Le Serment des Dragons

Neïla, atterrée devant les réactions de son peuple, se sauva à toutes jambes vers ses appartements sans même prendre le temps de récupérer son dragon-zélok. Rien n’était allé comme elle l’avait rêvé pendant des années. Son père la détestait malgré tous ses efforts pour lui plaire. Elle aurait voulu devenir un dragonnier, mais hélas, elle était une fille et les filles ne devenaient pas des dragonniers et surtout pas une princesse… Elle, son destin était de devenir une magicienne comme toutes les femmes de sa famille avant elle. Neïla maudissait la nature qui l’avait doté de ce sexe. Alors quand on lui avait offert cet œuf, elle avait mis tous ses espoirs sur celui-ci… Et elle avait hérité de la mort, de la magie ténébreuse, le pouvoir impie. La petite princesse se jeta sur le lit de rage et jeta son oreiller à l’autre bout de la chambre.

Non, elle ne devait pas se comporter en petite fille gâtée, elle valait mieux que ça. Elle se leva et se déshabilla, jeta sa robe et les fines sandales dans un coin de la pièce et enfila ses vêtements de dragonnier… Elle se sentait mieux dans cette tenue qui la laissait plus libre de ses mouvements. La jeune fille adorait se glisser dans ces habits de cuir au toucher doux et souple, mais ô combien résistants. Aujourd’hui, elle irait à la rencontre de son dragon, de sa propre monture et non pas ce petit zélok noir. Elle se faufila à l’extérieur et courut vers la tour, les jardins et le chemin étaient déserts. Les gens étaient tous venus au palais voir l’événement du jour. La princesse prit l’ascenseur jusqu’au septième niveau, se dirigea vers le box où se trouvait la dragonne qu’elle chevauchait habituellement, elle la prépara, même si elle peina à traîner la lourde selle. Une fois, sa monture harnachée, Neïla monta sur son dos, ses pieds chaussés de longues bottes fourrées bien calés, elle saisit les rennes et elles partirent vers la plateforme d’envol. La créature s’élança dans les airs, vira de bord, à gauche, à droite. Neïla se sentait vivre ainsi, là-haut dans le ciel, seule et sans obligations. Elle tira sur la lanière de cuir et dirigea sa monture vers les montagnes. La princesse cherchait les monts aux dragons, des cratères de volcans si hauts que la neige les recouvrait en toute saison. Là où elle trouverait le sien, elle en était convaincue.

Le duo s'éleva fort haut, à la limite de ce que la jeune fille pouvait supporter avant de peiner à respirer, puis elles prirent la direction de la rivière Garavoque. Le cours d’eau se transformait au bout de quelques kilomètres en torrent impétueux entre de profondes gorges encaissées. L’eau courait entre d’énormes roches sombres, tourbillonnait, écumait, puis filait de nouveau. Quelques arbres aux larges aiguilles avaient pris racine dans des interstices rocheux, leurs ramures se penchaient vers l’onde indomptée, leurs reflets coloraient de taches vertes et brunes la surface liquide. La jeune fille et sa monture étaient redescendues dès l'entrée des gorges. La dragonne volait en rase-mottes, suivait les brusques lacets que dessinait le torrent jusqu’à ce que Neïla la fasse pivoter vers un autre cours d’eau venu rejoindre celui-ci. Elles empruntèrent cette nouvelle voie jusqu’au pied d’une cascade surplombée par un pic rocheux avec ce qui restait d’une haute tour de pierres volcaniques recouvertes de mousses. Il restait peu de choses de cet ancien château vieux de dizaines de siècles. De grands oiseaux de proie tournaient sans cesse à son sommet, poussant de longs cris aigus. L’immense créature contourna les ruines et se dirigea vers les montagnes. Elles virent un troupeau de chèvres courir, effrayées par la présence de la dragonne. Elles continuèrent de voler jusqu'à ce qu'elles arrivent à l'orée d'une forêt d’arbres aux feuilles persistantes. La dragonne se posa sous un arbre immense à l'écorce rugueuse. La forêt leur faisait face avec ses hauts troncs tels de gigantesques colonnes, une si épaisse frondaison que seuls de rares rayons de soleil perçaient. Ainsi, une faible lueur éclairait les sous-bois, une brume légère nimbait les fougères, l’herbe rase, la mousse épaisse dans laquelle les pieds de Neïla s’enfoncèrent, sa monture avança difficilement entre ses arbres à l’écorce sombre, parmi cette végétation dense. Elle était fatiguée après ces trop longues heures de vol. Elles arrivèrent devant un petit ruisseau et s’y abreuvèrent. Neïla cueillit quelques baies et champignons, les mangea pendant que la dragonne attrapait de gros poissons à la robe argentée mouchetée de taches roses dans un étroit cours d'eau traversant les lieux. La jeune princesse s’enroula dans sa cape doublée de laine et se pelotonna contre le flanc du grand animal pour rester au chaud. Elles s'endormirent et furent réveillées quelques heures plus tard par les hululements d’un oiseau nocturne. Apeurée, la toute jeune princesse resserra la cape contre elle, elle parla à la dragonne pour se rassurer. Elle n’avait pour ainsi dire jamais quitté le confort du palais, elle ne connaissait pas les dangers qui pouvaient la guetter dans ces lieux qui lui étaient si étrangers. Les hurlements de quelques prédateurs la firent frissonner… Elle était déjà allée bien trop loin pour faire marche arrière. Elle garda les yeux ouverts pendant une bonne partie de la nuit, mais rien n’éclairait les lieux, la lumière des deux lunes ne parvenait pas à traverser la canopée et c’était à peine si elle distinguait les contours de sa monture. Percluse de fatigue, elle finit par s’endormir, quand elle se réveilla, il y avait déjà longtemps que le jour s’était levé. Elle entendait l’écho lointain des cors de la flotte royale, probablement qu’ils la cherchaient, elle devait repartir au plus tôt.

