Tomas

« Qu’est-ce que t’as encore foutu ? T'as vu l'heure ? »

Affalé devant la télévision, un paquet de chips éventré sur les genoux, Tomas tourne le dos à la porte d’entrée. Sa chevelure hirsute se profile à contre-jour sur la lumière vive de l’écran, formant ainsi un halo argenté qui nimbe sa tête comme l'auréole d'un saint. Mais la comparaison s'arrête là. Tomas est loin d'être un saint.

Le volume est poussé à fond, si fort que les murs en tremblent. Les voisins n'osent plus se plaindre depuis longtemps, sauf les sœurs Podarge qui en ont fait leur cheval de bataille. Les vieilles ont beau se casser les dents sur cette cause en apparence désespérée, elles reviennent régulièrement à la charge. C'est quasiment devenu leur raison de vivre, et dans sa grande générosité Tomas prétend qu'il ne veut pas les priver de ce stimulant.

Bruits de griffes sur le carrelage. Le bull terrier sort en trombe de la cuisine et se précipite vers Maria en remuant la queue, une balle de tennis déglinguée dans la gueule. Avant de reculer tout aussi vite en retroussant les babines et en émettant un grondement sourd.

« Tomas ! Rappelle ton chien, s'il te plaît. Je crois qu'il veut me mordre ! demande la jeune femme d’une voix éteinte.

– Hein ?

– Ton chien va me mordre !! répète-t-elle un peu plus fort pour couvrir le son des enceintes.

– T’avais qu’à pas l’enfermer dans le placard ce matin. Et ne dis pas n’importe quoi, Bobby t’adore comme sa propre mère, alors arrête de… Oh putain !! »

Tomas s’est retourné tout en parlant la bouche pleine. Il se lève brusquement, éparpillant les chips sur la moquette et sur la table basse déjà jonchée de canettes de bière vides.

«  Qu’est-ce qui t’est arrivé… ??

– Rien de grave. Tu vois, je suis rentrée. Tout va bien. »

Maria a des trémolos dans la voix. Sa joue est tuméfiée, ses vêtements sont déchirés par endroits. Tomas fait spontanément un pas vers elle mais il s’arrête aussitôt. Elle peut voir carburer les pensées dans ses yeux ahuris par l'alcool ou autre chose. Sa copine vient de se faire agresser : ce ne peut être que l’œuvre d’un Prédateur. Or, elle est toujours vivante. Donc elle a été martelée, ou violée. Oui ! Maria a été… 

«  Oh non !! Ma chérie !! Tu t’es fait… commence Tomas en hésitant visiblement à la prendre dans ses bras.

– Non. Pas violer. »

Maria recule d'elle-même d’un bon mètre pour résoudre le dilemme de Tomas. Entre temps, le chien s’est déjà habitué à cette odeur étrangère qu’elle a apportée avec elle. L'animal s’est couché aux pieds de la jeune femme comme pour la protéger. Tomas fronce les sourcils. Aurait-elle été molestée par un Marteleur, finalement ? Ça ne correspondrait pas vraiment aux légères ecchymoses sur son visage. À moins qu’elle ne soit parvenue à…

« Tu t’es enfuie… Maria ! C’est ça ? Tu as fui un Violeur ?? Bordel !! Pourquoi t'as fait ça ?? »

Elle ne répond pas. La réaction de son compagnon suscite en elle un profond dégoût. Et pourtant cette réaction était prévisible. Qu’attendait-elle de lui ? Qu’il se propose de lui faire vengeance ? Qu’il la console en maudissant les Prédateurs ? Qu'il lui parle encore de la foudre et de toutes ces superstitions débiles ?

«  Il va… Il va débarquer ici ! bégaie le caïd en roulant des yeux affolés.

– Non, plus maintenant. Je l’ai tué.

– ??? »

Elle aurait aussi bien pu lui annoncer qu’elle était enceinte de sextuplés. La stupéfaction qu’il exprime se change en incompréhension. Puis en exaspération.

