L'enterrement

Par Sylvain
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à jeter un coup d'œil à la carte:
https://sites.google.com/view/eryon/accueil

Dans l’esprit des gens, un enterrement est toujours accompagné d’un temps maussade, pluvieux si possible, en adéquation avec l’humeur générale. Celui-ci ne dérogeait pas à la règle : brouillard compact, déluge battant et bourrasques sauvages, il reflétait parfaitement l’atmosphère pesante qui régnait ce matin-là dans le sanctuaire du Patriarche. Comme l’avait prédit Akaran, le peuple se fichait pas mal des obsèques du jeune Andrev, et les bancs étaient tristes comme un bonnet de nuit.  Seules les familles nobles avaient effectué le déplacement, et pas particulièrement par amour pour l’aîné Justé. Certaines y voyaient l’occasion de se rapprocher de Sergue pour d’inavouables raisons, d’autres pour tirer profit de la situation, où encore simplement par curiosité malsaine. En sa qualité de monarque, Déleber se tenait au premier rang, non loin de la famille Justé. Sergue ne lui adressa pas un mot ni un regard, et s’assit, le dos droit et le visage fermé. Il portait une simple chemise de lin écru malgré la froideur matinale, et une barbe naissante soulignait ses traits émaciés. A ses côtés, Mary avait opté pour une longue robe noire, les épaules recouvertes par un épais châle mauve. Leurs rejetons s’étaient installés derrière eux et balayaient l’assistance des yeux avec insistance. Déleber frissonna. Il n’avait jamais apprécié ces gamins qui lui évoquaient davantage des bêtes sauvages en cages que des humains. Akaran effectua une entrée fort remarquée. Personne n’ignorait les tensions entre les deux hommes, et chacun suivit son déplacement avec intérêt. Le vautour parcourut l’allée avec son air méprisant coutumier, puis s’arrêta devant Sergue. Les deux se regardèrent en chien de faïence. Emri… non, pas aujourd’hui, l’implora Déleber du regard.

— Sergue, commença-t-il avec suffisance. Je te présente mes condoléances pour la disparition tragique de ton aîné. Puisses le Patriarche l’accueillir à ses côtés comme il se doit.

Justé écarquilla les yeux d’étonnement, sa mâchoire se crispa et son visage vira rubicond. Serrant les poings, il ouvrit la bouche, mais Mary lui posa une main sur le bras. Celui-ci croisa le regard de sa femme qui lui adressa un bref signe de tête : pas maintenant Sergue, pas le jour de l’enterrement de ton fils. Finalement, il grogna un abrupt petit remerciement et détourna le regard. Déleber respira. Foutu Akaran, il ne savait jamais quand se mettre à l’écart et la fermer. Il regarda par-dessus son épaule. Son fils était installé un peu plus loin, toujours aussi élégant, Corelle agrippée à son bras comme il était de coutume à présent. Sa femme et sa fille se tenaient à leurs côtés. Nemyssïa… Son cœur se serra en contemplant la magnifique femme qu’était devenue sa petite princesse. Il la trouvait triste et distante ces derniers jours ; elle, toujours si courtisée et insouciante, s’était isolée ces derniers temps, éconduisant chacun des jouvenceaux qui l’approchait. Il faudrait qu’il discute avec elle, il s’inquiétait. Sûre que la mort prématurée d’Andrev et le départ de sa sœur avait  dû l’affecter, mais malgré tout, son instinct de père lui indiquait que quelque chose d’autre n’allait pas.

Lorsque l’intégralité de la noblesse eut enfin trouvé place, de jeunes moines tirèrent les lourdes portes du sanctuaire, puis quatre autres acheminèrent un cercueil en chêne satiné jusqu’au chœur. Des poignées en bronze, un emblème représentant un flambeau, ainsi qu’une large plaque commémorative ; la famille Justé avait les moyens d’offrir une sépulture décente à leur fils. Mary avait souhaité que le couvercle soit scellé le jour de l’inhumation, mais Déleber avait insisté pour que la mise en bière se fasse à huis clos. Les négociations s’étaient avérées difficiles, et le monarque avait eu gain de cause lorsqu’il avait avancé qu’au bout de douze jours, Andrev ne ressemblerait plus à ce qu’il avait pu être. Personne ne voulait garder comme dernière image du jeune homme celle d’un visage bouffi et gazeux à l’odeur rance. Ce chafouin d’Emri n’avait pu s’empêcher  de proposer une conservation par reliquaire, rapport aux soi-disant exceptionnels faits d’armes du garçon, ce qui avait immanquablement provoqué une nouvelle altercation avec Mary.

