Le départ d'Ezfra troubla considérablement Naelmo. Elle se sentit inutile, désœuvrée et surtout très seule. Sa présence lui était-elle à ce point devenue indispensable ? Elle avait tellement pris l'habitude de contempler la vallée en sa compagnie le soir, de rire ou sourire à ses blagues, de se tourner vers lui pour recevoir conseils et leçons, que son absence lui apparut comme une anomalie inadmissible.
À cela s'ajoutèrent dès sa disparition des cauchemars qui s'installèrent dans ses nuits, la laissant hagarde au réveil, comme si elle avait bataillé des heures durant contre des ennemis ou s'était débattue contre des spectres. Dans la journée surgissaient des images bizarres, issues d'elle ne savait où, qui faisaient battre à ses tempes des migraines épouvantables.
Dès le second jour, elle se sentit grognon, d'humeur maussade. Seul l'apaisa le travail au fond de la vallée, au milieu des grands celabères scintillants d'humidité, des folcaires à fleurs blanches, ou des agiles teroskia à feuilles orangées, fines lianes s'élançant à l'assaut des falaises avec leurs mini ventouses obstinées. Leur simplicité, leur perfection, l'adaptation parfaite à leur milieu la remplissaient d'émerveillement. Il fallait bien cela pour chasser un marasme persistant.
Le troisième soir de l'absence du garçon, un malaise vague se mit à sourdre dans tout le village, comme une brume stagnante : personne ne disait rien, mais Naelmo percevait bien l'inquiétude dans les esprits autour d'elle et autre chose, un flottement généralisé, comme si la vallée entière était un grand navire ayant rompu ses amarres.
Cette nuit-là, un cauchemar plus réaliste que les précédents vint la visiter. Elle tournait et retournait dans son lit, gémissante. C'était étrange : elle se rendait compte qu'elle rêvait, comme cela se produit quelquefois, pourtant elle ne réussissait ni à prendre le contrôle des événements ni à se réveiller. Un homme aux cheveux sombres lui parlait, sans que ses mots aient un sens qu'elle parvînt à déchiffrer. On aurait dit qu'il l'appelait, qu'il la cherchait. Elle avait le sentiment de le connaître...
Elle devait comprendre ce que lui voulait cet homme. Retrouver de qui il s'agissait. Il le fallait.
Elle essaya de l'interpeller à son tour, mais sa voix s'était perdue. Il la regardait d'un air désolé, comme elle tentait d'exhumer un son, n'importe lequel. Finalement, elle réussit à sortir de sa gorge nouée un faible gémissement aigu, comme une plainte.
Aussitôt, l'homme se transforma en un dragon noir terrifiant qui se rua sur elle, l'engloutissant dans des flammes bleues glacées desquelles elle fut impuissante à se soustraire.
Naelmo se réveilla en tremblant de froid et de peur, trempée de sueur, la tête en lambeaux. Des souvenirs trop longtemps prisonniers se précipitaient à chaque battement de cœur, avec une force telle qu'elle serra les dents pour ne pas hurler.
Elle resta ainsi plusieurs minutes, assise dans son lit, tête baissée, mordant le drap à pleines dents, pendant que son esprit retrouvait son intégrité, sa consistance. Des images affluaient : sa vie antérieure, sa famille, la forêt... La forêt ! Hevéla, comment avait-elle pu oublier Hevéla ?
Elle hoqueta et crispa ses poings : comment avait-elle pu oublier Théola, Delum, Shielfen ! Kaelán ? Et Talie ?
Avec les souvenirs montait une énorme rage qui lui déchirait le ventre. La chaleur lui embrasait les oreilles, son cœur tambourinait dans sa poitrine, augmentant encore les douleurs dans son crâne.
Ezfra ! Ezfra n'était qu'un infâme manipulateur. Il avait violé son esprit, l'avait réduite en esclavage en lui volant sa mémoire et son libre arbitre.
