Léa

Par e v a

Quand elle reçut cette invitation pour aller dîner au restaurant, Léa ne savait pas à quoi s’attendre. Il faut dire que Fred n’avait jamais été une personne très attentionnée et que la trentenaire, pourtant romantique, ne se faisait plus d’illusion depuis longtemps. Elle et Fred formaient un couple d’enseignants-chercheurs, elle en littérature, lui en histoire, qui s’était formé un peu par hasard, au gré des rencontres dans le cadre professionnel. C’eut d’abord, et surtout, été un coup de foudre intellectuel. Les deux êtres n’étant pas très disposés à parler de sentiments, l’intérêt qu’ils se portaient passait par de longues discutions et des débats au sujet de leurs disciplines respectives.

S’étaient-ils mariés par envie ou pour se conformer aux attentes de leurs deux familles ? On pouvait se le demander. Toujours est-il qu’ils incarnaient sans faute l’image normée et attendue d’un couple hétéro traditionnel, à ce détail près qu’ils n’avaient pas eu d’enfants, ou du moins pas ensemble, puisque la petite fille qui vivait avec eux, Maud, âgée de six ans, était issue du premier mariage de Fred, ce qui faisait d’eux une famille recomposée.

Derrière la façade de cette relation qui ne paraissait souffrir d’aucun problème, il y avait une Léa pleine de désillusion, encore jeune et pourtant si vieille dans sa tête, qui, malgré son affection et son admiration pour son mari, regrettait ses amours de jeunesse et qui, pour être honnête, détestait son rôle de belle-mère qui la faisait se sentir comme une pièce rapportée forcée de se conformer à une forme de maternité non-désirée. Quant à Fred, qui ne semblait vivre que pour ses recherches historiques et se montrait souvent absent, il semblait à dix-milles lieues de ces considérations, du moins le pensait-elle.

Léa enfila une robe noire très simple, attacha ses cheveux en chignon et rejoignit son époux au restaurant. Il ne semblait pas particulièrement à l’aise en la voyant arriver, mais pas non plus gêné : en réalité, il paraissait indifférent.

Après des échanges on-ne-peut-plus ordinaires à propos de leur fille et du travail, Fred marqua une pause et un silence se fit à la table pendant quelques secondes. Puis, sans regarder Léa dans les yeux, Fred se mit à lui raconter d’une traite des choses qu’elle n’aurait jamais imaginé entendre : Fred aimait un homme, Marc, un archéologue de profession que Léa pensait être l’un de ses meilleurs amis, et il voulait, par conséquent, demander le divorce. S’ensuivirent quelques considérations concernant Maud, le fait qu’il faudrait lui annoncer la nouvelle sans la brusquer, que ce n’était finalement pas une si mauvaise chose pour Léa qui ne s’était jamais vraiment épanouie dans son rôle de belle-mère.

Tandis que Fred parlait, il ne s’était pas rendu compte que Léa ne l’écoutait plus. Cette annonce, qui l’avait complètement sonnée, semblait lui avoir enlevé toute capacité de réaction. Elle se voyait déjà, à trente cinq ans, retourner chez ses parents, dont elle devrait supporter le jugement. Lui vint alors en tête l’expression « vieille fille », ce vieux qualificatif sexiste qui, désormais, correspondrait à sa situation, elle qui serait jugée à la fois par sa famille et par la société comme une parfaite représentation de l’échec sentimental.

Comment était-ce possible ? Pourquoi Marc ? Pourquoi n’avait-elle rien vu durant tout ce temps ? Elle aurait dû le deviner, sentir que derrière l’indifférence de Fred se cachait un secret trop lourd à porter. Et si, finalement, leur relation n’avait jamais été qu’une mascarade, un jeu des apparences dans lequel personne ne s’était retrouvé ?

Que devait-elle faire ? Le retenir et le supplier de rester ? A quoi bon ? Ç'aurait été vain et ridicule : Fred avait fait son choix. Il était évident que tout ceci n’était qu’une pièce de théâtre arrivée à sa fin.

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