L’archiprêtre émergea d’une absidiole, et s’avança solennellement vers le tombeau. Il avait troqué son aube blanche et sa dalmatique violette contre le costume liturgique rouge officiel de ce type de cérémonie. Le visage impassible et la démarche assurée, l’ecclésiastique était rompu à l’exercice, et se complaisait davantage dans la détresse et le malheur des gens que dans leur joie.  Un jeune prêtre efflanqué lui collait aux basques, les cheveux en bataille, ternissant quelque peu la prééminence du premier religieux d’Elhyst. Il toisa l’assemblée quelques instants d’un regard inflexible, réaffirmant sa suprématie auprès de ses ouailles. Puis il entama l’oraison funèbre d’une voix puissante.

— La disparition d’un proche est toujours, bien évidemment, source d’immense tristesse pour famille et proches. Un moment de recueillement, de partage, et pourtant de terrible solitude. Chacun y trouve un sens propre, et vit son deuil à sa façon. Si, pour le commun des mortels, la mort reste le plus grand des mystères, obscur et terrifiant, elle doit pourtant être perçue en tant que commencement. Les Amants nous enseignent que notre vie n’est qu’un bref passage sur terre. Et qu’il nous prépare à un au-delà empli de plénitude et de béatitude. Lorsque Jaénir et Eljane perdirent leur enfant, il ne fallut pas moins de douze jours pour confirmer le dernier soupir du fruit de leur amour. Douze crépuscules afin d’être en paix. Andrev Justé, ton supplice touche aujourd’hui à sa fin, et il est maintenant temps pour toi…

Le laïus spirituel d’Ulfan emporta le monarque comme un nuage brumeux, où les mots ricochaient dans sa caboche sans trouver sens.  Déleber n’était plus roi. Juste ce gamin terrifié par un père intransigeant. Un mioche dépassé par ce qu’on attendait de lui, écrasé par des obligations politiques, d’alliance et de mariage… Mais un gosse amoureux, prêt à pécher pour celle qu’il aimait. Déterminé à affronter les foudres paternelles, à s’engager dans un combat fratricide, pour gagner l’amour de sa promise. Ça avait été presque trop facile… Son frère avait abandonné, lui avait laissé celle qui lui était destinée sans se battre. Délaissant le cercle familial, il s’était enrôlé dans la flotte Affanite et avait disparu pendant des années. Ce qu’il avait vécu pendant cette période ? Nul ne le savait, mais il était finalement revenu. Les liens du sang…

— …une fois n’est pas coutume, mais dans sa profonde bienveillance, l’église a décidé d’accéder à la requête de Dame Justé et d’autoriser le Mirifique… voyons voir… Anthurium à immortaliser la mémoire d’Andrev. Place donc à présent à la poésie !

Sa profonde cupidité oui, songea Déleber, revenant subitement aux temps présents. Combien Sergue a-t-il dû aligner pour faire basculer la bienveillance de l’église en faveur des lubies de sa femme ?

*

Nemyssïa avait écouté l’homélie d’une oreille plus que distraite. Elle pourtant si pieuse et si impliquée dans la vie de la paroisse, n’avait pu fixer son attention sur les paroles de l’archiprêtre. Son esprit vagabondait bien malgré elle vers des lieux plus sombres et malfamés, et particulièrement cette place où elle avait rencontré ce mal élevé, grossier, insupportable et attachant jeune homme. Sa mère lui serra affectueusement la main. Malgré l’altération de sa raison, la Reine Doline développait une acuité peu commune. Une sensibilité à fleur de peau lui permettait de déceler instinctivement la moindre émotion chez sa fille. Mais n’était-ce pas là finalement la prépotence naturelle de chaque mère ?