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Quand le tintamarre des carillons qui sonnaient dans sa tête commença à s'estomper, Naelmo se leva avec précaution ; puis, constatant que ses jambes restaient solides, elle se dirigea à pas mesurés vers la salle de bain. Le miroir lui renvoya une image de diablesse en fureur : des paupières rouges gonflées, des sourcils froncés, des narines frémissantes, des mâchoires serrées en un rictus mauvais. Ses cheveux en bataille formaient une couronne de flammes autour de son visage. Ce masque effrayant correspondait si parfaitement à son ressenti qu'elle s'en réjouit, puisant dans son propre reflet un combustible supplémentaire à sa colère. Elle se sentait capable de transpercer quelqu'un par la seule force de la rage débordant de ses yeux. Le vase décoratif posé à côté de la baignoire, un machin lourd et moche qu'elle n'aimait pas, en fit les frais : elle l'observa qui se fissurait, puis se désintégrait littéralement en une fine poussière qui coula au fond du bain.
Cette démonstration dévastatrice à demi volontaire refroidit quelque peu ses ardeurs. Elle s'efforça de contrôler sa respiration et effectua quelques-uns des mouvements qu'elle avait vus pratiquer par Talie pour se concentrer avant les combats. Elle n'allait pas bêtement épuiser ses forces sur des objets innocents.
Non, si quelqu'un devait être réduit en miettes, haché menu, elle savait bien qui viser : Ezfra ! Son ressentiment se tournait tout entier vers lui. Comment avait-il pu ? Comment avait-il pu lui parler de la grande famille des habitants du village, tout en lui faisant oublier ses propres parents ? Comment avait-il pu lui montrer ce visage angélique, cette gentillesse sucrée, tout en s'insinuant de la plus sournoise des manières dans son esprit ?
Le reflet dans le miroir prit une expression hésitante : son esprit à elle ? Et celui des autres, alors ?
Naelmo réfléchit quelques instants à la situation du hameau. Elle retint son souffle, médusée : tous ici subissaient l'influence d'Ezfra. Leur habitude de ne pas évoquer le monde extérieur n'en était-elle pas la plus fiable des indications ? Les humains ordinaires ne s'en souvenaient tout simplement pas. Et peut-être pas qu'eux... Aucun horizon autre que celui de Fael Thusall ; cela rendait pour le maître du village la tâche plus aisée. Quelle autre perspective pour chacun que de remplir le devoir assigné par Ezfra ? Cette satisfaction générale que Naelmo avait constatée n'avait rien d'humain. Depuis quand avait-on vu des gens aussi contents de leur sort ? Entendu si peu de récriminations, de plaintes ?
Naelmo frissonna, la réflexion succédant à la colère : comment s'y prenait-il pour contrôler le destin d'autant d'individus ? L'effet était-il réversible, comme avec elle ? Et jusqu'où irait-il pour préserver son petit monde idéal ?
Elle en était là de ses pensées, réalisant qu'elle risquait de devoir jouer serré avec Ezfra, quand son univers s'écroula pour la seconde fois de la journée.
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Elle perçut d'abord une vibration déplaisante, reflet d'une inquiétude, d'un malaise, d'une peur peut-être. Elle s'ouvrit un peu, avec prudence, et remonta vers la source. Là, happée par une terreur sans nom, elle vit par des yeux agrandis d'effroi un fusil pointé sur elle. Ou plutôt sur Manétouk, un de ses amis scientifiques qui vivait dans la vallée. Elle regardait par son intermédiaire, aimantée par la tension extraordinaire, épouvantée mais incapable de lâcher prise.
Spectatrice.
Impuissante.
L'homme à l'autre bout de l'arme avait esquissé un geste interrogateur vers son acolyte. Les deux étaient casqués, engoncés dans des combinaisons protectrices de combat qui les faisaient ressembler à des machines. Son compagnon répondit par un signe d'agacement désinvolte :
- Pas de témoins, grinça sa voix déformée par le masque.
Hurlant d'horreur, Naelmo se retrouva projetée en elle-même, tandis que le sifflement d'une arme à énergie se réverbérait entre les parois de son crâne.
Son estomac se souleva, se tordit ; elle se plia en deux, vomissant une bile amère dans le petit lavabo providentiel. Haletante, secouée de frissons, elle s'accrocha des deux mains à la cuvette et fit couler l'eau froide, s'en aspergeant le visage.
Que venait-il donc de se passer ? Avait-elle tout imaginé ? Ça ne pouvait pas être réel !?
Réprimant son angoisse, Naelmo rouvrit son esprit avec prudence. Ils se tenaient là-bas, au bout de la vallée, heureusement encore loin du village : six hommes, six soldats, munis d'une puissance de feu considérable. Il y en avait six autres derrière eux. Surmontant sa répugnance, elle s'introduisit dans les pensées de l'un d'entre eux.
