L'écho des vieillards

Il n’avait pas fermé l’œil.

Assis en chien de fusil contre le mur, les bras repliés dans son manteau, Cléandre fixait le pantin abandonné près du foyer éteint. À la lueur mourante des braises, le bois poli paraissait respirer, animé par quelque souffle ancien. Miranda dormait à même le sol, le front contre sa manche, paisible, étrangère à tout. Le vieillard aussi s’était assoupi, tassé dans son coin, les lèvres entrouvertes sur un râle léger. Seul Cléandre veillait, non par bonté, mais parce que quelque chose n’allait pas.

Cette poupée n’avait rien d’un jouet improvisé. Elle était vieille. Le bois avait pris cette patine que seul le temps accorde aux choses oubliées. Elle avait été sculptée avec une minutie maladive, amoureuse, et chaque détail hurlait la fixette. Ce n’était pas un artefact récent, né d’un caprice ou d’un jeu morbide : c’était une œuvre patiemment façonnée par quelqu’un qui savait exactement ce qu’il voulait représenter.

Miranda.

Ni une ressemblance vague ni une copie inspirée.

Elle.

Alors, une chose devenait certaine : la petite n’était pas tombée dans les bois la veille. Elle y errait depuis un moment. Peut-être des jours. Peut-être des semaines. Peut-être plus.

Et pourtant, rien.

Pas une rumeur, pas un murmure. Aucun tavernier, aucun marchand, aucun milicien ne lui avait parlé d’une enfant damnée rôdant dans les parages. Cléandre, dont les oreilles flânaient partout, aurait entendu. Il avait le flair pour ce genre de récits : ceux qu’on chuchote autour d’une chopine ou qu’on échange à voix basse en refermant les volets.

Alors quoi ? Pourquoi pas de chasse à ce monstre, un monstre qui ne faisait pas de bruit, qui ne laissait aucune trace, et qui semblait pourtant rôder dans les parages depuis un temps indéterminé ?

Non, il n’y avait pas de chasse, pas de rumeur, pas de geste de défense. Rien.

Le vieillard… Il était la clé, sans doute. Mais pour l’instant, il ne lui offrait que des fragments de ses pensées éclatées.

Cléandre ramassa la poupée et l'observa un instant, ses doigts effleurant les contours du visage de bois. Il se demanda comment réagirait le vieillard s’il mettait Miranda sous son nez, là, devant lui. Ce regard qui semblait tout savoir, qui fixait le vide avec une connaissance vieille de plusieurs vies… Que ferait-il face à l’incarnation de ce qu’il avait enfermé sous les marches ?

Si ce vieux fou reconnaissait la silhouette de la gamine, si quelque chose s’allumait dans ses yeux ternis, il ne serait plus question de déductions.

Il s’approcha du coin où Miranda dormait, sa respiration calme et régulière. La petite était roulée dans le manteau comme une chenille dans sa chrysalide, ignorant la mécanique du monde qui l’entourait. Cléandre hésita. Devait-il troubler la réalité fragile de ce vieillard déconnecté en exposant Miranda à ses yeux, ou bien s'abstenir, redoutant que cela ne marque le début de la chasse qui, jusqu’ici, n’avait pas encore eu lieu ?

Mais la question le taraudait : et si ce vieillard savait quelque chose que personne d’autre ne savait ?

Cléandre hésita. Pourquoi ne pas donner un petit coup de pouce au destin, après tout ? Il n’allait pas continuer à se torturer avec ce vieux mystère. Si ce vieillard savait quelque chose, il allait l'arracher de son silence, à la manière brutale et directe. Il n’était pas du genre à faire dans les détours.

Sans prévenir, il se tourna vers Miranda, toujours roulée en boule dans son manteau, sa respiration calme et régulière, inconsciente de l’effervescence qui agitait le reste de la pièce. Il la prit, la souleva d’un mouvement brusque et la plaça, tout simplement, sous le nez du vieillard endormi. Le visage de la petite, figé dans une tranquillité suspecte, se posa sous les yeux du vieux.

