ça soulageait !
****
Pour éviter de penser à ce qui les attendait, là-bas devant eux, Naelmo se perdit dans la contemplation du paysage. Ils progressaient pour le moment le long d'une large faille qui les menait insensiblement vers le haut et l'amont de la cavité. Les parois de la falaise se rapprochaient. S'ils continuaient, ils allaient finir par atteindre l'endroit où elles fusionnaient. Le bout de ce monde clos, en un sens. Le salut, ou l'impasse.
Le sol de la vallée était très loin à présent. En regardant vers le bas, Naelmo retrouvait l'étourdissement qui l'avait saisie dans les canyons. Un vertige qui ne lui semblait plus si désagréable depuis qu'elle avait goûté aux joies du vol. Elle éprouva la tentation de déployer les bras et de décoller. Le courant d'air puissant qui soufflait ici en permanence exacerbait cette envie soudaine. Mais la jeune fille était enchaînée au sol par une force surpassant la gravité. Elle ne pouvait pas s'envoler et laisser les autres à la merci des soldats.
La végétation se faisait rare : quelques tulyfas, ces arbustes résistants qu'elle avait appris à reconnaître à Tabarnt, et des touffes de lavis virgis argentées, une grande herbe douce qui ployait au vent et chatouillait les marcheurs au passage. Malgré les facéties des longues tiges duveteuses, une certaine austérité se dégageait des falaises dénudées ; les roches étaient plus anguleuses, moins accueillantes, même si elles diffusaient une belle lumière veloutée comme partout dans la vallée.
Tous ces changements dans l'apparence des lieux ne rassuraient guère Naelmo, car elle voyait se rapprocher le bout du chemin. Cela ressemblait par trop à un piège, un cul-de-sac dans lequel ils se précipitaient tous tête baissée. Elle tenta plutôt d'ancrer son attention sur la tâche à venir, écartant les pensées des centaines de personnes autour d'elle. Les télépathes diffusaient une angoisse lancinante, ils avaient tous perçu l'hostilité des soldats derrière eux. Les autres suivaient, simplement, avec discipline et une absence de questionnement qui n'avait rien de naturel. Elle frissonna de répulsion. Qu'est-ce qu'Ezfra avait fait à ces gens ? Retrouveraient-ils leur libre arbitre s'ils survivaient tous à cette épreuve ?
Elle n'eut pas à attendre davantage. Au détour d'une courbe dans la falaise, elle vit se dresser devant eux une muraille de pierres. Le chemin était coupé. On y était.
La faille s'était écroulée devant eux, un éboulement obstruait le passage. À bien regarder, il n'y avait pas un ou plusieurs gros rochers qui bloquaient la route, mais une infinité de cailloux de toutes tailles. Enfin, une infinité, sûrement pas, mais une telle quantité que les sens de Naelmo ne percevaient pas la fin du bouchon. Il devait s'étaler sur des mètres et des mètres...
- Mettez-vous à la file, intima Thuen avec autorité.
Il n'ajouta pas un mot. Les hommes les plus costauds se mirent en rang d'oignon, dans un calme impressionnant, pendant que les villageois dégageaient le chemin.
La chaîne humaine serpentait depuis le tas jusqu'au bord de la faille : le premier maillon soulevait une pierre, la passait derrière lui au suivant et ainsi de suite jusqu'au dernier qui la jetait dans le vide.
- Qu'est-ce que je ?... entama Naelmo.
Thuen l'arrêta d'un geste, la coupant dans son élan revendicatif.
- Plus tard.
Elle aurait pu dégager sans peine ces mêmes pierres. Elle mit quelques secondes à comprendre qu'il souhaitait préserver ses forces pour le déblaiement des roches les plus imposantes.
Une dizaine d'hommes s'échinaient avec les charges. Au bout de quelques minutes, le premier cédait sa place au second, tout le monde avançait d'un cran, et un nouvel arrivant venait compléter le dispositif. Il fallait agir prudemment, afin d'éviter que des blocs instables tombent sur les volontaires.
Bientôt, des pierres un peu plus massives firent leur apparition. Naelmo montra enfin son utilité en les poussant vers le vide ou en les soulevant, pour les trop biscornues. Elle s'acquitta de cette corvée avec soulagement, constatant qu'il n'y avait là rien au-delà de ses forces.
Le temps passait. Les hommes et la jeune fille grignotaient l'obstacle, mais rien n'indiquait la fin de leur labeur. L'amas de rochers effondrés semblait inépuisable, tandis que les bras commençaient à se faire lourds.
Derrière eux, les soldats avaient trouvé les escaliers permettant de progresser vers le haut et il ne faudrait plus longtemps avant qu'ils s'engouffrent dans le sentier menant au fond de la vallée. Ensuite, il leur suffirait de suivre les traces laissées par les nombreux pieds pour rejoindre la population pressée dans la faille.