Ils étaient violence, haine, mort.
Depuis trois jours, les combats faisaient rage à Tabarnt, entre ceux du haut, défendus par l'armée, et ceux du bas. Mais les autorités avaient identifié les déclencheurs de la révolte : les télépathes. Comment étaient-ils parvenus jusqu'ici ? Le village n'avait aucun rapport avec cette insurrection.
Sauf que... Ezfra... Ezfra était le lien ! Qu'avait-il bien pu lui arriver ? Rien de bon, s'il avait laissé ces hommes pénétrer dans son refuge.
Distribuer les responsabilités n'avait rien d'essentiel pour le moment. Il était urgent de réagir, de se protéger : parce qu'ils étaient là pour tuer tout le monde. Le cadavre derrière eux en constituait la preuve atroce. Quelle absurdité : la victime n'était même pas télépathe, tout comme une large moitié des résidents du village.
Naelmo chercha l'esprit du second scientifique. Il dormait, inconscient du drame qui se déroulait à trente mètres de son module d'habitation, commodément caché par des arbres. Réveillé par Naelmo, oscillant entre terreur et révolte, il se glissa à l'extérieur et s'éloigna dans la direction indiquée par celle-ci. Sa signature thermique, visible par les détecteurs des soldats, les jeta sur sa piste. Ils la perdirent quand il se laissa descendre dans la rivière. Deux poursuivirent les recherches, tandis que les autres tournaient leur attention vers le village.
Naelmo ne pouvait pas l'aider davantage. Elle lui envoya un message d'encouragement. Il connaissait bien le terrain, eux non. Les falaises proches regorgeaient de trous, de galeries, qui le dissimuleraient à leurs capteurs. Ils n'étaient pas près de le retrouver, se réjouit-elle.
Elle enfila chaussettes, chaussures et un pull par-dessus son pyjama. Pas le temps pour des coquetteries vestimentaires. Se jetant dans le vide, depuis le balcon de ses quartiers perchés, elle lança des avertissements mentaux à la cantonade. Si tôt, beaucoup dormaient encore, leur esprit plein de brume.
Ezfra ! Ce démon d'Ezfra n'était nulle part en vue, maintenant qu'on aurait eu bien besoin de lui.
Naelmo reprit pied plus bas et se dirigea au pas de course vers les appartements des parents d'Ezfra. Elle les trouva debout, hébétés et fébriles, habillés eux aussi de bric et de broc. Télépathes entraînés, ils avaient assisté à ce qui se passait.
- C'est de la faute d'Ezfra, cette révolution, ces combats, ces hommes ici ! cracha Naelmo avec colère.
Elle fut interrompue par les dénégations véhémentes de Cléola, la mère :
- Non, au contraire ! Il a essayé d'arrêter ces fous, de les persuader de ne pas mettre à exécution leur projet. Il n'y a pas eu moyen d'infléchir leur détermination ni de les influencer : ce sont des télépathes éprouvés et bien protégés. Alors Ezfra a préféré surveiller de près ce qui se passait. Mais il n'est pas revenu.
Elle leva les mains devant sa poitrine, ses doigts se tordant avec nervosité. Ses longs cheveux bruns tombaient devant son visage distingué déformé par l'angoisse.
- Il y est allé parce que certains d'entre eux connaissaient notre retraite, souligna Thuen, le père, d'une voix sombre. Il existait un risque qu'ils soient pris et qu'ils nous trahissent.
Précisément ce qui avait dû survenir. Tout n'était pas encore éclairci, cependant Naelmo comprenait mieux la présence d'Ezfra à la fameuse réunion qu'elle avait dérangée involontairement et l'aide qu'il avait apportée aux conjurés.
Un silence consterné tomba entre eux, rompu quelques secondes plus tard par Thuen :
- Tu dois les arrêter.
- Nous n'avons aucune arme ici, ajouta Cléola.
Naelmo les dévisagea avec ahurissement.
- Les arrêter, moi ? Comment ?
Cléola la prit par les épaules.
- Tu ne te rends pas compte ? Ton pouvoir est grand. Autant que celui d'Ezfra, peut-être. En son absence, il n'y a que toi pour nous sauver de ces barbares.
Elle parlait d'Ezfra avec un tel accent d'admiration éperdue que cela hérissa Naelmo.
