Le ticket de loto

Par MLdlG

Il pleut.

Le ciel est gris, bas et rejette de fines gouttelettes qui se vaporisent tout autour de moi. Mes cheveux s'imprègnent et se mouillent pour de bon. Ma veste en laine pourra bientôt faire l'objet d'un essorage.

Mes baskets baillent un peu et l'eau pénètre le tissu de mes chaussettes. Cette constatation est désagréable, je commence à sentir cet effet de glissement entre mes orteils. Je sais déjà que je vais avoir les doigts de pieds tout fripés lorsque je vais retirer mes chaussures.

Je marche sur le trottoir, tantôt en regardant mes pieds, tantôt en essayant de percer les nuages pour déceler une éclaircie qui ne vient pas.

La pluie me fait toutefois fermer les yeux. Je retourne alors à mon observation détaillée du sol, de ses aspérités, de la monotonie de la couleur qui défile au rythme de mes pas ; de ces agglomérats blanchâtres ou carrément noires de chewing-gum qui ponctuent le bitume, traces pérennes de leur passage éphémère dans la bouche des gens.

Mon parapluie doit encore faire la causette à mon paillasson sur le pallier.

Il y a des jours comme ça et aujourd'hui c'en est un. Il y a des jours comme ça, où la confiance en la vie se fait la malle et ne revient pas.

 

Dans ce paysage morne, une enseigne lumineuse rouge clignotante attire mon regard.

Un tabac.

Il y a bien longtemps que je n'ai pas franchi la porte d'un tel établissement : je ne fume plus depuis un moment, je ne joue pas au loto et je ne lis pas de journaux. Aucune raison de m'y arrêter.

 

Une pensée incongrue me traverse.

Je me demande si la vie peut être surprenante.

C'est vrai, je suis là, par un temps aussi maussade qu'un automne déprimant, errant dans les rues de cette ville, sans but, l'esprit aussi terne que le dehors. La vision de ce flash rouge qui clignote, m'appelle. Un élan de couleur dans ce champ cendré, comme un éclair de lucidité qui me frappe de plein fouet.

C'est une évidence.

J'ai besoin de croire que la vie peut être surprenante.

Je traverse sans difficultés la route qui me sépare de cette impulsion, j’enjambe la rigole d'eau qui s'enfuit irrémédiablement vers l’égout le plus proche. Cette vision me décrispe, moi aussi j'ai l'impression que je me rue vers ma destinée, aussi inexorablement que la pluie perpétue son chemin.

 

Lorsque j'entre, je fais sonner un carillon déplaisant, je retrouve une odeur familière et pourtant oubliée, celle du papier journal et de l'encre. Les étagères remplies de magazines débordent de couleurs vives, les portiques en métal peint présentent leurs cartes postales locales, leurs condoléances, leurs souhaits d'anniversaire. Des présentoirs exhibent des bonbons, sucettes et autres sucreries, et les vitrines étalent leur contenue sous des lumières artificielles. Toute cette ambiance distille une surcharge de possibilités d'acquisitions.

 

Je reste quelques secondes sur le seuil, partagé entre l'objet de ma conquête et la curiosité d'aller contempler la parade d'articles plus attrayants les uns que les autres.

Derrière le comptoir, il n'y a personne. Je me décide pour un tour dans la minuscule boutique, renouant avec mes souvenirs d'ado où je fréquentais assidument les presses pour aller chercher les nouvelles de mes stars préférées.

Mes baskets couinent sur le parquet flottant. Un courant d'air chaud se répand sur mon visage, je frissonne du contraste avec mes vêtements humides.

Mes yeux balayent sans les voir le flot d'images et de mots qui se déversent.

Me voici mal à l'aise, un vertige me traverse, je me sens dépassé.

 

J'effectue les quelques pas qui me séparent de la caisse où un homme d'une quarantaine d'années à fait son apparition.

« Bonjour, me dit-il,

- bonjour... euh... je vais vous prendre un loto... s'il vous plaît... »

 

Je règle mon achat un peu fébrile. C'est étrange cette sensation. J'ai à la fois le sentiment de faire quelque chose de juste mais aussi de stupide avec un arrière goût de répréhensible.

Pourtant, tout à l'air si vrai et si vivant, comme si j'étais à ma place, en train de faire une bonne chose. Une petite lumière vacillante dans l'intimité de l'ombre.

Je me délecte du bruit prompt de l'impression du ticket. Quand le vendeur me tend mon butin, un rectangle de papier insignifiant criblé de chiffres, je croise ses yeux que j'avais évité jusque là. Je me dis qu'enfin la vie pourrait être surprenante.

Une série de nombre n'ayant aucun intérêt par eux-même qui deviennent soudainement porteur d'un message précieux.

Je sors de la boutique avec une nouvelle palette d'émotions, un sentiment de satisfaction qui ne m'avait pas traversé depuis une éternité.

Il n'y pas un chat à l'extérieur, je suis seul, et mon sourire reste à l'état d'ébauche puisqu'il ne peut se transmettre à personne. Dommage, je suis persuadé qu'il aurait réchauffé n'importe qui et se serait passé de lèvres en lèvres comme une traînée de poudre dans toute la ville. Une longue chaîne imperceptible qui se serait distribuée comme autant de soleils entre les rideaux de l'averse persistante.

 

Peu à peu, j'ai le cœur qui scintille et je ne peux l'empêcher de rayonner. Ce matin gris et morne ne laissait aucune place à ce revirement de situation. La vie est devenue surprenante.

Mes pas me ramènent chez moi. Je passe une journée somme toute ordinaire avec un nouvel œil et dans un état de bien être agréable.

Les lumières de la ville envoient leurs reflets en lueurs incertaines dans mon appartement. J'allume ma télévision et m'installe confortablement dans mon fauteuil. Mon corps s'ajuste parfaitement dans le cuire patiné, j'ai les mains moites. Et me voici à engloutir les publicités comme autant de présages triomphants d'un changement imminent.

Enfin, le tirage. Je connais, à force des les avoir relus, la combinaison des chiffres.

 

Une à une, les balles sortent du ventre chaotique de la roue. Je ferme les yeux avec une confiance absolue et une appréhension liée à l'attente de la journée.

 

Je les ouvre à nouveau et je suis heurté par une vérité implacable : la déception est à la hauteur de l'espoir que l'on met dedans.

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