— Allez ! On s’en va !

Elle grimpa sur le dos de la dragonne et dès qu’elle trouva un espace suffisant, elle décolla, sa monture effectua de lents mouvements en colimaçon et s’éleva au-dessus de la végétation. Elles reprirent la direction des volcans et volèrent sans cesse jusqu’à ce qu’elles trouvent les Piliers des Chimères, des sortes de colonnes créées lors des éruptions volcaniques. Neïla se trouvait dans une vaste forêt de pilastres naturels rougeâtres dus au fer oxydé, au bord d’un plateau surplombant de profondes crevasses. Tout ici était gigantesque, le reste des cheminées volcaniques, les ravins, jusqu'aux grands oiseaux de proie qu'elle voyait voler et entendait pousser leurs cris stridents. L’odeur de soufre l’empêchait de respirer normalement. Descendue de sa monture, elle regardait autour d’elle sans savoir où aller. Où trouverait-elle son dragon, avant que les hommes de son père ne la trouvent ? Elle en était là de ses réflexions quand une immense ombre la plongea dans la pénombre, un claquement d’ailes tel un coup de tonnerre lui fit lever les yeux et là, elle le vit. Un gigantesque dragon noir aux écailles luisantes les surplombait. Neïla crut sa dernière heure arrivée. L’animal pivota, plongea au milieu des colonnes et revint vers la jeune fille, il se mit à son niveau en vol stationnaire et l’observa d’un œil écarlate à la pupille fendue et cerclée d’orange. Du feu semblait animer son regard reptilien. Il la poussa doucement de son long museau et Neïla tomba sur les fesses. Elle entendit dans sa tête une voix qui lui était inconnue, presque un grondement.

Que fais-tu la petite fille ?

Je… Je suis venue chercher un dragon.

Apparemment, tu l'as trouvé fillette !

Toi ?

Oui ! Pourquoi je ne te plais pas petite nécromante… Je suis bien à ta couleur n’est-ce pas ?

Je…

Je sais tout de toi petite princesse, je t’entends depuis des heures, j’ai rêvé de toi depuis un an… Qu’as-tu fait de ton zélok ?

Tu me connais ?

Oui, je te l’ai déjà dit ! Voyons si tu as le courage de venir voler avec moi ?

Mais, je n’ai pas de selle pour toi.

Si tu en as le courage, tu n’en as pas besoin.

Je n’ai pas peur !

Si tu le dis…

Il la poussa de nouveau d’un coup de museau.

Aller, monte !

Mais, je vais tomber, où veux-tu que je me tienne ?

Ah ces Nylosiens… Grimpe sur ma tête et accroche-toi donc à mes cornes !

Le dragon était bien trop imposant pour qu’elle puisse tenir en équilibre sur son dos, le seul endroit qui lui permettait de garder sa stabilité était l’arrière de la tête de l’animal. Il posa sa tête sur le sol, sortit une longue langue fourchue, l’entoura autour de la taille de la jeune princesse et l’aida ainsi à monter sur son museau. Elle grimpa à quatre pattes jusqu’au sommet de son crâne.