- Vous êtes dingues, j'ignore comment les arrêter ! s'insurgea-t-elle, avant de s'interrompre.
Elle savait. Étonnant !... Elle savait comment rendre inconscient un homme dangereux. Ezfra le lui avait glissé pendant un de ses cours sur la guérison des blessures. Enfin, en théorie, parce qu'elle n'était pas le moins du monde sûre de réussir un tel exploit.
- Ce n'est pas compliqué d'endormir profondément quelqu'un, avait-il expliqué. Quelqu'un qui souffre, ou bien quelqu'un de menaçant...
Il lui avait alors montré, en appuyant légèrement sur un point à la base du cou de Naelmo, de quelle façon envoyer au pays des songes n'importe qui. Il avait ensuite réitéré la démonstration en utilisant ses pouvoirs mentaux.
Puis il lui avait « laissé » l'oublier : comme tout le reste. Quand comptait-il lui faire retrouver le souvenir de cette faculté singulière et effrayante ? Naelmo frissonna de dégoût. De combien d'altérations à l'intérieur de son cerveau ce répugnant manipulateur s'était-il rendu coupable ?
Mais il avait dit aussi, Naelmo s'en souvenait à présent, qu'on risquait de tuer quelqu'un si on se ratait et que la concentration requise empêchait de pratiquer cet art sur plus de deux ou trois individus à la suite.
Naelmo eut envie de repousser la femme, de crier qu'elle n'était pas venue là de son plein gré, qu'elle ne savait pas quoi faire contre douze soldats à l'esprit épais et qu'elle se fichait de leurs problèmes !
Toutefois, la pensée des hommes, dehors, en train de progresser vers le village, la glaça d'effroi. Elle sentit ses yeux la piquer, comme au temps de l'école, sur Hevéla, quand la frustration lui faisait monter des larmes de colère et d'impuissance.
Elle tapa du pied sur le sol. Tout lui manquait : l'entraînement, les connaissances et même le temps pour réfléchir à des moyens de neutraliser ces agresseurs.
- Il faut fuir. Je ne réussirai jamais à les arrêter tous.
L'air dépité du couple lui donna un sentiment d'humiliation. Son cœur s'emballa, elle chercha une justification, une excuse, pour en fin de compte débiter d'une voix tremblante d'énervement :
- Peut-être que je n'arrive pas à la cheville de votre précieux Ezfra. Mais moi, je n'ai rien demandé à personne, surtout pas à venir ici. Et lui, il n'est pas là, il nous a bien laissé tomber !
Elle regretta aussitôt sa sortie en voyant les yeux de la mère se remplir de larmes.
- Tu as raison, intervint le père, pragmatique. Mettons de la distance entre eux et nous ; tu réfléchiras à une parade ensuite.
Que cette insistance était pesante ! Qu'est-ce qu'il leur prenait, à la fin, la croyaient-ils capable de décrocher les lunes ?
Thuen et Cléola se hâtèrent d'envoyer des messages aux quatre coins du village :
- Fuyez vers le point d'évacuation ! capta Naelmo.
De partout, des réponses fusèrent :
- On y va !
- On suit le chemin circulaire.
- On coupe par les plantations.
Grâce aux télépathes, ils s'étaient tous passé le mot et progressaient en silence, afin de ne pas alerter les assassins qui avançaient vers Fael Thusall. Les sons se propageaient quelquefois de manière surprenante, dans leur petit univers clos.
- Il existe une sortie en amont, en remontant le vent, expliqua le père d'Ezfra. Ces hommes sont arrivés de l'autre côté, de l'aval.
Il se tordit les mains avec un air d'incertitude, puis ébouriffa d'un geste nerveux sa tignasse poivre et sel avant de poursuivre :
- Elle est bouchée par un éboulement. On ne l'a jamais dégagée, parce qu'Ezfra a affirmé qu'il la désobstruerait en cas de nécessité. Cela nous protégeait des curieux qui auraient pu venir par cette entrée.
Fous, ils étaient tous fous ! se dit Naelmo. En guise de solution de repli, il allait falloir qu'elle se coltine des tonnes de cailloux.
Bah... après tout, comme le prétendait Kaelán, le poids du rocher n'avait aucune importance.
Naelmo n'avait jamais totalement réussi à y croire.
Ou plutôt, non... en réalité, elle le croyait, mais ça ne s'appliquait pas à elle... elle ne se sentait pas capable d'y parvenir.