Il n’y avait plus de vent, plus de boue, plus de feuilles plaquées sur les visages. Plus de grondements non plus. Seulement le cliquetis des sabots sur les pavés, les cris des marchands, le tintement d’un vieux orgue de barbarie à moitié désaccordé. Cléandre marchait, le pas alerte et le cœur frileux, entre les murs étroits d’une ville sans nom, où les odeurs de sardine frite se mêlaient à celles de la sueur et du linge tiède.
Miranda trottinait deux pas derrière, les mains dans les poches, les joues sales, le regard inoffensif, pour l’instant. Cléandre jetait de temps en temps un œil par-dessus son épaule. Rien, pas de moue bizarre, pas de reniflement suspect. Pas même un froncement de nez. Il serra un peu plus sa besace, sentant contre ses côtes le pantin qu’il avait rafistolé avec du fil de pêche et des jurons.
Pas d’éternuement depuis sa rencontre avec le petit fléau en robe d'enfant. Des jours, des semaines ? Il n’osait compter. Et pourtant, chaque ricanement trop aigu, chaque envol de poussière dans un rayon de lumière lui hérissait la nuque. Venir en ville n’était peut-être pas son idée la plus lumineuse mais la promesse d’une auberge, d’un bain chaud, et d’une table de dés bruyante avait fini par faire plier sa prudence.
Des victimes potentielles à chaque coin de rue, des enfants jouant au bilboquet, des vieilles dames courbées sous des paniers de coings, des soldats en faction qui ne se doutaient pas qu’un démon sommeillait derrière une frange emmêlée et des bottines éculées.
Tant qu’elle ne tousse pas ou qu’on ne croise un vieux à l’agonie. À ce stade, même les rhumatismes sont un risque.
Cléandre frissonna sans savoir pourquoi. Il avait cette impression étrange, fugace, que la ville toute entière flairait leur présence. Un soupçon d'écureuil éventré dans le vent, un relent de soufre mal dissimulé sous des boucles blondes.
Les murs ont des nez, pensa-t-il en s’arrêtant devant une devanture crasseuse. Pas des oreilles, non, pire : des nez. Des narines sournoises prêtes à humer l’innocente salive d’un éternuement et à lancer l’alerte. Il détourna les yeux d’un gamin au visage croûté, qui mâchouillait une sucrerie orange en les fixant sans raison.
Il aurait dû rester dans les bois. Là au moins, quand les arbres le regardaient, ils ne sentaient rien.
Mais il le savait : il ne pouvait pas se terrer indéfiniment dans les bosquets, à jouer les ermites d’occasion. Ce n’était pas sa nature. La sienne, c’était l’esbroufe, la chicane, les coups malins en pleine lumière. La forêt sentait trop le renoncement. Seule une cité grouillante, pavée de combines et de figures patibulaires pouvait lui offrir ce que son sang réclamait : du jeu, du risque, du panache.
Il devait s’exposer au monde pour le savourer, le humer, le provoquer, le retourner dans tous les sens. Tant pis si, au passage, quelques entrailles venaient décorer les ruelles. Après tout, chacun devrait s’offrir un collier de charcutaille. Lui l’avait bien fait, avec un certain sens de l’élégance.
Il caressa distraitement le saucisson sec noué à son cou et se remit en marche.
Quelques pas dans l'effervescence de la cité lui rendirent un souffle. L’air était chaud, chargé d’épices, de crasse, de fritures bon marché ; les cris des marchands, les rires gras, les sabots claquant sur les pavés battaient en lui la mesure d’un cœur trop longtemps engourdi. Il marcha plus droit. Il redressa le menton. Il se sentit vivant.
Très vite, il s’imbiba du tumulte jusqu’à l’ivresse. Chaque détail l’exaltait : un camelot vendant de faux remèdes, une querelle de poissonnières, un joueur de fifre à la moustache en spirale. Il se laissa entraîner, se glissa entre les passants avec la fluidité d’un serpent bien nourri. Et là, dans un recoin de ruelle, il repéra un bourgeois empesé, bedaine pleine et bourse pendante. Un sourire étira ses lèvres.
— Mon bon monsieur, lança-t-il en surgissant devant lui, le souffle court et le regard affolé, fuyez ! Ils sont partout ! Des rats géants, hauts comme des enfants ! Ils grimpent par les conduits, dévorent les mollets dodus… Tenez, les vôtres ! Vous êtes une cible idéale !
L’homme blêmit. Cléandre, soucieux de sa sécurité, le poussa d’un geste charitable vers l’arrière-boutique d’un herboriste, tout en le délestant de sa bourse avec la délicatesse d’un amant dérobant un baiser.
Triomphant, léger, grisé, il reprit sa route, les poches alourdies et l’âme légère.