Naelmo regarda l'amoncellement avec découragement. D'après l'allure des soldats, les fuyards disposaient d'une demi-heure, pas plus. Et s'ils réussissaient à désobstruer le passage à temps, les villageois traverseraient, mais il ne resterait plus aucune protection entre eux et les hommes.
Pour arranger encore leur situation, ils arrivaient maintenant au cœur de l'éboulement. Un roc de quelques dizaines de tonnes les narguait, installé comme un roi sur un trône de caillasse, ses larges épaules soutenant une muraille de pierres. Si celui-ci était dégagé, cela suffirait peut-être à ébranler toute la structure.
Naelmo avait pâli. C'était l'épreuve de vérité. « Le poids du rocher n'a aucune importance », se répéta-t-elle pour la centième fois. Elle songea à son père avec colère. Il était si doué dans tout ce qu'il entreprenait, il pensait sûrement que puisque c'était si facile, elle devait faire aussi bien.
- Je ne suis pas toi, se justifia-t-elle tout bas, comme s'il était planté devant elle.
Elle se rendit compte qu'elle lui en avait voulu de l'avoir mise en échec, d'avoir balayé en un instant ses certitudes, son sentiment de supériorité, sa conviction que tout lui serait toujours facile.
Elle secoua la tête avec scepticisme. Comment une jeune fille d'à peine quarante kilos parviendrait-elle à déplacer un tel mastodonte ? Se pouvait-il néanmoins que Kaelán ait raison, que le poids du rocher soit un élément secondaire, que seules la concentration et la volonté importent ? Est-ce que sa propre peur, son manque de confiance en elle la pétrifiaient ?
Non, ce n'était pas cela, comprit-elle soudain. Pas cette fois-ci. Ce n'était pas la peur de l'échec...
Au contraire : elle avait peur de réussir.
Peur de se prouver à elle-même ainsi qu'aux autres qu'elle faisait partie de ceux qui, comme Ezfra, étaient capables d'exploits monstrueux, comme dominer ou asservir.
Pourtant...
Ce même Ezfra ne lui avait-il pas montré qu'elle était cette personne aux pouvoirs étranges, la Naelmo qui volait avec lui, tout en restant elle-même, Naelmo la jardinière, susceptible de s'émouvoir d'une fleur, de passer des heures à gratter la terre ou inventorier des mousses ? Qu'elle était l'une sans abandonner ou renier l'autre ?
Naelmo sourit, rassérénée. Ezfra lui avait au moins enseigné cela. Une raison pour pencher du côté de l'indulgence ? Jamais ! Elle avait plutôt envie de le découper pièce par pièce.
Naelmo ouvrit son esprit vers l'extérieur, se hissant sur ce plan où elle percevait les champs énergétiques. Des myriades d'ondes pulsaient autour d'elle, lumière, humains, chaleur du sol et des falaises. Elle focalisa son attention sur le rocher massif, planté devant elle. Son entêtement était palpable, mesurable, matérialisé par le poids qu'il exerçait au-dessous de lui. Drôle de formulation. Il faudrait que Naelmo parle à son père de l'obstination des choses à exister, à se poser là, à s'imposer.
À elle maintenant d'y opposer sa volonté. Naelmo fit le vide, oubliant les villageois autour d'elle, se concentrant sur l'énergie du bloc qu'elle canalisa, domestiqua, jusqu'à ce qu'il se plie à son désir.
- Dégagez ! cria-t-elle. Tout le monde sur le côté, au fond de la faille.
Sa voix claqua avec une fermeté inhabituelle. Personne ne songea à la contredire ni à s'attarder dans les parages. Seuls quelques grognements et le martèlement des pas lui répondirent.
Le mastodonte frémit, s'ébrouant dans les crépitements des cailloux dérangés. Après quoi, d'un mouvement décidé, il s'éleva franchement de sa gangue. Dix centimètres au-dessus du sol, vingt, puis près d'un demi-mètre ; là, il se dirigea sans se hâter vers le bord de la falaise, libérant les pierres qu'il retenait. Il hésita un moment, suspendu, avant de disparaître. Une détonation résonna dans toute la vallée quand il éclata en bas dans une zone d'éboulis.
Devant Naelmo et les villageois, le tas tout entier s'ébranlait, les rochers petits et grands dégringolant dans toutes les directions avec fracas. Mais elle n'y attachait plus guère d'importance. Elle poussa, utilisant l'énergie des pierres elles-mêmes, poussa encore et les guida vers le vide. Cela lui semblait facile, comme déplacer de la main une poignée de graviers. Elle ne s'arrêta que quand tout fut bien net.
Elle ouvrit les yeux. Le passage était dégagé, le sol aplani, à tel point qu'il était presque impossible d'imaginer qu'il y ait eu là un éboulement, sauf à regarder vers le haut pour apercevoir un décrochement dans la paroi.
La route était libre.