Miranda, à peine éveillée, tourna son regard angélique vers le vieillard. Cléandre secoua sans ménagement le vieillard qui émergea de ses songes troubles. Il réagit avec la rapidité d’une vieille branche tombant sous un coup de vent. Il écarquilla les yeux, fixant la silhouette de l’enfant, d’abord incrédule, puis en proie à une terreur indéfinissable. Un cri muet s’étranglait dans sa gorge.

Ses mains tremblantes se portèrent à son cœur et il se mit à haleter, l’air lui manquait. Une lueur de panique s’alluma dans ses yeux. En un instant, le vieillard s’affaissa en arrière avec la souplesse d’un sac de farine, s’étalant dans un râle étouffé. Son corps se raidit, ses yeux fixaient le plafond. Et puis, tout s’arrêta.

Cléandre se pencha. Pas de pouls. Rien. Une nouvelle victime à la collection, il aurait dû s’y attendre. Le silence s’installa autour d’eux. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Il se redressa et observa le corps inerte du vieillard, son dernier souffle suspendu dans l’air froid de la masure.

Il tourna ensuite son regard vers Miranda, indifférente à la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux, sa silhouette frêle roulant doucement dans son manteau, tandis que le reste du monde s’effondrait autour d’elle.

Cléandre haussait les épaules, blasé.

Décidément, l’interrogatoire n’est pas mon fort.

Il se pencha une dernière fois sur le vieillard, l'observant d'un œil distrait.

Encore une bille noire de plus, hein. À ce rythme-là, je pourrais me faire un joli collier. Un vrai bijou, qui ferait carrément concurrence à celui du saucisson. Peut-être que je pourrais même les associer. Collier de saucisson et de vies brisées. Une tendance, je vous dis.

Un regard à la petite puis un autre au corps sans vie. Un rire nerveux, et Cléandre se détourna, sans vraiment savoir s’il devait pleurer cette nouvelle victime ou s’en amuser.

Le monde, décidément, n’était pas fait pour lui — et les vieillards encore moins.

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Cléooo
Posté le 18/08/2025
Hello Clément !
Je suis de retour après cette longue... (ciel, dernier commentaire le 23 mai!) trèèès longue pause, je reprends ma lecture !
"Le vieillard s’affaissa en arrière..." -> peut-être qu'il me manque un peu le ressenti de Cléandre sur cette scène qui se joue devant ses yeux. Il mentionne l'indifférence de Miranda mais je la ressens chez lui aussi.
Dommage qu'il n'ait pas essayé d'être un peu plus subtil, c'est vrai que ce pantin méritait que questions se posent.
J'ai plaisir à retrouver ton histoire, à très vite !
ClementNobrad
Posté le 19/08/2025
Hellooo Cléooo,

Je te souhaite donc pour la deuxième fois un bon retour ! Ça m'apprendra de répondre aux commentaires dans l'ordre inverse de parution...
Cléandre et la subtilité, ça fait deux. On va dire qu'il a oublié de s'y intéresser et que jamais personne n'a songé à le lui expliquer... Mais il apprendra, par la force des choses et des cadavres de vieillards laissés dans son sillage. Il réagira forcément un jour, constatant que son franc parler et ses gestes trop brusques ne sont pas des plus diplomatiques. Enfin... on peut toujours rêver !