Mais, fais donc attention, tu as failli me mettre un pied dans l’œil !

Excuse-moi !

Parvenue au sommet du crâne du monstre, elle se cala entre les cornes, et entoura chacune d’elle de ses bras. Une petite bosse lui permettait de ne pas glisser et la bloquait tel un pommeau de selle.

Pourquoi ma dragonne ne me parle-t-elle pas ?

Parce qu’elle n’en a pas envie, ce n’est pas TA dragonne, seul celui qui le désire te parle ainsi.

Je pourrais entendre tous les dragons s’ils le voulaient ?

Si… Mais, nous ne choisissons qu’un seul et parfois, nous n’en prenons aucun…

Tu n’as jamais parlé à un Nylosien ?

Non, pourquoi l’aurais-je fait ? Mais, toi, tu me plais, tu m’intrigues.

À cause de ce que je suis ?

Mouis, on peut dire ça… Mais ne te fais aucune idée, ce n’est pas une histoire de prophétie où je ne sais quelle autre sottise… Tu m’intrigues voilà tout ! Prête ?

Oui !

Lorsque l’animal souleva sa tête, Neïla se cramponna de plus belle. Le dragon noir vira de bord et plongea à une vitesse qu’elle ne pensait pas possible, il slaloma entre les piliers de roche, remonta brutalement et replongea de nouveau. La jeune princesse criait de peur, mais pas une fois, elle ne lui demanda de cesser. Elle était bien trop fière pour l'implorer de la déposer, puis grisée par la vitesse, les sensations que le vol de la créature lui procurait, elle apprécia le vol. Les cris de peur devinrent des cris d’allégresse. Quand il se posa sur une plateforme rocheuse tout en haut de la plus haute des colonnes, elle lâcha une des cornes et caressa la peau écailleuse.

Merci dragon ! On recommence quand tu veux.

Un éclat de rire caverneux explosa dans sa tête. Le dragon reprit son envol, alors que la monture avec laquelle la jeune princesse était venue s’en était allée retrouver la tour. Le curieux équipage monta encore vers les hauteurs jusqu’au pied d’une cascade d’eau fraîche. La créature majestueuse se posa sur une longue dalle plate surplombant le torrent, des escaliers naturels permirent à la jeune fille de descendre jusque sur les berges où elle put boire et manger quelques baies noires et juteuses. Elle avait peu mangé depuis son départ du palais et son estomac grouillait.

Tu as faim  ⁣ ? Viens ⁣ !

Le dragon se posa comme il put, les pattes dans l’eau glacée, étendit ses ailes membraneuses afin que Neïla puisse grimper, il la souleva doucement et la replia vers son corps, la jeune princesse grimpa alors sur son dos et remonta le long du cou de l’animal jusqu’à son crâne où elle reprit place. Il battit des ailes d’un mouvement lent et puissant, puis décolla presque à la verticale. Il se dirigea vers la cime des arbres les plus hauts, effraya les grands oiseaux de proie et s’approcha d’un nid où reposaient quelques œufs. Il tendit la tête afin que Neïla se hisse dans l’aire. Elle prit avec elle un œuf et le glissa dans sa bourse, un peu juste en taille, mais elle ferait l’affaire jusqu’à ce qu’elle retrouve le sol. Elle retourna sur sa monture avec la plus extrême prudence pour ne pas casser son fragile fardeau. Lorsqu’elle retrouva le contact du sol, la jeune fille fit un petit trou dans la coquille et goba son contenu.

Pourrait-on repartir ?

Oui, mais où va-t-on ?

Tu le verras bien assez tôt !

Le duo reprit son envol vers les sommets enneigés, les dépassa et à quelques kilomètres de là, le dragon s’engouffra dans une grotte que seuls ceux de son espèce connaissaient. La cavité était immense, un véritable microcosme s’y était développé. Seulement accessible à dos de dragon, personne d’autre qu’eux et d’autres animaux volants y venait. Une végétation luxuriante y poussait grâce à la température clémente créée par les sources volcaniques et une sorte de mousse filandreuse courait sur les parois.

Tu pourras dormir ici cette nuit, rien ne t’y fera de mal et demain, nous repartirons, un long vol nous attend !