Pourtant, l’arrivée d’un énergumène masqué et affublé d’une houppelande aux  couleurs criardes l’interpella. Effectuant des mouvements saccadés et décousus, le drille chantonnait d’une voix aiguë, accompagné par une musique des plus stridentes. Il enchaina avec une danse burlesque, ponctuée de gargouillades boiteuses, de cabrioles branlantes et de pirouettes chancelantes, exécutant parfois des ronds de jambes de guingois, avant de se retrouver inlassablement le nez au sol. Puis, après toute une série de loufoqueries, il laissa tomber sa tenue, laissant apparaître un caftan dans des tons moins vifs, mais tout aussi chaleureux. La musique s’adoucit également, montant légèrement dans les graves en suivant le timbre de l’artiste. Les gestes devinrent plus cohérent, plus assurés. Un homme dans la force de l’âge ! comprit subitement Nemyssïa. Après les balbutiements d’un nouveau-né, c’est maintenant un homme plein d’assurance ! Cette danse raconte l’évolution d’une vie. La danse étrange continua un certain temps encore. Les mouvements s’affirmèrent, plus fluides et davantage maitrisés. Le baladin réalisa quelques arabesques gracieuses, se récupérant en grand écart, avant de reprendre sur une flopée d’entrechats. Finalement, comme la princesse s’y attendait, il révéla encore une fois une nouvelle tenue, mais bien sombre cette fois-ci. Sa démarche se fit hésitante, sa voix devint rauque, toujours au diapason avec la musique qui l’accompagnait. Apparut alors un couple de jeunes gens déguisés. Le premier portait une veste bleue aux détails dorés, un masque orné d’une feuille de chêne à la main. Le bas était singulièrement différent dans la mesure où seul un lange épais masquait sa virilité, débouchant sur deux jambes imberbes. Nemyssïa osa un regard discret vers son frère afin de voir s’il soutenait la comparaison. Etait-il seulement au courant de ce sobriquet de bébé-Roi qui le caractérisait dans les cercles de l’aristocratie Elhystienne ? Ethyer haussa un sourcil perplexe, mais ne sembla pas prendre ombrage de l’affront. La femme, elle, était affublée de nombreuses pustules rougeoyantes. Le visage flanqué de fausses oreilles démesurées, on lui avait rempli la bouche de longues dents tortueuses. Se reconnaissant, Corelle ne put réprimer un petit cri indigné. Emri devint blême de colère, tandis que Mary affichait un sourire satisfait. Elle n’était bien évidemment pas pour rien dans la caricature grotesque de la fille du vautour. Emergea alors un troisième larron, à la démarche audacieuse. Roulant des épaules, le comédien se permit un sourire charmeur vers l’assemblée en se plaçant entre ses deux comparses. Puis, de manière exagérée, il porta doucement une coupe à la bouche. A peine en eut-il ingurgité le contenu qu’il s’écroula au sol en mimant une lente agonie, tandis qu’Anthurium se dévoilait cette fois entièrement en arrachant ses vêtements. Son corps était squelettique, peinturluré d’un blanc livide. Seul un discret cache-sexe altérait une nudité noueuse. Le masque tomba, et une tête chenue apparut. Des bandes de cire collées à la commissure des lèvres lui tiraient les chairs vers le haut et vers le bas, faisant ressortir ses gencives et ses dents en un rictus sinistre. Le même procédé avait été utilisé aux extrémités des sourcils et sous les yeux. Par une technique inexplicable, le mirifique avait réussi à masquer ses pupilles, et son regard était vide, laiteux, et terrifiant. Il sonda l’assemblée, et Nemyssïa sursauta lorsqu’il la confronta à son faciès dérangeant. Le visage d’un mort en voie de décomposition. Des cris angoissés s’échappèrent de l’assistance et une vieille noble tourna de l’œil. La musique se stoppa brutalement, et l’Abyssal disparut en gémissant, entrainant dans son sillage ses acolytes. Nemyssïa regarda autour d’elle afin d’observer les réactions. Agrippé des deux mains à l’autel, Ulfan  avait perdu de sa superbe. A présent pétrifié, il affichait une profonde consternation et un regard médusé. Légèrement en retrait, le jeune prêtre quant à lui contenait difficilement une hilarité naissante. Nemyssïa se demanda comment les Justé avaient perçu cette fantasmagorie. Les jumeaux avaient conservé leur expression bovine, visiblement peu ébranlés par la caricature de leur frère défunt. Sergue était immobile, ahuri et bouche béante. Mary par contre semblait ravie. Elle avait souhaité que les funérailles de son fils marquent les esprits, et c’était à ne pas s’y tromper une opération pleinement réussie.

