Né en enfer

Par Bruns

Snakeheart, Stackolee City 

Un trou perdu à la limite du désert 

2023 

* * *      35      * * * 

Le blues n’est jamais né, il a toujours vécu 
Dans le cœur des hommes désespérés 

Dans l’âme de ceux qui ont survécu 

Dans le regard des hommes malheureux 

Dans les vers des poètes irrévérencieux 

Du riff des rockers, au beat des rappeurs 

Au plus profond des accords douloureux 

Il fait battre le cœur du monde. 

Le Roi Serpent 

* * * 

 

Snakeheart était arrivé à Stackolee City en tout début de matinée. Il savait que Betty et Joe allaient arriver dans cette ville. Si on pouvait appeler ça une ville ! Ce bled était perdu sur une route parcourue seulement par des convois de routiers qui préféraient prendre la nationale gratuite plutôt que d’emprunter les autoroutes payantes. Ici, on cultivait encore l’histoire de la route. Les stations-services avec du personnel pour vous servir, des restaurants typiques de l’Amérique profonde où la serveuse n’hésitait pas à se promener avec sa cafetière pour resservir les routiers en manque de sommeil, éreintés par des heures de route et à les appeler par leur prénom. 

Snakeheart commençait à être fatigué. Il avait pris peu de repos depuis Las Vegas. Il pensait que le couple n’arriverait pas avant la fin de l’après-midi. Il décida de prendre une chambre dans le seul motel du coin pour s’octroyer quelques heures de repos. Avec ce job, Snakeheart était habitué aux horaires décalés comme il disait quand il se laissait aller à quelques plaisanteries. Il vivait le plus souvent la nuit, période idéale pour la chasse et pour la tranquillité quand on se ballade avec un arsenal dans le coffre de sa voiture. Snakeheart utilisait depuis quelques années une Ford Ranchero de 1971. Cette voiture avait été modifiée pour accueillir un moteur 429 de Cobra jet de 370 chevaux ce qui pouvait le sortir de toute mauvaise situation. Sa boite avait également été modifiée avec un double fond qui lui permettait de cacher divers matériels plus ou moins légaux. 

Il se gara sur le parking du motel. Il jeta un coup d’œil tout autour de lui. La ville était poussiéreuse, comme une ville fantôme. A part les routiers, personne ne devait s’arrêter ici. Comment tous ces gens faisaient-ils pour vivre dans un trou pareil, se demanda-t-il. Son regard fut accroché par le bar qui était installé en face du motel, de l’autre côté du parking : « Le Stackolee ». Snakeheart ne connaissait pas ce lieu, mais il sentit qu’il allait s’y passer quelque chose d’électrique. Depuis le début de cette chasse, Snakeheart sentait qu’il y avait quelque chose d’anormal. Ce n’était pas le contrat en lui-même ou la cible, mais les circonstances. Quelque chose lui échappait, comme s’il n’était pas maitre de ses actes et que quelque chose ou quelqu’un guidait ses pas. Il trouva curieux que cette traque fût inversée. Il ne courait pas après sa cible comme c’était souvent le cas, mais il allait à sa rencontre.  Ils allaient chacun à la rencontre le uns des autres, même si certains l’ignoraient encore. Il sentait qu’il allait se passer quelque chose à ce carrefour. 

Snakeheart ferma sa voiture à clé et se dirigea vers l’accueil. Il réserva une chambre pour la journée. Le gardien fut surpris de ne réserver la chambre que pour la journée. Il fut encore plus surpris quand son client lui proposa cent dollars pour le prévenir si une Mustang Fastback noire de 1967 passait par ici. 

Snakeheart lui acheta une bouteille de bourbon qu’il paya cash et se dirigea vers sa chambre. 

Après quelques heures de sommeil, Snakeheart fut réveillé en sursaut par le gardien qui frappait à sa porte. Il était en train de faire un cauchemar. Toujours le même cauchemar. Il était gamin et on lui demandait de choisir entre une guitare et un revolver. Il voulait prendre la guitare et à chaque fois qu’il s’en approchait, on lui tapait sur les doigts. Il entendait de nouveau la question « Harry, est ce que tu veux la guitare ou le revolver ? ». Il tentait à nouveau de prendre la guitare, mais on lui tapa à nouveau sur les mains. Dans son rêve, cette situation était sans fin. 

Trempé de sueur, Snakeheart se leva et ouvrit étroitement la porte, un revolver à la main. Le gardien lui expliqua que la Fastback était arrivée. Ses occupants, un jeune gars et une superbe fille rousse avaient réservé une chambre pour une nuit et ils étaient partis directement vers le bar, « Le Stackolee ». Snakeheart le remercia et lui refila cent dollars. Une fois de plus son instinct ne l’avait pas trompé.  