Neïla était ravie, il lui semblait vivre un rêve éveillé, elle avait tant rêvé de découvrir un jour un dragon comme ceux que l'on rencontrait dans les légendes. Elle se disait qu'elle devait dormir et se déplacer dans le monde des songes. Elle se pinça le bras et grimaça de douleur. Non, elle ne rêvait pas ! La jeune princesse visita les lieux, émerveillée par les fleurs aux couleurs vives et par les oiseaux au plumage coloré. Les champignons phosphorescents dans les cavités sombres, les quelques plantes carnivores où de menus insectes se trouvaient prisonniers. La mousse et les fougères étaient omniprésentes, les premières pendaient çà et là des branches des arbres, le long des parois, des plantes épiphytes couraient le long des troncs ou s’étaient installées dans de petits creux. Elle jeta un œil attentif, mais ne trouva rien à manger.

Tu as encore faim ?

Oui…

Le dragon poussa un long soupir et lui apprit qu’elle pouvait cueillir certaines plantes pour en manger les racines ou les feuilles épaisses d’un gris vert veinés de bleu.

Mais que t'a-t-on appris ?

Le goût un peu sucré n’en était pas désagréable et Neïla mangea de bon appétit. Il lui enseigna comment couper les longues tiges vertes de plantes volubiles aux grandes corolles d’un bleu vif bordées de rouge.

Fais-en des cordes !

Elle en tressa une longueur suffisante pour les attacher aux cornes du dragon à la lueur des végétaux fluorescent dès que la nuit tomba. Les parois de la grotte se couvrirent de myriades de points bleus et verts, créant une lumière douce, mais suffisante pour que la jeune fille puisse se déplacer et terminer son ouvrage. Quand elle eut terminé, elle se dirigea vers la créature et se planta face à son museau, elle posa sa main sur ses naseaux et les caressa, le cuir presque noir était doux et chaud, elle les lui gratta et elle ne tarda pas à entendre un ronronnement sourd et puissant. Elle posa sa tête sur celui-ci et entoura de ses bras frêles le nez de la créature impressionnante.

Neïla réprima un bâillement, elle n’avait jamais volé si longtemps.

Petite fille, il est l’heure de dormir.

Le dragon s’installa pour la nuit, s’entoura de sa queue dont seul le bout était hérissé de pics pointus et tranchants puis recroquevilla ses ailes.

Viens Neïla.

La jeune princesse grimpa sur la queue de sa monture en s’aidant des écailles comme il le lui avait expliqué et se faufila dans l’interstice entre ses ailes et sa queue, elle s’enroula dans sa cape et s’endormit bien au chaud contre le dragon. Elle dormit jusqu’au matin sans être réveillée par le moindre cri. Quand elle ouvrit les yeux, d’autres dragons dormaient aussi, à peine moins imposants que son protecteur.

Alors réveillé ? Ne t’inquiète pas, tu ne risques rien.

Elle descendit de son perchoir, se déshabilla et plongea dans une des grandes flaques d’eau chaude que lui avait désignée la créature. Après avoir nagé et s’être frottée de mousse violette, elle se positionna près d’une cheminée d’où sortait de la vapeur… Une fois séchée, elle se rhabilla et mangea de nouveau des racines et quelques pétales d'un vert pâle à la saveur légèrement sucrée.

Prends-en donc quelques-unes et des champignons violets, de la mousse aussi, elle soignera tes mains meurtries. Entoures-en les cordes pour que ta peau ne soit pas davantage blessée.

Neïla s’exécuta et s’installa entre les cornes, les mains et les poignées entourées de mousse et de longues tiges vertes, ainsi, elle pourrait même dormir sur sa monture sans risque de glisser, lui avait-il appris. Une fois bien sanglé, il s’envola et sortit de la caverne. Il monta en altitude puis piqua vers la vallée, descendit en lentes circonvolutions puis se dirigea vers les gorges qu’un torrent rapide et dangereux avait creusées dans la montagne. La créature vola toute la journée et la nuit, Neïla s’endormit et quand elle se réveilla, elle vit au loin l’immense tour aux dragons et le palais de son père.

Nous sommes arrivés ?

Presque !

Est-ce que je te reverrai un jour ?

Autant que tu le voudras fillette… Je t’ai trouvé… Nous ne faisons qu’un maintenant.

Tu vas rester avec moi ?

Puisque je te le dis !

