Marcelin s’avança le premier, les bras grands ouverts, dans un geste qui évoquait moins la conquête que l’offrande. Troubadour au seuil d’un festin, il allait à la foule les lèvres chargées de vers sucrés et d’images fondantes. On aurait dit un confiseur céleste, descendant parmi les hommes pour parsemer ses douceurs aux creux des âmes affamées. Chaque mot qu’il s’apprêtait à dire dansait déjà dans l’air, suspendu entre le rire d’un enfant et le silence d’un rêve.
Lilette, petit ange aux boucles de lumière,
Rôdait sur terre, le cœur en pleine poussière d’univers.
Elle tissait des mondes aux couleurs fantastiques,
Où les oiseaux parlaient et les horloges faisaient la musique.
Son rêve le plus fou, mais chuuut, faut pas l’crier,
C’était d’se greffer des ailes et de s’envoler.
Pas des ailes de pigeon, trop sales, trop communes,
Mais de vraies ailes de fée, dorées, satinées, sans lacune.
Alors, d’un pas décidé, elle prit son courage,
Et s’en alla trouver le plus sage du village.
On disait qu’il vivait dans une roulotte bancale,
Un chapeau plein de miettes, et l'œil qui déraille.
Ce sage, c’était Cléandre, l’érudit de pacotille,
Qui vendait ses conseils contre une pomme... ou deux quilles.
La foule éclata d’un rire franc, de ceux qui fusent sans retenue, un bouchon de cidre par grand soleil. Quelques applaudissements claquèrent, d’abord timides, puis nourris, en réponse au tableau farfelu de Cléandre en faux prophète à miettes. Des enfants tapaient des mains, des anciens hochaient la tête en souriant, et dans l’air flottait cette chaleur rare qu’on appelle la joie partagée.
Cléandre, justement, s’avança dans le sillage de ce succès avec la lenteur calculée d’un comédien trop sûr de son entrée. Il écarta les pans de son manteau et leva la main, non pour saluer, pour réclamer silence.
Son œil pétillait d’une malice ancienne, celle des charmeurs de ruelles, des escrocs élégants qui font croire à l’étoile filante quand ils lancent une vieille cuillère dans la nuit.
Lilette vint me voir, les yeux pleins d’azur,
Elle rêvait d’ailes, d’évasion, de murmures.
Je lui dis : Ma petite, pour voler, c’est certain,
Courir, sauter, puis tomber, voilà le chemin.
Elle partit joyeuse, un espoir dans les mains,
Pensant effleurer les cieux, légère comme un matin.
Au premier essai, toute joyeuse et confiante,
Elle tomba fesses en l’air… sur Marcelin, tout en attente !
Le public rit à gorge déployée, une vague de plaisir dévalant les rangées. Les visages s'éclairaient, les murmures se mêlant aux éclats francs. Cléandre, imperturbable et droit, scrutait l’assemblée d’un regard aiguisé. Le défi était lancé. Marcelin n’avait pas encore révélé toute l’étendue de son art.
Le saltimbanque, bon joueur, salua son adversaire d’un sourire franc, puis s’élança dans la suite de l’improvisation, voix haute et geste ample.
Elle m’est tombée dessus, sans crier gare,
Fesses en l’air, les bras écartés, l’vol du canard.
Moi j’étais là, tranquille, assis sur une souche,
Et j’me prends une fillette… en plein dans la bouche !
Elle s’est relevée, l’air rêveur, pas fâchée,
Avec des brindilles plein les cils, décoiffée.
« J’pensais qu’en fermant fort les yeux et l’cœur,
Les ailes sortiraient… par la seule force du bonheur ! »
J’l’ai regardée, tout doux : « Ma p’tite envolée,
On n’vole pas juste avec un peu de volonté.
Faut d’la plume, du saut, un chouïa d’adresse,
Et éviter d’viser la tête d’un pauvre hère en détresse. »
Elle a soufflé très fort, les joues toutes rondes,
Convaincue d’soulever les lois du monde.
Elle a battu des bras, lancé un cri d’alouette…
Et s’est envolée… d’un bon mètre en défaite.