Il se recoucha sur son lit et but le fond de la bouteille de bourbon. Il était déjà vingt heures. Il avait dormit presque douze heures d’affilé. Ca faisait bien longtemps que ça ne lui était pas arrivé.  

Il repensa à son rêve. Il savait d’où il venait. La petite enfance laisse parfois des traces difficiles à effacer. Gamin, il vivait en Angleterre. Il s’appelait Harry et sa mère l’avait eu très jeune, à peine sortie de l’adolescence. Il avait été élevé par une fille mère, absente et sa grand-mère. Un beau jour un homme arrivant dans ce fragile équilibre, amenant avec lui une famille. Depuis ce jour, Harry, coincé entre une mère qui le rejetait car il était le rappel permanent d’une erreur de jeunesse, un beau-père sévère, ancien militaire, et un demi-frère de quelques années son cadet, ne trouvait pas sa place dans cette famille. Il avait peu de souvenirs de cette époque. Juste de la rancœur car cette période n’était heureuse. Un malaise permanent flottait dans cette famille et dans ses souvenirs. Son demi-frère était clairement le favori de la famille et Harry avait toujours eu le sentiment de déranger. Il se souvenait clairement d’un après-midi quand il jouait avec son frère. Il devait avoir à peu près huit ans et ses jouets favoris était une guitare et un revolver. Lors de cette après-midi de jeu, son frère sur un coup de colère, dont la raison était oubliée, brisa la guitare. Harry fut puni pour avoir provoqué la colère de son frère et eut le cœur brisé, non pas à cause de la punition, mais à cause de la perte de cette guitare. Son arme, son revolver devint alors son seul jouet et son ressentiment envers sa famille continua de grandir. Quelques années plus tard, alors qu’Harry venait d’avoir dix-sept ans, il eut une dispute assez violente avec sa mère. Sous la colère elle lui cracha au visage qu’elle ne l’aimait pas et qu’elle ne l’avait jamais aimé. Il était son erreur de jeunesse. Ce jour-là, Harry affirma ce sentiment de rejet, de solitude qui l’habitait. Il décida alors de partir, en pleine nuit. Il s’engagea dans une famille qui acceptait tous les enfants prêts à porter une arme et à se battre pour leur pays sans poser de question. Harry devint un soldat, et un très bon soldat. Chaque mission, chaque chasse lui permettait d’exprimer sa colère, et chacune de ses victimes payait le prix qu’il n’avait pas su faire payer à sa famille. Ce fut à cette période qu’il gagna son surnom de « Snakeheart », car il n’était jamais stressé, jamais nerveux, il savait se faufiler là où personne n’osait aller. Il avait le cœur froid. Quand il fallait qu’il appuie sur la détente, il le faisait sans se précipiter et agissait toujours avec un flegme sans égal. On ne l’avait jamais vu courir, mais était toujours à l’heure. Enfin, son bras ne tremblait jamais. En quittant l’armée, Harry pensait que sa colère s’était apaisée, mais lorsqu’il avait rendu visite à sa mère après des années d’absence, elle avait refusé de le voir. Alors Harry disparut et Snakeheart apparut, assassin agissant pour la mafia ou quiconque avait les moyens de faire disparaitre un ennemi. 

 

Snakeheart fit un brin de toilette, enfila un costume neuf et son chapeau de Ranger. Il posa son téléphone sur la table de nuit, il n’en aurait pas besoin ce soir et glissa un colt .38 dans sa ceinture. 

 

Il sortit de sa chambre et ferma la porte à clé. Il faisait face au Stackolee, éloigné du motel de soixante-dix mètres environ. Une route séparait les deux établissements qui partageaient un immense parking qui ressemblait par endroits à un terrain vague désertique.  Le soleil n’était pas encore couché, mais le ciel commençait à se teinter d’un rouge orangé, annonçant une lune gibbeuse, annonçant une nuit de mort. Il aperçut la Fastback garée juste devant le bar. Ces deux-là avait dû aller du motel au bar en voiture. 

 

Après avoir traversé le parking sous un chaleur de fin de journée, Snakeheart poussa la porte du Stackolee. Il entra dans un petit vestibule de quelques mètres carrés dans lequel le silence reignait. Il le traversa en trois pas et poussa la porte qui devait donner accès au bar. 