J'espère que la suite des tribulations te plairont et que, malgré la désinvolture de notre fripon, tu t'arracheras à lui et lui pardonneras ses excès. En tout cas, lui, le Magnanime, te pardonner ta trop longue absence ;)

A très vite j'espère !
Isapass
Posté le 20/06/2025
Ah ah ! Non mais quelle délicatesse et quelle subtilité, Cléandre... Il est un peu bulldozer, dans ses plans, quand même.
Peut-être qu'il aurait pu d'abord interroger le vieux en lui mettant le pantin sous le nez, et non directement Miranda ? D'ailleurs il l'a peut-être fait ? C'est peut-être ce qui se cache sous cette phrase : "Mais pour l’instant, il ne lui offrait que des fragments de ses pensées éclatées." Si c'est le cas, il faudrait peut-être rendre ça plus explicite, non ?
Enfin peu importe, en fait, mais ce qu'on déduit de la personnalité de Cléandre dans ce chapitre n'est pas franchement en son honneur... XD Je suis sure qu'il va se rattraper...

Détails :
"et chaque détail hurlait la fixette" : je crois qu'il y a à peu près la même phrase dans le chapitre précédent, non ?

"Alors, une chose devenait certaine : la petite n’était pas tombée dans les bois la veille. Elle y errait depuis un moment. Peut-être des jours. Peut-être des semaines. Peut-être plus." : ah mais moi j'étais convaincue (je ne sais pas pourquoi) que Miranda était la fillette qui apparait au premier chapitre (qui parle de sa mamie tout le temps). Peut-être que ça porte un peu à confusion, ces deux fillettes qui apparaissent successivement, non ? Après, ce n'est peut-être pas grave...

"Une nouvelle victime à la collection, il aurait dû s’y attendre." : ben oui ! Il avait l'air vraiment vieux, ce vieux ! Faudrait réfléchir un peu, cher Cléandre !

"Un vrai bijou, qui ferait carrément concurrence à celui du saucisson. Peut-être que je pourrais même les associer. Collier de saucisson et de vies brisées. Une tendance, je vous dis." : Excellent !

Je m'amuse toujours autant en tout cas !
A+
ClementNobrad
Posté le 20/06/2025
Coucou Isa,

Oui, Cléandre n’est pas toujours un modèle de discernement… mais bon, autant miser sur l’efficacité quand l’occasion se présente. Ce que je voulais surtout faire ressortir chez lui, c’est son flegme : même face à l’horreur de la situation et aux conséquences de ses actes, il se contente d’un petit soupir désemparé. C’est sa manière bien à lui d’affronter l’absurde.

Et non, la fillette à la cuillère du début n’est pas Miranda. Spoiler : elle réapparaîtra plus tard dans l’aventure. J’avais pensé que ce serait évident, puisque Cléandre, en rencontrant Miranda, ne fait aucune allusion à cette première enfant. Mais je comprends que ça puisse prêter à confusion !

Et tu as l’œil ! Il y a effectivement une phrase qui commence par "chaque détail" dans le chapitre précédent. Rien ne t’échappe, dis donc !

J’espère que la suite te plaira tout autant !
Syanelys
Posté le 28/05/2025
Très cher Cléandre, laisse-moi t'annoncer ce qu'est un meurtrier en série. Il s'agit d'une personne aussi odieuse que toi qui parvient à tuer au moins 3 personnes différentes. Souvent, ce genre de créatures inhumaines est attiré par le même genre de profil. Toi, il s'agit des vieilles personnes pour lesquelles tu te fais passer pour un simple aléa du destin.

Quelle idée aussi de réveiller un très vieux mort face à une très jeune petite fille ! Tu ne pouvais pas réfléchir avant d'agir ? Tu vas faire comment maintenant que l'ange se réveille, prête à déployer ses ailes de gourmandise ?

Tu es un suris saucisonné, pas une euthanise sur pattes ! Rah !
ClementNobrad
Posté le 28/05/2025
Il n'en ai qu'à deux victimes ! On peut pas appeler ça — encore — de meurtres en série. Juste de malencontreuses aventures qui ont tourné vinaigre alors qu'il voulait du cidre. Les vieilles personnes ne sont pas bien robustes non plus ! Une petite poupée et voilà le cœur qui vous lâche. Un ptit croc dans le saucisson et hop, envolées amoirtements et divers regrets. Rien de mieux qu'un bon chorizo pour repartir de l'avant.
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