Il régnait dans la tour et le palais une effervescence peu ordinaire depuis le départ de Neïla. Jamais une princesse n’avait abandonné son dragon-zélok à peine sortit de l’œuf, la flotte de dragonniers était revenue bredouille et la monture de la jeune fille était revenue sans elle. Le mage noir encapuchonné que personne ne semblait connaître assurait qu’elle était toujours en vie. Lorsque l’ombre du dragon noir se projeta dans le ciel tous levèrent les yeux vers elle. Des murmures se propagèrent dans la foule et tous reculèrent quand il se posa dans les jardins du palais sans faire cas de ceux qui l’entouraient.

Nidhügg !

Pardon ?

C’est mon nom, je m’appelle Nidhügg !

C’est joli !

Merci princesse !

Le roi et toute la famille de Neïla accoururent de même que le chasseur-sorcier. Alissandre, le cousin de Neïla âgé de trois années de plus qu’elle, la prit dans ses bras dès qu’elle descendit de sa monture. Les deux jeunes gens avaient toujours été proches l’un de l’autre. Le jeune homme, fils du demi-frère du roi, s’était toujours fait un devoir de la défendre même contre le monarque.

— Alors cousine ! Tu nous as fait une belle frayeur !

Il avait craint de ne jamais revoir sa cousine, Alissandre avait caché ses sentiments, son inquiétude, il connaissait trop bien Neïla et il la savait tout à fait capable sur un coup de tête de partir sans penser aux conséquences et de ne jamais revenir par fierté. 

Derrière lui s’avança timidement Saura, la jeune sœur d’Alissandre et meilleure amie de la princesse. Ses yeux rougis laissaient deviner qu’elle avait pleuré longtemps l’amie qu’elle avait crue perdue. Les trois jeunes gens causaient bien du souci au roi et à leur famille. Ils saisissaient toujours la moindre occasion pour faire ronchonner le monarque, Saura bien que timide n’en demeurait pas moins une adolescente vive et alerte, et ne demeurait pas la dernière à faire des escapades. Souvent elles partaient toutes deux sur le dos de la dragonne sans jamais prévenir qui que ce soit… Son propre zélok sur son épaule, à la belle pelisse d'un vert émeraude parsemée de tachés d'un ton plus clair ou plus foncé et de paillettes dorées, la cadette d'Alissandre lui adressa un sourire triste.

La main du jeune prince se posa sur la joue de sa cousine et un grondement peu avenant se fit entendre.

Ce n’est rien, il ne me ferra pas de mal.

La foule s’écarta et le mystérieux mage noir avança, nimbé d’une aura violette, un curieux bâton tordu à la main. Son visage demeurait dissimulé comme lors de leur première rencontre quelques jours plus tôt.

— Neïla, tu vas me suivre ! Ton apprentissage doit commencer au plus tôt !

Une main presque décharnée surgit de son autre manche et voulut attraper l’adolescente. Avant que quiconque puisse réagir, les mâchoires de Nidhügg se refermèrent sur cette ombre noire, un craquement sinistre et l’aura violette se dissipa, il n’y avait plus rien. Le mage semblait s’être évaporé entre les dents acérées du dragon.

Tu n’as pas besoin de lui !

La tête de la créature se positionna aux côtés de la jeune princesse et souffla, ses babines se retroussèrent et il gronda si fort que les vitres à proximité vibrèrent. Le message était clair, le dragon assurerait la sécurité de sa protégée.

Pourquoi l’as-tu tué ?

Il n’est pas mort, enfin si on ne tue pas ce qui l’est déjà ! Je ne voulais pas que tu partes avec lui, il aurait fait de toi un monstre et ton cœur ne mérite pas cela. Tu as les pouvoirs, mais c’est toi qui dois choisir ce que tu veux en faire !  Lui, ce n’était que du mal, de la souffrance. Je l’ai renvoyé d’où il venait ! Tu n’as pas besoin de cette horreur ⁣!  Ton zélok et moi, nous t’apprendrons tout ce dont tu as besoin.

Mais…

Tu ne nous fais pas confiance ?

Si !

Regarde derrière toi !

Neïla se retourna et vit le chasseur-sorcier avec son petit dragon-zélok s’avancer vers elle. Le petit animal ouvrit les yeux et la regarda, elle savait que la couleur de ses pupilles changerait d'ici à quelques mois, mais pour le moment son regard pâle presque blanc l’intrigua. Il poussa un petit cri et tendit son cou gracile vers elle. Le chasseur-sorcier le prit dans ses mains et déposa le minuscule dragonnet sur l’épaule de la jeune fille. La petite créature reconnut Neïla et frotta sa tête écailleuse contre la peau chaude et douce de la gorge de la princesse, il piailla jusqu’à ce qu’elle lui gratte la tête et il s’endormit lové contre sa gorge.