Puis elle m’a dit, les fesses pleines de cailloux :
« J’crois qu’ça marche mieux qu’ses conseils en ragoût ! »
Le saltimbanque conclut sa tirade en désignant Cléandre, d'un geste éloquent, laissant entendre qui était la cible de ses mots. Le public se leva d’un rire collectif, un tumulte de voix et de sourires, des éclats francs, des rires cristallins, qui montaient en spirale. Les enfants se tapaient les genoux, les anciens se redressaient dans leur siège : un joyeux désordre, une mer de rires qui éclaboussait l’air. Cléandre, d'un regard acéré, balaya l'effusion, ne laissant pas l'instant s’étirer. Il reprit d’une voix ferme, sans laisser à la moquerie le temps de se poser :
Ah, vous croyez que tout ça, c’était la fin, hein ?
Non, chers amis, le miracle n’est pas encore atteint.
Lilette, ma chère Lilette, avec son rêve de ciel,
A trouvé la solution, un procédé sans pareil.
Elle a vu les cieux, elle les a voulus,
Alors moi, Cléandre, homme de raison, un peu perdu,
J’ai dit : Ma p’tite, faut pas juste y croire,
Il faut du rêve et de la science, un peu d’espoir !
Et j’ai trouvé la solution, plus puissante que tout,
Pas d’ailes, pas de plumes, non, non, pas du tout !
J’ai dit à Lilette : Viens, il te faut de la propulsion,
Une vraie force, une révolution !
Alors j’ai pris un baril, un grand de poudre noire,
Et j’ai dit : Mets-toi là, sois prête, regarde-moi,
Ce sera rapide, tu n’auras rien à craindre,
Mais prends garde, ma petite, à ne pas t’éteindre !
Elle m’a écouté, confiante et innocente,
Pensant que l’air la porterait en une danse.
Je l’ai poussée dans le baril, la mèche allumée,
Elle m’a regardé, toute joyeuse et animée.
Et puis… BOUM ! Elle a explosé dans les cieux,
Ses morceaux d’elle, dispersés, heureux,
Et là-haut, en plein vol, elle criait : Cléandre, regarde-moi !
Je vole ! Je vole ! Et moi, là, je savais ça…
Elle s’élevait, oui, dans une belle fumée,
Et moi, je savais qu’elle était… bien… éclatée.
C’est ça la vérité, vous comprenez ?
Voler n’est pas si simple, faut savoir doser.
Pas de magie, pas de fée, juste du feu,
Et des morceaux d’elle, qui volaient dans les cieux !
Cléandre fit une révérence. Il resta courbé un instant de trop, savourant ce qu’il croyait être l’extase suspendue d’un public conquis. Il se redressa lentement, le menton haut, le regard déjà prêt à cueillir les éclats de rire, les bravos, les vivats. Tout ce qu’il trouva fut un mur de silence, pas un souffle, pas un sourire.
Les visages, figés, s’étaient métamorphosés. Les yeux ronds, les bouches closes, certains blêmes, d’autres crispés. Un homme, au premier rang, serrait les accoudoirs de sa chaise pour ne pas se lever et faire un scandale. Une vieille femme au châle fleuri avait reculé d’un pas, les lèvres pincées avec l’horreur muette d’un témoin d’accident. Une fillette, à moitié cachée derrière sa mère, murmurait quelque chose d’inaudible, fixant Cléandre comme on fixe un ogre.
Lui ne bougea pas tout de suite. Il se tenait droit, raide, le sourire encore accroché à sa bouche. Puis il comprit, ce n’était pas de la surprise, ce n’était pas de l’admiration : c'était du dégoût.
Il tenta un clin d’œil, une moue, un petit geste de connivence : rien ne bougea. La foule s’était changée en tribunal et pas un juré ne riait. Une tension sourde et poisseuse s’était déposée sur les bancs, sur les pierres, sur l’air même. Quelqu’un toussa. Un autre marmonna quelque chose qu’on n’osa pas répéter.
Cléandre resta un instant planté là, seul au milieu de l’arène, les bras ballants. Puis, haussant les épaules, il lâcha à mi-voix, sans vraiment chercher à se faire entendre :
— Trop avant-garde, sans doute… Ils comprendront demain.
Et il descendit de la scène sans se presser, droit et orgueilleux.