«  Nooon, tu me fais marcher. T’as monté tout ça avec Sheryl ! Vous êtes vraiment trop connes toutes les deux ! Vous…

– La ferme !! »

Son index pointé durement sur la poitrine de Tomas, Maria le repousse contre le mur. C’est fou la force qu’on peut avoir dans un seul doigt quand on est remonté à bloc !

« Aïe ! Arrête ! gémit l'homme maigrichon en se contorsionnant comme un ver.

– J’ai tué un chasseur. Si tu ne me crois pas, va faire un tour dans le parc près de l’hôpital. Tu y trouveras sa carcasse puante, sauf si la Police est déjà passée par-là.

– Comment… comment as-tu… c’est impossible ! » murmure Tomas. 

Il comprend soudain qu’elle est sérieuse. Elle a fait l’inimaginable. Elle a tué quelqu’un. Non, pas juste quelqu’un : un Prédateur ! Pris de panique en pensant aux implications de ce geste insensé, il saisit son téléphone qui trône au milieu des cadavres de bouteilles vides, près d'une pipe à eau. Maria s’interpose vivement et lui arrache l’appareil des mains. Tomas lève alors le poing dans un réflexe incongru. Il a dans les yeux cette fameuse lueur qui intimide toujours Maria en temps normal.

«  Rends-moi ça, espèce de tarée ! Je vais appeler les flics ! Rend-moi ça, je te dis ! »

Sans crier gare, il soufflette la jeune femme du bout des doigts. Ce geste est d’une extrême violence pour un Béat. Maria lui rend aussitôt une baffe terrible qui claque comme un coup de fouet dans le vestibule. Les temps normaux sont révolus.

« C’est fini, tes petits coups vicelards, siffle-t-elle entre ses dents. Je suis maintenant plus forte que toi à ton petit jeu. J’ai buté un chasseur… ça fait de moi… quoi ? Une sorte de Prédatrice ? »

Terrorisé, Tomas se recroqueville contre le rack à chaussures, puis il se masse la joue en regardant sa copine à la dérobée. Maria en profite pour baisser le son de la télévision. Après une courte hésitation elle éteint carrément le poste ; après tout, elle est chez elle. Elle met la télécommande dans sa poche.

« Écoute, Tomas, reprend-t-elle plus calmement. C’est pas compliqué. Si tu me dénonces – c’est le mot, non ? – si tu me dénonces, tu perds cet appartement, l’argent que je rapporte tous les mois… et toutes les saloperies que je t'ai payées. Tu veux te retrouver à la rue ? Non, je ne crois pas, tu es trop habitué à ton petit confort douillet. Et puis, réfléchis un peu, ce que j'ai dit n'était pas une parole en l'air : c’est peut-être ainsi que les Prédateurs sont choisis… Personne ne le sait vraiment, non ? Qui te dit qu’on ne va pas faire de moi une nouvelle Dépeceuse ? Si c’est le cas, et que tu me dénonces, alors tu seras ma première Proie. Je te le jure !! »

Tomas est incapable de répondre quoi que ce soit. Il sait qu'elle ne bluffe pas.

Maria secoue la tête et décide de le laisser cogiter dans le vestibule plongé dans l'ombre (l’ampoule est grillée depuis des mois). Elle va se servir un verre de lait dans la cuisine, vite rejointe par le chien qui ne comprend rien à ce qui se passe mais qui a entendu la porte du frigo s’ouvrir.

« Au moins, toi, tu ne m'as pas lâchée » murmure-t-elle à l'animal avant de lui donner un biscuit dur à machouiller. Puis, à défaut de trouver un sac de surgelé dans le congélateur, elle applique le carton de lait frais sur sa joue. Ça fait du bien.

Elle reste ainsi plusieurs minutes le regard dans le vague, à rejouer la scène du parc à sa façon. Dans son scénario alternatif, elle fait demi-tour avant le toboggan et ne rencontre jamais le Violeur. Elle profite ainsi du restant de sa soirée et peut regagner son appartement le cœur léger. Rassurée comme une brebis dans son enclos, à contempler le monde sauvage qui commence au-delà de la protection illusoire d'une fine clôture. Qu'elle le veuille ou non, cette illusion s'est évaporée en un claquement de doigts. En quelques coups de gong contre une poutrelle métallique.