Toute ta magie est déjà en toi, nous serons là pour te guider. Le moment venu, tu sauras que faire… C’est ainsi pour chaque mage.

Adhrogan, lui, observait sa fille, furieux de son escapade, si Alehna, son épouse, n'avait pas posé une main ferme sur son bras pour l'en dissuader, le monarque aurait bien attrapé sa fille afin de lui dire sans ménagement sa colère, peu importait qu'ils ne soient pas seuls. Leurs regards se croisèrent et Neïla comprit sans aucun doute qu'elle devait se faire oublier, elle baissa la tête et salua le monarque avec humilité. La tête baissée, elle lui adressa une discrète révérence et se dirigea vers ses appartements où elle demeura seule, son père ayant interdit à ses sœurs et ses cousins de lui rendre visite. Aussi, elle dîna seule avec son dragon-zélok. 

Son apprentissage magique devait donc démarrer au plus tôt, comme pour toute princesse dragon, son enseignement de la magie, dépendant de la couleur révélatrice, ne commençait qu'une fois son œuf éclos.

 

****

 

Le lendemain, le roi convoqua sa fille. Le jour des retrouvailles et de la bonne humeur était bel et bien terminé. La mine grave du monarque, son air froid et distant ne présageait rien de bon. Neïla en fut certaine dès qu’elle franchit les portes de la salle du trône. La pièce avait toujours le même attrait pour la jeune fille, bien sûr, elle ne jouait plus sur le siège royal comme lorsqu’elle était enfant, mais elle était toujours émerveillée par les peintures, les délicats entrelacs de bois. Elle s’avança la tête haute et s’arrêta à quelques pas de son père, le salua d’un mouvement de tête rigide et attendit.

— Neïla, ma fille, ton dragon-zélok nous a révélé tes pouvoirs… Sache que ce sont des pouvoirs impies, depuis des siècles interdits, que tu sois ma fille ne changera rien à cela.

— Tu m’aurais laissé partir avec ce mage si Nidhügg ne l’avait pas éliminé.

— Personne n’aurait pu l’arrêter… Je dois reconnaître que ton départ pour le mont aux dragons finalement a été une bonne chose… Tu aurais été perdue pour nous si tu l’avais suivi, nous devons beaucoup à ton ami… Mais, tu es bien jeune pour chevaucher une telle créature.

— Père ! Vous ne pouvez pas m’interdire d’utiliser mes pouvoirs !

— Il le faut !

— Père ! Je vous en prie !

Un grondement puissant fit vibrer les vitraux… La colère de son dragon.

— Si tu désobéis, tu mourras !

Le feulement de la créature se fit plus fort ! Un cri de rage. Le bruit du claquement des ailes se fit entendre et Neïla entendit la voix de son dragon retentir de nouveau dans sa tête.

Jamais je ne le laisserai te faire de mal, jamais ! Tu ne seras jamais un monstre ! Retrouve-moi avec ton dragon-zélok !

— Neïla !

— Oui, père ?

— As-tu écouté ce que je t’ai dit ? Je t’interdis d’utiliser ta magie ! M'entends-tu ? Je te l’interdis !

— Oui père !

La petite princesse sortit à reculons, son zélok toujours sur son épaule somnolait, elle courut dans les couloirs du palais, dévala les escaliers et descendit dans les jardins où elle avait joué si souvent pendant son enfance avec ses cousins et sa petite sœur. L’attendait l’immense dragon. Il baissa son aile et elle grimpa jusqu’à son crâne et s’y installa puis il décolla. Ils volèrent quelques heures jusqu’à l’orée de la forêt du domaine royal. Ils se posèrent dans une clairière où un petit lac reflétait le ciel nuageux et Neïla descendit.

Nous avons peu de temps ma petite princesse ! Recueille le sang de ton zélok !

Mais, ce n’est qu’un bébé !

Certes, mais quelques gouttes suffiront. Taille un roseau et dépose le liquide vital dans le creux.

