Le Violeur

Maria n’a nullement l’intention de rentrer chez elle tout de suite, contrairement à ce qu'elle a affirmé à Renée. Elle n'est pas très fière de son petit mensonge, toutefois elle se console en se disant qu'elle n'avait pas le choix. Sa collègue n'écoute jamais les arguments des autres, et Maria n'avait pas la force de négocier. Mieux vaut un mensonge blanc qu'une vérité blessante.

Au moins, sa migraine est bien réelle. Elle se dit qu’une ballade dans la fraîcheur du soir lui fera plus de bien qu’une aspirine au milieu des aboiements d’un chien maniaco-dépressif et des cris hystériques de son maître.

Maria a plus que jamais besoin de calme, de silence, et surtout, surtout ! elle ne veut pas parler. Tout ce qu’une soirée au pub n’aurait pu lui garantir. Rien que d’y penser, elle en a presque la nausée. Lucy et son caquètement ininterrompu, Fernando et ses blagues à la con, Anne et ses sempiternelles lamentations, les analyses pseudo-intellectuelles de Renée qui voudrait soigner la planète entière à son insue, la musique toujours trop forte, la promiscuité… Non, merci !

Assise dans la dernière voiture de la rame de métro, elle n’a même pas le cœur à lire tellement elle se sent déconnectée de la réalité. Les yeux perdus dans le vague, elle revoit en boucle la marque rouge sur le front du chasseur. Une trace de sang. Le sang d’innocents. D’innocents ? Mais qu’est-ce qui lui prend de penser de telles absurdités ? Innocent, ça ne veut rien dire, c’est un mot pour décrire les très jeunes enfants. Basta.

Elle a décidé de descendre quatre stations avant son arrêt habituel. Ainsi, elle aura une bonne heure de marche et de solitude devant elle avant de regagner son asile. Elle songe alors à ce mot, "asile", qui désigne aussi bien un endroit où se réfugier qu'un lieu où l'on enferme les dingues et les asociaux. Son propre appartement est passé de la première à la seconde définition depuis l'installation de Tomas. « Un glissement sémantique », aurait dit Renée.

S’il le faut, Maria flânera aussi longtemps qu’elle ne se sentira pas prête à rentrer. De toute façon, quelle que soit l’heure, elle aura droit au même accueil en ouvrant la porte : Tomas sera vautré dans le canapé, la télévision poussée à fond. « Qu’est ce que t’as foutu ? » lui criera-t-il pendant que le terrier surexcité fera des cercles autour d’elle en jappant pour lui faire la fête. Super.

*

L'avenue où débouche la sortie du métro est encore animée malgré l'heure tardive. Ce n’est guère étonnant. Le quartier est populaire et populeux, la température est douce, et il fait encore jour. Le soleil rougeaud étale son ketchup sur les façades des immeubles orientées vers l’ouest, au grand bonheur des amateurs d’apéro pris le soir sur le balcon, et il y en a beaucoup en ce magnifique mois de mai.

Tous des Tomas en puissance, constate Maria. Sauf que son propre appartement n’a pas de balcon, et que son copain frustré doit se contenter de descendre ses bières devant la fenêtre grande ouverte. Ça ne l'empêche pas d’interpeller bruyamment ses potes quand ils passent plus bas dans la rue. La honte.

Dans ce quartier, les plus machos sont torses nus, les pieds posés sur la rambarde, coincés entre le séchoir à linge et le bric-à-brac qu’on retrouve habituellement sur ces terrasses de quatre mètres carrés. Bizarrement, personne n’a songé à allumer un barbecue, à moins que cela ne soit interdit. Ce n’est pourtant pas ce qui arrêterait cette population docile et rétive à la fois. Sous couvert d'ignorance, les classes défavorisées savent intuitivement jusqu'où pousser leur incivilité. Et les bourgeois se gardent bien d'intervenir depuis leurs beaux quartiers à l'écart.

Sur le trottoir encombré, des groupes de jeunes gens réparent leurs engins : motos, voitures, scooters, bref, des engins à moteur ; d’autres font du skate-board sur des tremplins improvisés, les plus jeunes se contentent de courir et de sauter en l’air en mimant le bruit d’une planche.