 

L’étape suivante des obsèques s’annonçait nettement plus fastidieuse que le spectacle inédit auquel ils venaient d’assister. Il était maintenant temps d’accomplir la longue procession mortuaire, afin que la dépouille d’Andrev rejoigne le caveau familial de la demeure Justé. A peine mirent-ils le pied dehors qu’une violente rafale de vent les accueillit, secondée de trombes d’eau diluviennes. En quelques instants, Nemyssïa se retrouva trempée comme une soupe. Elle ajusta son châle sur ses épaules, geste bien futile, et s’engagea, la tête rentrée dans les épaules, dans le déchainement tempétueux des éléments.  A chaque pas, ses bottines s’enfonçaient dans une bouillasse épaisse et en quelques secondes, ses orteils furent gelés comme des cretons. Le calvaire devait bien durer une heure pour atteindre la résidence des Justé, et au bout de dix minutes seulement, Nemyssïa se demanda si elle n’aurait pas mieux fait de rester au chaud au palais, au coin d’une flambée revigorante. Alors qu’ils abordaient un passage escarpé, les yeux à demi-fermés à cause du grain, elle loupa un pas et trébucha en avant. Elle ne dût son salut qu’à la prompte intervention d’un paroissien.

— Hé là ma Princesse ! Etes-vous si impatiente que vous vous jetiez en avant de la sorte ?

Reprenant pied, Nemyssïa s’orienta vers son sauveur moqueur, partagée entre des sentiments de reconnaissance et d’agacement. Un jeune homme au regard pétillant et malicieux lui souriait. Elle reconnut le prêtre du sanctuaire.

— Merci mon père, sans vous, j’aurais probablement fait une mauvaise chute.

— De rien mon enfant, s’esclaffa-t-il. Mais je vous en prie, appelez-moi Yolas.

— Eljane non ! L’étiquette…

— … n’engage que ceux qui y accordent de l’importance, renchérit le religieux. Je vous en prie, faites-moi plaisir, après tout, ne vous ais-je point sauver d’une terrible humiliation ?

— Comme vous le souhaitez mon pè…, je veux dire… Yolas.

— C’est nettement mieux, en contrepartie, je vous appellerai Nemyssïa, tout simplement.

La princesse releva un sourcil perplexe. Quel curieux personnage !

— Et donc… entama-t-elle. Je ne vous avais encore jamais vu au sanctuaire, êtes-vous notre nouveau prêcheur ?

— Grands dieux non ! Je ne suis que l’humble disciple sous la férule impitoyable de l’archiprêtre. J’arrive tout fraîchement de la cité sainte et n’ai pour l’instant que peu de repères.

— Sa Sainteté Ulfan  est un homme pondéré et juste, plein de sagesse. Je suis persuadée que suivre son enseignement doit être une expérience des plus enrichissantes.

L’ecclésiastique la considéra un moment, une lueur indéchiffrable dans la pupille.

— Quoi ? demanda-t-elle, un peu mal à l’aise.

— Vous devez vraiment être une personne bienveillante princesse, vous semblez porter sur la vie un regard optimiste, c’est chose rare de nos jours.

Pas en ce moment pourtant, pensa-t-elle en se remémorant ses dernières péripéties.

— Et vous… Yolas, vous êtes un prêtre bien étrange.

Le garçon éclata de rire.

— Qui ne le serait pas pour enfiler la soutane et épouser une vie de contrainte et de dévotion ?

La présence de l’ecclésiastique avait l’avantage de rendre la marche plus supportable, et le toit d’une haute maison à colombages, cernée d’un mur d’enceinte émergea bientôt au bout de l’allée.

— La maison de la famille Justé, énonça-t-elle, je n’y avais jamais mis les pieds.

Yolas hocha la tête pensivement.

— Cette Mary semble être une personnalité haute en couleur, pourvue d’un tempérament fougueux.

— Elle a la dent dure… c’est une femme énergique.

— Et vous-même Nemyssïa ? J’ai longuement entendu parler de votre sœur et de vous. Il paraît que vous êtes aussi douce et complaisante que votre benjamine est volatile et impétueuse. Vous manque-t-elle ?