Neïla s’exécuta, elle dégaina le couteau qu’elle avait toujours sur elle, un cadeau offert par Alissandre pour son dixième anniversaire. La fine lame ouvragée coupa le roseau sans effort. La jeune fille le fendit sur toute sa longueur et tendit ce réceptacle au dragon. Nidhügg incisa d’une de ses griffes l’intérieur de sa patte avant et déposa quelques gouttes de son sang dans le roseau. Le petit zélok tendit sa patte délicate que Neïla perça de la pointe de sa lame, quelques gouttes tombèrent dans le sang de l’imposante créature, une lueur rougeâtre parut s’en échapper pendant qu’elle incisait sa propre paume et déposait à son tour de son sang. La lueur devint violette et Nidhügg lui demanda de répéter après lui :

Les secrets sont cachés dans l’ombre et la lumière

Les démons anciens ici sont invoqués.

Par le sang en ce jour en cette heure

J’invoque le pouvoir des dragons

 

Maintenant, verse le mélange sur ta blessure avant que je ne la referme !

Neïla versa le contenu devenu noir et épais sur son incision. Elle sentit le pouvoir des dragons la pénétrer, trouver le sien profondément enfoui et elle s’écroula sur le sol. Les deux dragons luirent quelques instants puis la lumière se dissipa. Nidhügg poussa doucement l’adolescente de son museau et la réveilla d’un coup de langue.

La princesse protesta en reprenant ses esprits et tendit sa paume au dragon qui d’un coup de langue en effaça toutes traces.

Maintenant, prends trois choses qui nous appartiennent, mélange-le à un peu de terre, un peu d’eau et au reste de sang.

Neïla s’arracha un cheveu, elle prit un poil que le zélok portait sur les côtés de la tête et qu’il perdrait une fois qu’il serait arrivé à maturité et le grand dragon s’arracha un bout d’écaille. Elle déposa le tout sur la feuille qu’elle était allée cueillir sur l’un des arbres les plus proches. La princesse prit un peu de terre, quelques gouttes d’eau et fit couler dessus le reste de sang.

Répète après moi !

Que ce qui vient d’être fait ne puisse jamais être défait

Caché, mais jamais détruit

Enfouie, mais jamais annulé

Partagé jamais volé

 

Le mélange se dissout puis s’évapora, la fumée se dirigea vers la jeune fille et la pénétra. Elle ne ressentit aucune douleur comme si rien ne s’était passé.

Que s’est-il passé, qu’avons-nous fait ?

Le premier rituel a permis de partager tous nos pouvoirs, nous t’avons donné nos connaissances, nous n’avons pas le temps de te les enseigner, nous te les avons donc offerts, le second a permis de te protéger, personne ne pourra jamais te voler ou détruire tes pouvoirs. Maintenant, nous devons rentrer et surtout ne parle à personne de ce que nous avons fait ! Tu possèdes le pouvoir des dragons et tous ceux de l’ombre.

Pourquoi ?

Parce que je t’ai choisi ! Maintenant, monte ! Nous devons rentrer ! Tu ne nous entendras plus pour aujourd'hui, mais nous te montrerons tout ce que tu auras à appendre, n’aie crainte. Aucun mage de ton père et certainement pas les chasseurs-sorciers sont en mesure de t'enseigner quoi que ce soit !

À son retour, le roi attendait sa fille. Dès qu’elle fut dans sa chambre, un des gardes du père de la jeune princesse vint la chercher pour la mener dans son bureau. Une petite pièce où Neïla avait rarement eu l’occasion d’entrer. Comme partout, les lieux étaient faits de bois, des entrelacs compliqués d’inspiration végétale ornaient les murs, deux fenêtres en ogive éclairaient la pièce et laissaient entrer une lumière dorée filtrée par les vitraux jaune orangé. Le mobilier succin était que fonctionnel, un bureau aux formes simples sans aucune décoration, une chaise au haut dossier que son père occupait et des rayonnages remplis de rouleaux anciens, de codex, de livres…

Les trois mages royaux et un chasseur-sorcier sans âge se tenaient droits derrière le monarque.

— Neila, tes pouvoirs te sont interdits comme je te l’ai dit. Je n’ai pas le cœur à te tuer. Les mages ici présents t’empêcheront d’utiliser ces pouvoirs contre-nature !

Il fit un geste et les mages s’avancèrent vers elle.

Terrifiée Neïla recula.

N’aie pas peur, nous serrons toujours près de toi fillette, murmura une voix grave et profonde.

Les magiciens l’entourèrent, ils posèrent leurs grandes mains émaciées sur sa tête et elle sentit leur pouvoir l’immobiliser. Le chasseur-sorcier sortit d’une petite bourse une poudre blanche et pendant qu’il psalmodiait ces mots, il en saupoudra la petite princesse.

