Mais qu'est-ce qu'ils ont à me regarder comme ça ?
Ils veulent ma photo ?
C'est vrai, j'ai changé de lunettes, et alors ? Ça vous pose un problème ?
Faut dire que ce choix n'était peut-être pas judicieux. Changer de lunettes, c'est toujours une étape importante dans la vie. Les lunettes, quand on en porte depuis longtemps, ça fait partie de nous. Ça nous définit en quelque sorte. On se cache un peu derrière aussi. Je ne sais pas vous, mais moi oui. Là, perchées sur mon nez, elles mettent une distance appréciable avec les autres.
Et puis, il y a des petits plaisirs simples, comme par exemple passer un chiffon spécial dessus quand elles sont beurrées. On a l'impression de revivre après, sans rire.
Alors, qu'est-ce que ça peut bien leur faire que j'ai changé de lunettes ?
C'est vrai quoi. Une nouvelle paire de lunettes, plus ajustée à la vue actuelle, c'est une bonne chose. Et puis, ça nous fait voir la vie d'une certaine façon. C'est l'occasion d'avoir un regard neuf, de changer de point de vue. D'ajuster à nouveau sur tout ce qui nous paraissait flou avant.
Mais bon là, ça fait plus de six mois et j'ai l'impression que personne n'avait vu avant que j'en avais changé.
Les anciennes étaient, faut dire, tout à fait accommodantes. Ni trop voyantes, ni trop discrètes. Juste ce qu'il faut. Des compagnes que je me traîne depuis belle lurette. Faut croire que les gens s'étaient vraiment habitués. Tellement habitués que maintenant qu'ils prennent conscience que j'en ai changé, ça les dérangent. Ils me regardent tous de travers, comme si j'avais un nez rouge de clown en permanence.
Il y a bien quelques gens, qui me disent « Nan, mais prends ton temps pour réfléchir, une nouvelle paire, c'est pas rien. Surtout une paire comme tu en as pris. »
Ouai, bah, merci du conseil.
Maintenant je me retrouve comme un con, à collectionner les regards de travers et les commentaires dans le dos. Vous savez, ces petits commentaires désobligeants « nan mais t'as vu ça, depuis qu'il a cette nouvelle paire de lunettes, je le reconnais plus. » ou encore « Je suis sûr.e c'est les lunettes. Y a que ça de possible ».
Oui, oui, je sais que vous les connaissais ces petits commentaires parce que vous les pratiquez aussi. On a beau avoir lu ou connaître quelqu'un qui a lu et qui nous a raconté les quatre accords à la noix, tout le monde pratique impunément.
Nan mais ça m'énerve ça. Tout ça pour une paire de lunettes.
J'étais content en plus. Je me demande si c'est pas mes plus beaux moments de mon existence. C'est pas peu dire. Quelque chose d'impalpable, d'immatériel. Oui, ça fait un peu exagéré dit comme ça, mais vous pouvez pas comprendre. Les vieilles étaient vraiment vieilles, usées, je voyais plus rien avec. Plus rien du tout. C'était la nuit sombre et sans lune. Le pire c'est que je ne m'en rendais pas compte que j'y voyais plus rien. On s'habitue à force. On fait pas trop gaffe à tout ça, c'est devenu tellement naturel, tellement partie intégrante de notre quotidien qu'on ne perçoit plus rien. 'Fin si, de temps à autre, on se dit que ça pourrait être bien, peut-être mieux, mais on repousse, le plus loin possible. Y a rien à faire. L'entourage ne dit rien, soit parce qu'il est dans le même brouillard visqueux, soit parce qu'on ne l'entend même plus.
Puis un jour, on prend son courage à deux mains, on se projette plus loin. On ose le changement.
Là arrive cette nouvelle paire et voilà, j'ai un beau regard innocent et curieux, une soif de vivre, je vois la vie en rose quoi. C'est fou comme une nouvelle paire de lunettes peut changer la donne. Sans mentir, je me sentais bien avec. Je me sentais vivant comme jamais. Oui, je vous assure. Le bonheur d'être soi et de pouvoir être. Ma vision des choses avait évolué et il était pas trop tôt. C'est rare de vivre ça, d'avoir rendez-vous avec soi-même. C'est pas tant la monture ou la forme des verres, c'est un tout qui formait une paire avec laquelle je me sentais hyper bien, aligné. Bien calées sur mon nez, elles m'offraient une clairvoyance incroyable.
Je ne sais pas quand tout a basculé. Je ne sais plus. En tout cas, j'ai senti des regards qui en disent longs. Une sorte de pression presque.
La douche froid je vous dis. Pas agréable du tout. On sent les oeillades appuyées, les bouches un peu figées, l'incompréhension dans le regard de l'autre. « Quoi, t'as changé de lunettes sans même me prévenir ? J'avais bien vu que quelque chose avait changé... et ben ça te va pas du tout. C'est pas à mon goût. Penses-y, les précédentes, c'était quand même celles qui t'allaient le mieux ».
J'aimais vraiment ces nouvelles lunettes, elles me rendaient beau. Faut croire que j'étais pas adapté.
Maintenant, c'est fini, j'ai craqué, j'ai remis ma vieille paire sur le nez, mes compagnes de longue route que je connais tellement bien, celles avec qui je vois tout en demi-teinte et un peu flou.
Dans un tout autre registre que le texte précédent j'ai beaucoup aimé. Ca fait très vie quotidienne, le dénouement est simple mais fonctionne bien.
Je m'attend à être encore surpris avec les prochains textes en tous cas (=
Bien à toi !
j'ai en effet une affection particulière pour la vie quotidienne ;)
merci te tes retours et de ton passage par ici !
Et merci encore pour ce commentaire. Je ne garantis pas que les échappées soient belles, en tout cas, je suis très touchée par votre retour.