Il n’était plus tout à fait un homme. Il était le rire, la ruse, la ville elle-même. Les voix s’enroulaient autour de lui, les parfums s’accrochaient à ses narines, la poussière dansait à hauteur de ses yeux. Il n’avait plus froid. Il ne pensait plus au passé, ni aux erreurs, ni aux corps des vieillards. Tout en lui vibrait à l’unisson du désordre ambiant, de cette grande comédie humaine où il tenait, enfin, un rôle de premier plan. Il avait faim de vie, de bruit, de hasard, de bazar. Et la ville, vaste et ouverte, répondait à cette faim.
Puis il se retourna.
Plus de Miranda.
Et la chute ! C'est joliment amené, j'ai littéralement dit "ah beh zut" à voix haute à la dernière phrase xD Je suppose que ça va pousser Cléandre à se responsabiliser et j'ai hâte de voir ça.
Quelques remarques :
"d’un vieux orgue de barbarie" -> un vieil orgue me semble mieux sonner.
"Tant qu’elle ne tousse pas ou qu’on ne croise un vieux à l’agonie. À ce stade, même les rhumatismes sont un risque." -> l'utilisation subite du présent m'a fait tiquer.
"Il caressa distraitement le saucisson sec noué à son cou et se remit en marche.(...) L’air était chaud, chargé d’épices, de crasse, de fritures bon marché" -> je me fais la réflexion que le saucisson, ça sent quand même fort, et qu'en l'ayant si près du nez ça m'étonne qu'il capte toutes ces nuances d'odeurs.
Je réponds à tes commentaires à l'envers. Si les murs ont des nez, mol organisation souffre de mauvaises odeurs.
Cléandre, se responsabiliser ? En voilà un bel oxymore ! Enfin, tu n'as pas tout à fait tort. Mais trop tôt dans son périple ! La maturité, les décisions guidées par la sagesse et l'altruisme arriveront... plus tard encore... difficilement... après moult péripéties qui lui forceront la main ! Je te laisse découvrir tout ça, en espérant que tu aies le temps de lire les chapitres qui révéleront la grandeur d'âme de notre ensaucisonné !
Merci pour ta lecture et tes remarques pertinentes. Il est vrai que le saucisson doit prendre le dessus sur les odeurs du marché. Disons qu'il le camoufle si bien sous sa tunique que le plaisir olfactif reste sous cloche... hmmm. Pas convaincant ? :)
Au plaisir !
L'état d'esprit de Cléandre qui dépérit dans les bois et se sent revivre au milieu de la crasse humaine, là où il peut mettre sa roublardise au travail, est super bien rendu ! On a à la fois envie de continuer à assister à ses tours de filou, mais aussi de le prévenir que ça ne restera pas impuni ad vitam aeternam !
En tout cas je m'amuse beaucoup :)
Détails :
"le tintement d’un vieux orgue de barbarie" : j'aurais "d'un vieil orgue de barbarie"
"où les odeurs de sardine frite se mêlaient à celles de la sueur et du linge tiède." : Euh... miam ? XD
"avec le petit fléau en robe d'enfant" : je trouve que ta périphrase pourrait être plus percutante si elle ne faisait pas mention d'un enfant. Elle a forcément une robe d'enfant puisque C'EST une enfant. Tu vois ce que je veux dire ? Peut-être quelque chose comme : "avec le fléau qui suçait son pouce" ou "avec le fléau aux yeux innocents", "le fléau aux boucles blondes" (elle est blonde, Miranda ?)...
"Tant pis si, au passage, quelques entrailles venaient décorer les ruelles. Après tout, chacun devrait s’offrir un collier de charcutaille. Lui l’avait bien fait, avec un certain sens de l’élégance." : excellent ! XD
A+
En effet, Cléandre a retrouvé son terrain de jeu ! Finie la parenthèse bucolico-sanguine au fond des bois, le voilà de retour entre pavés et pavés de magouilles, prêt à distribuer flatteries mielleuses et entourloupes enrubannées.
Sauf qu'il traîne désormais un petit démon permanent à bouclettes dorées au bout de la manche (Effectivement je l'imagine un peu blondinette). Mine de rien, ça pèse dans l’organisation d’une vie de débauche peinarde.
Il va falloir revoir le planning de crapuleries, mais pas de panique : Cléandre a l’art de se réinventer. Entre deux éclats de rire et un saucisson sec en collier, il s’adapte à tout, même à une fillette explosive.
Pour la périphrase, je suis d’accord, il y a moyen de taper plus fort. J’ai rangé ta remarque précieusement dans mon grenier à idées, quand la réécriture viendra, je saurai où retrouver ton commentaire !
Rassure-toi, à force d'évoquer les entrailles, elles finiront bien par faire leur entrée en scène et en beauté. C'est dans pas longtemps !
Merci pour tes retours qui sont très encourageants !
Mais dis-moi, par pitié, qu'est-ce qui te pousse à renouer avec la civilisation ? Quelle est ta quête ? Ne me dis pas que tu comptais sur la fausse compagnie du petit ange pour trouver un but à ta nouvelle vie ? Éternue-moi ça et redeviens le Magnanime que tu prétends être !