La jeune fille réfléchit un instant avant d’acquiescer.

— Nous n’avons jamais été très proches, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, oui, elle me manque, d’une certaine manière. Vous parliez d’excentricité, quel dommage que vous ne l’ayez pas rencontré ! Vous auriez été servi.

— Tant que ça ?

La jeune femme écarta délicatement une mèche de cheveux dégoulinante de ses yeux.

— Elle n’a jamais fait cas de sa position sociale, et de ce que cela implique. Elle préfère musarder et rêvasser dans son jardin, à s’occuper de ses plantes.

— Elle doit malgré tout être exceptionnelle non ? Pour être désignée par la prêtresse j’entends.

Nemyssïa lâcha un petit rire.

— Exceptionnelle ? Je ne pense pas non, la seule chose dont elle ne se soit jamais vantée est que ses cheveux raccourcissaient tout seul, au grand dam de notre dame de compagnie. Avez-vous déjà entendu pareille niaiserie ?

Le jeune prêtre marqua un temps d’arrêt.

— Raccourcir dites-vous ?

— C’est cela, elle était persuadée que chaque heure passée au milieu de son éden vert, comme elle aimait à le nommer, la privait de quelques pouces de chevelure.

— Et cet… éden ? Est-il particulier ? demanda subitement le religieux.

— A part cette capacité à proliférer de manière exaspérante quand le reste de la végétation peine à bourgeonner, ce n’est qu’une banale jardinière… quelque chose ne va pas ?

Yolas s’était immobilisé et une expression interdite habitait maintenant son visage. Il s’efforça de sourire.

— Non… Tout va pour le mieux, mais je crains de devoir vous abandonner et de ne pouvoir assister à la suite des funérailles. Je vais à présent prendre congé de votre délicieuse compagnie Nemyssïa.

— Maintenant ? s’étonna la princesse déroutée, alors que nous arrivons enfin ?

L’ecclésiastique lui lança un clin d’œil canaille qui la fit s’empourprer.

— Les voies du seigneur sont impénétrables ma princesse.

La jeune femme regarda la silhouette filiforme du prêtre s’éloigner d’un pas pressant et se faire engloutir par le brouillard épais. Quelle mouche l’avait donc piqué ?

 

Le domaine familial des Justé ne ressemblait en rien à ce que s’était imaginée Nemyssïa. Un tas de tuiles brisées trainaient au pied de la bâtisse, reliquat d’un hiver vigoureux, et une ouverture béante transperçait le toit, véritable invitation au déluge qui s’engouffrait dans la demeure à profusion. Une multitude de carreaux brisés que personne n’avait daigné remplacer bardaient des murs vétustes et envahis de lichen. Quelques domestiques erraient devant l’entrée, sans vraiment donner l’impression de savoir ce qu’ils devaient faire, faisant davantage penser à une bande de zombies qu’à des valets. La jeune femme en resta bouche bée de surprise et de consternation. Etait-ce vraiment là le fief de Mary Justé, toujours si apprêtée et si sûre d’elle ? C’était difficile à croire. Derrière l’habitation délabrée, un portillon tordu par le poids des années donnait sur un jardin tout aussi délaissé et dégradé. Le chariot mortuaire avait creusé de profondes ornières dans un sol détrempé, et Nemyssïa tenta vainement de préserver un semblant de dignité tout en levant outrageusement les pans de sa robe du bout des doigts. En fond  de propriété, toute une série de tombes à la pierre grisâtre montaient la garde en rang d’oignons. Elle frissonna en imaginant la ribambelle de macchabées enterrés sous les fenêtres de l’habitation. Quelle idée saugrenue que de vouloir conserver ses défunts  si proche de soi. Elle ne put s’empêcher de lire les inscriptions gravées sur les stèles. Un nom qui n’évoquait rien pour elle y était pourtant récurrent : Gran-Cervetez. Ce qui l’interpella le plus fût qu’une demi-douzaine des dates de décès était identiques, même si les naissances oscillaient sur plusieurs décennies. Quel était ce nom obscur pour elle, qui éveillait malgré tout quelques remous dans son esprit ? Et cette date de mort, en 546 après Jyleter, qui lui était vaguement familière, signait-elle vraiment la disparition simultanée de toutes ces personnes? Pourquoi le nom des Justé n’apparaissait-il nulle part ?  Elle s’arrêta brusquement. Cette date… par les amants… bien sûr… il ne s’agissait ni plus ni moins que de l’année où son grand-père, le Roi Kelfyer, avait été assassiné. Fallait-il y voir là  une simple coïncidence, ou ces évènements avaient-ils un rapport entre eux ? Nemyssïa fronça les sourcils et secoua la tête. La paranoïa la guettait depuis son excursion au Cloaque, et elle s’imaginait des conspirations dantesques à chaque coin de rue, à l’image d’Emri Akaran qu’elle avait promptement diabolisé. 