Un peu plus loin, deux ou trois mères surveillent leur marmaille en tricotant et en jacassant, assises sur les marches d’escalier ou sur des chaises qu’elles ont descendues de leur étage (par l’ascenseur, si elles ont la chance d’en avoir un qui fonctionne encore.)

Maria a beau être encore loin de son immeuble, elle se sent déjà un peu chez elle. Les langues sont différentes, les odeurs de cuisine qui descendent dans la rue sont difficiles à identifier, mais pour le reste c’est la même petite pauvreté qu’un soir d’été précoce suffit à égayer.

*

Elle se souvient d'un grand parc où elle venait parfois jouer au ballon avec ses cousins, quand elle avait une douzaine d'années. Aura-t-elle le temps d'y faire un crochet ? Elle vérifie l'heure sur son téléphone. Oui, ça peut le faire.

Pour s’y rendre, elle doit simplement quitter l'avenue et tourner à droite après le gymnase qui se dresse devant elle. Après le parc, il lui suffira de remonter l’allée le long du grand mur de l’hôpital. Elle débouchera sur le stationnement du centre commercial qui se trouve tout au bout de sa propre rue. Ce sera mieux que les immeubles qui se dessinent à perte de vue devant elle, et qui forment une perspective déprimante et sans fin, à l’image de l’avenir de ceux qui les habitent.

La ruelle le long du gymnase est déserte. Surgissant de nulle part sur son vélo déglingué, un garçon d’à peine quinze ans arrive à la hauteur de Maria. Il la suit pendant plusieurs minutes sans dire un mot, en matant ouvertement ses jambes et ses seins. La roue de son vélo grince à chaque tour. « Couic couic couic… » La jeune femme ne lui prête aucune attention jusqu’au moment où le gamin lui coupe la route.

« Qu’est-ce que tu veux, petit con ? lui lance-t-elle en s’arrêtant.

– À ton avis, salope ?

– Tu veux rire ? Va donc te branler chez ta mère ! »

Elle le contourne et poursuit son chemin sans se retourner une seule fois. Dans son dos, elle entend le jeune homme vexé qui s’éloigne à toute allure. « Couic couic couic… » Qu’est-ce qu’il croyait, le morveux ? Elle en a remouché des centaines d’autres avant lui, et des plus coriaces.

*

Le parc est toujours là, de l’autre côté d’une rue déserte et défoncée qui mène à la zone industrielle. Les troncs des bouleaux brillent dans la lumière rasante du soir et se détachent sur les buissons plus sombres. À l’autre extrémité du parc, des enfants s’ébattent en criant autour d’un ballon, là où la pelouse pelée le permet.

Le coin n’a pas vraiment changé depuis la dernière fois qu’elle est venue ici, mais elle, si. Elle a maintenant vingt-huit ans, un appartement, un boulot, un copain – avec son clébard en prime – et quelques kilos de plus. Et beaucoup d’illusions en moins.

C’est dans ce parc qu’elle a embrassé son premier garçon, un ami de ses cousins. Elle s’en souvient comme si c’était hier. Ils étaient assis au pied d’un toboggan dans l’aire réservée aux plus jeunes.

Prise d’une impulsion, elle se dirige vers l’endroit en question, un grand bac à sable derrière une haie constellée de sacs plastiques. Il faudra des dizaines d’années pour que ces détritus se désagrègent, déplore Maria qui n’a jamais vu cette haie propre.

Le toboggan est toujours à la même place : rouillé, cabossé, peinturluré d’insultes, il se découpe sur le crépuscule comme une ombre chinoise de dinosaure. Tout lui revient. Elle était assise sur le socle en béton quand Marco, non, Marc, s’est penché vers elle d’un air gêné. Il avait un an de plus qu’elle. Qu'est-il devenu ? se demande-t-elle en balayant du regard les autres jeux déglingués. Livreur ? Infirmier ? Chômeur ?

Qu’importe... Tout ça, c’est du passé. 

Il est maintenant temps qu’elle reprenne sa marche car il va bientôt faire nuit.

Soudain elle sent une présence dans son dos. Elle se retourne. Assis à califourchon sur un tuyau aux couleurs écaillées, un individu massif domine le parc comme une vigie. Maria n’a pas besoin d’être plus près de lui pour reconnaître un Prédateur.