Que cette énergie noire soit bannie de ce monde

Faites que ce mage noir ne puisse jamais utiliser la magie

Que ces pouvoirs soient enfouis dans la terre

Faites que les éléments reprennent ses pouvoirs

Maintenant que l’énergie sombre est enfermée, faites que la magie de la lumière fasse son effet et l’empêche à jamais d’agir.

 

Neila eut la sensation qu’une porte se refermait brutalement à l’intérieur d’elle-même. Au même moment, ils entendirent tous Nidhügg rugir et le petit zélok piailler. Elle ne sentait plus toute la puissance qui l’avait habité depuis la naissance du dragonnet et que le rituel au bord de la forêt avait décuplée. Elle n’avait même pas eu le temps de découvrir ce qu’elle était, ce que le pouvoir des dragons lui avait offert.

— Père, gémit-elle.

— Ma fille, c’est par amour que je l’ai fait. Tu ne pourras plus faire de magie, elle t’a été retirée, détruite pour que plus jamais les pouvoirs de l’ombre et de la mort puissent t’habiter. Je n’avais pas le choix, c’était cela ou mourir. Je ne pouvais pas tuer ma fille…

— Mais je suis une princesse dragon, vous n’aviez pas le droit !

— Tu ne l’es plus, mais tu peux les garder si tu le désires.

— Bien sûr que je le veux ! Vous êtes un monstre, un monstre ! Et, la fillette partit en courant vers sa chambre.

Elle entendit pour la dernière fois avant de longs mois la voix de Nidhügg :

Ma petite Neïla, ne pleure pas, tes pouvoirs sont toujours là, ils ne sont qu’enfouis, nous les avons protégés. Ils sont tout au fond de toi, muselés, mais toujours là. Sache que je t’aime et que je serai toujours là. Je ne te parlerai plus ainsi pour que personne ne sache, mais si tu as besoin de moi, il te suffira de penser très fort à moi et je viendrai. Dès que tu voudras voler, je serai là et nous avons encore tant de choses à t'enseigner.

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Cléooo
Posté le 11/04/2024
Bonjour Nathy Lyall ! Je viens de terminer ce nouveau chapitre et je te fais mes retours :

Je crois comprendre que les dragonniers doivent être des sortes de guerriers (et tu précises que c'est une fonction uniquement pour les hommes), mais Neïla monte à dos de dragons et a un dragon, alors j'ai du mal à délimiter l'exacte limite entre le fait d'être dragonnier et cela. Penses-tu que tu pourrais le préciser ?

Ensuite, je trouve qu'elle abandonne bien vite son dragon, après avoir pourtant passé des années à bercer son œuf. Même si je comprends qu'elle agit sous le coup de la déception, de la colère, elle y semblait quand même attachée, à cet œuf ! Je suis surprise qu'elle quitte la palais sans le petit dragon, qui est signe de malédiction et laissé à la colère de son père.
Je trouve ça d'autant plus terrible qu'elle s'attache aussi rapidement à Nidhügg qui en plus ressemble étrangement à son dragon-zélok de par sa couleur. Bon, elle revient vers son zélok ensuite mais je suis un peu perturbée par l'arrivée de Nidhügg, et par le peu qu'elle pense à son ancien œuf pendant qu'ils sont ensemble.

"Où trouverait-elle son dragon, avant que les hommes de son père ne la trouvent ?" Je ne suis pas certaine d'avoir compris cette réflexion. Comment ça où trouverait-elle son dragon ? Parle-t-elle de son dragon-zélok ?

"Mais ne te fais aucune idée, ce n’est pas une histoire de prophétie où je ne sais quelle autre sottise" -> j'ai l'impression que cette phrase est davantage adressée à ton lecteur qu'à ta protagoniste ^^ Mais cela peut aussi ouvrir sur des légendes à l'intérieur même de ton univers, parlant ainsi d'histoires de prophéties et d'élus...

"les mains et les poignées entourées" -> et les poignets entourés (je pense ?)

"Tu aurais été perdue pour nous si tu l’avais suivi, nous devons beaucoup à ton ami…" -> cette phrase tranche un peu, je trouve, avec le caractère habituel du roi, qui semblait prêt à bannir sa fille du royaume dans le chapitre précédent. Finalement il veut qu'elle reste, même s'il pense qu'elle est maudite, et se sent redevable à l'idée qu'elle puisse rester ?

Voilà voilà pour mes retours !
Bon courage pour la suite :)
Nathy Lyall
Posté le 11/04/2024
Merci :)
Je vais voir tout ça :)
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