Une fois la porte franchie, il fut percuté par l’énergie de cette salle. Un groupe installé sur une scène minuscule et tellement peu relevée, que les musiciens semblaient jouer au milieu des danseurs, offrait un blues lourd et rapide, puissant et électrique. La salle était petite et ne proposait que peu de places assises. Tout l’espace était occupé par la scène, le bar et les danseurs. Snakeheart fut saisi par le contraste entre le silence du vestibule et le son de cette salle.  En trois pas il avait changé de monde. Il observa rapidement les lieux remplis d’une chaleur moite, humide. Le sol collait. La musique était omniprésente et vous enserrait l’âme et le cœur. Elle agissait comme une prière vaudou dont le guitariste devait être le grand prêtre. La plupart des clients dansaient. Ils s’entassaient les uns contre les autres, en sueur, en transe, les corps se déhanchaient, les corps pleuraient, les péchés et les prières montaient au ciel avec le groove, avec le blues, la musique et la danse comme seules catharsis ! Les corps trempés se frottaient les uns aux autres sans autre volonté que de danser. Des grand-mères brulaient leurs dernières énergies, des femmes et des hommes énormes, des plus maigres, tous dansaient à l’épuisement, tous dansaient en transe. Ils dansaient pour oublier la journée, pour oublier les boulots de merde, pour oublier la misère, la maladie. Ils dansaient pour aimer et pour vivre. Ce pub ressemblait plus à une église païenne, avec la musique comme religion, qu’un à lieu de débauche. 

 

Snakeheart aperçu un jeune gars, blond. Il était accoudé au bar et regardait les danseurs. Il portait une chemise à fleur, blanche et bleu et des Rayban, inutiles dans cette endroit. Snakeheart observa un renflement sous la chemise du type et comprit qu’il y cachait un flingue. Ce gars-là pouvait bien être Joe. 

 

Joe, accoudé un bar, buvait sa bière à la bouteille. Avec Betty il avait décidé de faire une pause à Stackolee City et de venir boire un coup dans ce pub miteux, mais le seul de la ville. Ils furent surpris de l’ambiance qui y reignait, chaude, agréable, une ambiance de fête et de relâchement. Joe observait Betty, au milieu de la piste. Il n’avait pas remarqué le type en costard blanc et chapeau de Ranger qui venait d’entrer et qui observait la salle, planté devant la porte d’entrée. 

 

En entrant dans ce pub, Betty fut immédiatement happée par la chaleur du lieu. Elle laissa Joe aller vers le bar et se dirigea vers les danseurs. Le masse vibrante l’absorba instantanément. En quelques secondes son corps et son âme s’intégra au groupe de danseurs et de musiciens. Les corps trempés s’exhibaient, se portaient les uns les autres. Parfois chacun extériorisait ses démons par quelques mouvements excentriques, possédés, parfois l’amas des corps louvoyait, comme un seul danseur.  

 

Snakeheart se dirigea lentement vers le bar. Il sentait déjà sa chemise coller à son dos, mais il ne pouvait pas retirer sa veste, ni son chapeau. Il voulait garder les mains libres. Il s’installa au bar, à deux mètres de Joe. Personne entre eux.  Il commanda une pression. Il vit que Joe lui jeta un regard en coin. 

 

Joe n’avait d’yeux que pour Betty. Il la regardait danser. Elle était belle, en transe, vivante, offrant son corps aux frottements des autres corps et se laissait parfois enlacer par des bras et des mains inconnues. Il n’y avait pas de jalousie ou de mauvaise intension, la danse n’était qu’une prière. Joe était même excité de voir Betty capable de tant de sensualité, non réfrénée, captive du moment présent. 

 

Betty se laissait emporter par le rythme de la musique et par la chaleur de la foule. Elle laissa son corps ondoyer au milieu des autres corps, elle sentait sa chaleur et son abandon se mélanger au groupe. Elle gardait cependant un lien, fin et fort avec Joe accoudé au bar qui ne la quittait pas des yeux. Elle lui jetait régulièrement un regard complice et flamboyant.  

 

Joe et Snakeheart se fixaient maintenant les yeux dans les yeux. Ils n’avaient pas eu besoin de se parler mais s’était reconnus. Autour d’ eux le silence se fit, exclus de la prière et de l’amour. Snakeheart observait sa cible et essayait de deviner la réaction qu’il allait devoir anticiper. Joe sentit son sang se glacer, la musique s’effacer. Les deux hommes s’observaient, sans ciller, sans un mot parlé mais le message était passé.  

 

Joe préféra ne prendre aucune initiative et ignora le gars au costume blanc et au chapeau de Ranger. Il connaissait la réputation de Snakeheart et savait que les heures à venir allaient être décisives. Pour ce soir, il choisit la vie et l’amour plutôt que le combat et reporta son attention sur Betty et sur le moment présent, laissant à Snakeheart l’initiative de l’action. Il retourna à la communion. 

 

Snakeheart vit Joe lâcher son regard et sentit le lien se refaire entre Joe, Betty, le lieu et l’instant. Snakeheart décida de ne rien faire ce soir. Il finit sa bière et quitta les lieux. 

 

Personne ne le remarqua, pas même Snakeheart, mais dans un coin sombre de la salle, un homme noir, jeune, avec un costume rayé et passé d’âge, un chapeau en velours, observait la scène. Un mégot rougeoyant aux lèvres cachait un sourire malicieux.

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