Elle est immédiatement tétanisée.

« Non… non… non !! Renée, toi et tes dictons de merde… deux fois dans la même journée… qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça… »

Maria a murmuré, mais le chasseur l’a certainement entendu car il répond avec nonchalance :

« Quoi, poulette ? C’est comme ça qu’on dit bonjour ? »

L’homme, si on peut l’appeler ainsi, se laisse glisser de son promontoire, puis il époussette lentement son pantalon du dos de la main sans quitter la jeune femme des yeux. Il est grand, très grand, et costaud. Très costaud. Maria sent son scrotum se resserrer. La créature est un Violeur, elle le sait aussi sûrement qu’elle sait qu’elle va y passer.

Avec la même certitude, elle sait aussi qu’elle ne va pas mourir. Pas ce soir. Le soulagement vient se mêler à la terreur. Mélange écœurant de pulsions contradictoires. Elle va survivre à l’épreuve, mais à quel prix ? Elle essaie vainement de se rappeler des conseils de sa mère, de ses cousines, et surtout de son amie Sheryl, violée alors qu’elle était encore adolescente. « Ne résiste pas… sinon tu seras blessée… » Elle avait vraiment dit ça ? Non. C’était plutôt : « Débats-toi ! Les Violeurs s’acharnent moins si tu leur donnes un peu de fil à retordre, tu n’es pas sensée rester passive… » À moins que ce ne soit « Cours ! Si tu lui échappes, tu en seras quitte avec lui ! »

Elle ne sait plus.

Le Violeur, lui, sait ce qu’il veut. Ce qu’il est censé faire. Ce qu’il va faire : la violer. Il s’approche en levant les bras comme une mante religieuse prête à frapper.

Maria regarde désespérément autour d’elle.

Personne.

Un rire nerveux lui échappe. Quelle idiote ! Elle pourrait aussi bien se trouver en pleine foule, en plein jour, cela ne changerait rien au fait que personne ne s’interposerait. Cette épreuve est la sienne, à elle seule, point. Elle aurait pu vivre une vie entière sans jamais être la proie d’un Prédateur, comme l’immense majorité des Béats. Elle aurait pu passer au travers des mailles du filet, elle aurait pu… elle aurait aussi pu croiser un Dépeceur ici même, dans ce parc. Ou le Collectionneur de ce matin aurait pu la rattraper dans les couloirs du métro, et la tuer pour la punir de lui avoir fait louper son train. Il y des Prédateurs comme ça, impulsifs, vindicatifs. Mesquins.

Ce soir le sort l’a désignée, elle, et personne ne va venir à son secours.

C’est toujours beaucoup plus simple quand ça arrive aux autres. « Bah, on t’a violée, et alors ? Estime-toi heureuse, tu es encore en vie et plus jamais tu ne seras inquiétée par les chasseurs, car tu sais bien que c’est comme la foudre… » Maria n’a jamais sorti pareille vacherie à Sheryl, mais au fond d’elle-même, quand elle voyait son amie sangloter à la moindre occasion, elle se sentait étrangère à tout cela. L’illusion d’être elle-même une sorte de Prédatrice, intouchable et pas concernée.

Le Violeur se plante à moins d’un mètre de Maria toujours subjuguée.

Devant l’absence de réaction de la jeune femme, il la gifle si violemment qu’elle vacille et tombe dans le sable la tête la première.

Maria se tâte le nez, du sang lui coule entre les doigts. Non, elle n’a rien de cassé.

Sans attendre qu’elle reprenne ses esprits, le Violeur lui saisit les chevilles et la traîne vers une poutre d’entraînement, celle-là même sur laquelle elle venait s’asseoir avec ses cousines. Il l’adosse sans ménagement au support en bois, ses gestes sont précis, mécaniques, efficaces. L’homme a une poigne terrible, ses doigts meurtrissent la chair de Maria quand il lui écarte les jambes d’une main tout en lui comprimant la poitrine de l’autre.

« Mon Dieu… Mon Dieu… Mon Dieu » gémit Maria. À ce moment précis elle préférerait être morte, frappée d’une balle entre les deux yeux par un Sniper, ou assommée par un Marteleur. Elle essaie de se déconnecter de ce cauchemar dont elle ne se réveillera pas indemne.