— Sainte Matriarche ! Ma fille, mais dans quel état est votre belle robe !

Sans que Nemyssïa n’ait eu le temps de réagir, Dame Eline avait entreprit de frotter énergiquement les taches de boue auréolant  le bas de sa tenue. Elle se dégagea délicatement.

— Ce n’est rien, laissez donc Eline, ce ne sont que là quelques souillures insignifiantes.

— Insignifiantes ? répéta la dame de compagnie en se redressant et en posant les poings sur les hanches. Certainement pas, si je laisse ces salissures sécher, soyez assurée que demain…

— Je vous en prie… laissez, insista gentiment Nemyssïa en lui prenant la main.

L’expression de Dame Eline se radoucit sensiblement lorsqu’elle constata la mine déconfite de sa protégée.

— Mon petit… quelque chose vous chagrine ? Y aurait-il de l’orage dans l’air ?

Décontenancée, la jeune femme bégaya :

— Pardon ?

— Avec votre mystérieux soupirant ? Dont vous taisez farouchement le nom ? Le torchon ne brûle pas entre vous au moins j’espère ? Non pas que je cherche à m’immiscer dans votre intimité, mais je n’aimerais pas découvrir qu’un vil malandrin n’ai fait souffrir mon petit trésor !

Se remémorant son histoire inventée au sujet de son escapade dans le Cloaque, elle la rassura :

— Non, ne vous inquiétez pas, il n’est nullement question de cela. C’est plutôt toute cette… situation qui me mine, c’est tellement déprimant. Cet enterrement, cette… bicoque.

Dame Eline se tapa le front du plat de la main.

— Suis-je bête ! Il est bien normal que vous soyez toute retournée, où avais-je la tête ? Ce pauvre garçon, si jeune, si poli… je peux bien vous le dire à présent, vous auriez formé un bien beau couple ! Quel gâchis…

— Dites-moi Dame Eline, demanda Nemyssïa, soucieuse de changer de sujet. Ces tombes, ce nom, où sommes-nous exactement ? N’est-ce point là la demeure de la famille Justé ?

La dame de compagnie prit un air grave et secoua lentement la tête.

— Non ma fille, c’est  le fief des Gran-Cervetez, une famille noble du temps de votre grand-père.

— Gran-Cervetez, répéta songeusement Nemyssïa. Ca ne me dit rien…

— C’est normal, la quasi-totalité de leur lignée a été exécutée sur la place publique avant votre naissance. Une journée atroce, qui a profondément marqué les esprits de l’époque.

Nemyssïa frissonna.

— Et nous serions ici sur leurs terres… pourquoi ? Quel rapport avec Andrev ?

— Seules trois personnes furent épargnées ce jour-là : La vieille douairière Gran-Cervetez, atteinte de démence, ainsi que ses deux petites-filles. Lona, la plus jeune, qui fût par la suite élevée à Abysse par le frère de sa mère, son oncle maternel en d’autres termes, et…

—  …Mary…, réalisa la princesse dans un souffle. C’est bien elle n’est-ce-pas ? La deuxième petite fille ?

— C’est cela, acquiesça Dame Eline. Plus âgée que sa cousine, et surtout sans famille maternelle, elle est restée vivre avec sa grand-mère. Sans le sous. Mais avec un titre. La seule chose qu’il manquait à Sergue Justé pour accéder à la noblesse.

— Je comprends mieux pourquoi il n’y a aucune stèle au nom des Justé. Nous ne sommes pas chez eux, mais chez Mary.