Sa ceinture ! Quelle conne ! Elle l'a abandonnée au parc, serrée comme un garrot autour du cou violacé du... Non ! Elle ne veut plus y penser. Tant pis pour ce bout de cuir tressé qu'elle tenait pourtant de sa mère, qui le tenait elle-même de sa propre mère... Et tant pis pour le folklore familial des soi-disant brujas : le ceinturon ne faisait même pas partie des talismans protecteurs légués de mère en fille. Ce n'était qu'un accessoire pratique. Maria s'est protégée elle-même, comme une grande. Il y a bien longtemps qu'elle a balancé les talismans à la poubelle.

Un peu plus tard, Tomas tente une timide apparition. L’empreinte des doigts de Maria palpite encore sur son visage contrit. C’est à peine s’il ose la regarder.

« Le… Celui qui t’a… attaquée… Il ne t’a pas blessée, j’espère ? Je veux dire, ailleurs qu’à la tête ?

– Non. Enfin, il m’a quand même un peu tabassée. Je dois avoir des bleus aux cuisses et au torse.

– Tu as mal ?

– Un peu plus que toi, je crois.

– Qu’est ce que tu comptes faire ? »

Il y a de la crainte dans la voix de son copain, mais aussi quelque chose de nouveau. Comme du respect, voire de la fascination. Maria repense à ce qu’elle lui a dit. Se pourrait-il qu’elle soit devenue une Prédatrice ? Non, c’est absurde. Quoi qu'en pensent les croyants, les Prédateurs sont payés pour ce qu’ils font. Ce sont des fonctionnaires d’un genre particulier, rigoureusement contrôlés par… personne ne sait par qui. Dieu, diraient certains. La Nature, affirment les scientifiques. Et chercher à le savoir serait aussi idiot que de courir après un arc-en-ciel. C’est ainsi et pas autrement. L’Ordre immuable de la vie.

« Et moi dans cet Ordre… où suis-je ? se demande-t-elle à voix haute.

– Quoi ? »

Elle attrape le poignet de Tomas et le serre fermement. Elle a réalisé bien des choses depuis qu’elle a tué le Violeur. La force n’est pas toujours subie, elle peut être utilisée.

« Écoute-moi bien. On va continuer comme si rien ne s’était passé. Rien, tu comprends ? Bobby-le-chien s’est fourré dans mes jambes et m'a fait tomber dans les escaliers. Voilà pour l’explication (elle montre alors son nez qui a déjà légèrement dégonflé).

– Ils vont te retrouver, gémit Tomas.

– Comment ? Et qui ? En admettant qu’ils me retrouvent, ce seront mes affaires. Je ferai face au Destin et je… (elle s’arrête net.)

– Hein ? Quoi encore ? »

Sans répondre, Maria fouille fébrilement dans son sac. Elle en tire le bouquin qu’elle lisait ce matin dans le métro, "Clara, Princesse de Volonté". Elle le retourne. Quart de couverture : le blabla habituel sur la Princesse et ses aventures incroyables, ses amours, ses succès, ses déceptions, ses amants… et tout en bas : Éditions du Miroir. Collection "Héroïnes du monde".

Mais pas la moindre information sur l’auteure Barbara Love. Un pseudo, forcément. Elle feuillette vite fait les premières et les dernières pages : même constat.

« Merde !

– Tu peux me dire ce que tu cherches, à la fin ?

– Le vrai nom de celle qui a écrit ce truc. Cette femme doit savoir ce qui m’arrive.

– Hein ? fait Tomas qui ne s’est jamais senti aussi perdu.

– N’essaie pas de comprendre. Moi, je me comprends, c’est le principal. Bon, je vais prendre une douche et me mettre au lit. Je suis cramée. Ce soir, tu n’as pas intérêt à me toucher. D'ailleurs tu vas dormir dans le canapé. Et n'oublie pas de ramasser les chips que tu as semées un peu partout. Avec le balai, pas l'aspirateur. »

Elle vide son verre d’une traite avant de sortir de la cuisine.

Ce soir, personne n’a intérêt à la toucher. Pas même un Prédateur.

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