Clara… Clara ! Que ferait la Princesse dans pareille situation ? Elle serrerait les dents et surmonterait l’épreuve. Elle en sortirait plus forte, plus belle, et montrerait l’exemple aux futurs femmes et hommes violés. Elle accepterait le destin…

Non, pas cette Clara-là ! Il y en a une autre. La nouvelle. Celle qui est presque folle. Elle, elle ne se laisserait pas faire. Elle, elle tuerait plutôt que de se faire violer pendant des heures par un monstre sans âme. Elle TUERAIT !

Le violeur vient de sortit de son pantalon un sexe énorme, sombre, tendu, gonflé de menace, nervuré de colère. Au moment où il essaie d’arracher la culotte de Maria, la jeune femme se redresse vivement, l’attrape par les deux oreilles et le tire de toutes ses forces vers elle tout en se laissant retomber en arrière.

BONG !

La tête du Violeur a heurté violemment la poutre. Profitant de la confusion, Maria rampe à reculons dans le sable pour échapper à la montagne de muscles qui s'affaisse sur elle, puis elle se remet debout en un éclair. L’adrénaline lui donne une vigueur dont elle ne se serait pas crue capable. L’homme est encore à genoux, la bouche ouverte devant la poutre tachée de son propre sang, mais dans quelques secondes il va reprendre ses esprits, et alors… alors il va la punir atrocement pour son geste impardonnable. En quelques bonds Maria passe dans son dos et, des deux mains, elle lui cogne le crâne contre le métal épais. BONG ! BONG ! BONG !

Elle ne compte pas les coups. Six, sept… certainement plus de dix. Finalement, la masse inerte du Prédateur s’écroule à ses pieds quand elle ne peut plus lui tenir la tête assez haute pour lui fracasser le crâne. Elle le lâche et recule d’un pas.

Elle regarde ses mains : poisseuses de sang. Son sang à elle, un peu… et celui du chasseur… beaucoup !

Les battements de son cœur ne ralentissent pas. Un cri longtemps refoulé lui monte à la gorge… le cri de terreur qu’en bonne Béate elle aurait dû pousser en voyant le Violeur, mais qu’elle a gardé en elle, malgré la douleur et la panique, et qui s’est transformé en cri de survie, en cri de défi ! Elle a blessé un Violeur. Elle l’a peut-être tué !

Peut-être ? Cela ne suffit pas. Comme dans un rêve dément, Maria défait sa fine ceinture de cuir tressé puis elle la passe autour du cou du Prédateur. L'individu est aussi flasque qu’un sac poubelle. Enfin elle serre, elle serre, elle serre à s’en blanchir les phalanges. Le chasseur a-t-il sursauté ? Elle en doute. Maintenant c'est sûr, il est mort. Crevé. Le visage cramoisi, la langue protubérante, l’érection empalée dans le sable.

Elle vient de tuer un Prédateur, et il ne se passe rien.

Pas de Policiers, pas d’autres chasseurs qui sortent précipitamment des buissons. Rien qu’elle et les ténèbres grandissantes. Les cris des enfants ne se font plus entendre depuis cinq bonnes minutes. Elle se souvient maintenant que leurs voix se sont dispersées en riant et en se souhaitant bonne nuit. Au loin, un poste de radio joue du reggae.

Maria recule sans quitter des yeux la masse sanguinolente, lentement, jusqu’à ce qu'elle soit hors du bac à sable.

Avisant une fontaine où coule un filet d’eau tiède, elle se lave les mains, le visage, les jambes. Ses vêtements sont déchirés, son nez lui fait mal, son corps doit être couvert d’ecchymoses… mais elle est en vie. Pour la première fois depuis sa naissance.

Elle prend son courage à deux mains pour aller ramasser son fidèle sac à main en cuir usé qui ne s’est même pas ouvert lorsqu’il a volé à plusieurs mètres. Un dernier regard sur le corps prostré dans le sable. Puis elle s’enfonce dans les ombres en courant, enfin gagnée par la panique. Comme dans sa jeunesse, quand elle devait rentrer à la maison avant dix heures.

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