— C’est cela, en se mariant à l’une des rescapées du massacre de l’Automne 546, Sergue Justé s’est acheté un titre. Si vous voulez mon avis, il a sournoisement abusé de la détresse de cette pauvre fille. Mais il ne s’attendait certainement pas à ce qu’elle devienne la femme forte et maligne qu’elle est aujourd’hui.

— 546… répéta Nemyssïa, n’est-ce pas cette même année que mon grand-père périt ?

Dame Eline se signa et confirma :

— Si… une année terrible. D’abord le décès brutal du roi, puis la prise de pouvoir de l’archiprêtre de l’époque, et enfin l’exécution des Gran-Cervetez. Cette période reste l’une des plus sanglantes dans l’histoire d’Elhyst depuis l’avènement de Jyléter, deux années passées dans le trouble et la souffrance. Fort heureusement, votre père a repris les choses en main quand il l’a pu, et a extrait Elhyst de sa gangue de terreur. Oh ! Ca y est, ils vont déposer ce pauvre Andrev.

Le couvercle d’une tombe venait d’être ôté, et quatre gaillards faisaient descendre lentement le cercueil au fond du trou, sous l’attention stoïque des aristocrates présents. Ses parents se tenaient au côté de Sergue et de ses fils, le visage fermé. Akaran suivait la scène d’un peu plus loin, et pour une fois, la crapule se taisait. Son frère était proche de lui, –ce qui irritait profondément Nemyssïa– recouvrant de son bras les épaules de cette gourde de Corelle. Au second plan, on retrouvait toute la noblesse de rang inférieur. Des marquis, des comtes, et même quelques barons avaient bravé le déchaînement des cieux afin d’afficher leur soutien à la famille Justé. Mary s’avança vers la princesse et se campa à côté d’elle, sans détacher son regard de la masse aristocrate.

— Des parasites, commenta-t-elle avec froideur, des rapaces, des avale-tout-cru juste présents pour goupiner à la desserte. Qu’est ce qu’ils croient tous ? Que mon mari est stupide au point de prendre leur avidité pour de la compassion ? Quelle bande de faquins… tu dois me trouver bien cruelle et méprisable pour avoir permis un tel spectacle le jour de l’enterrement de mon fils ?

Embarrassée et prise de court, Nemyssïa bredouilla :

—Non… bien sûr que non, j’imagine que vous avez fait ce que vous estimiez le plus… adéquat à la situation.

Mary émit un petit rire acide.

— Tu penses t’en tirer par une pirouette si pathétique ? Nemyssïa… Je préfère de loin cette jeune femme franche et directe qui m’a tenue tête il y a deux jours à cette bécasse soumise et insipide qui me fait face actuellement. Ce que j’ai imposé aujourd’hui pour les funérailles de mon fils était abject, j’ai transformé ce moment solennel en mascarade grotesque. Les gens ont dû penser que j’étais une femme ignoble.

— Pourquoi alors ? demanda la princesse d’une voix enhardie. Pourquoi tout ceci ?

— Parce qu’il ne faut jamais laisser transparaître tes émotions en publique. C’est un conseil que je te donne de femme à femme : ne laisse jamais libre cours à ta souffrance devant des hommes. Aime-les et ils te mépriseront. Castre-les et ils te respecteront. Ils peuvent bien penser ce qu’ils veulent, une femme capable de tourner en dérision l’enterrement de son propre fils les effrayera au plus haut point. De quoi sera-elle capable envers nous si elle traite sa propre engeance de la sorte ? penseront-ils. Qu’ils me craignent… surtout ce minable d’Akaran. Je n’ai pas besoin de cérémonie pompeuse, ni de discours grandiloquent pour exprimer mon amour à mon fils. J’ai déjà fait cela dans l’intimité. Mon cœur saigne, mon âme hurle, mais mon corps… lui ne doit rien laisser transparaître si ce n’est une dureté implacable.

— Pourquoi me dire tout ceci ?

— Parce que toi et moi nous ressemblons bien plus que ce que tu peux l’imaginer.

Nemyssïa prit le temps de digérer l’information, puis demanda :

— En quoi ?

— Ton aversion pour le vautour pour commencer, je vois bien à ta façon de le regarder que tu le hais tout autant que moi. C’est déjà un sacré point en commun ne penses-tu pas ?

— Et lui, pourquoi vous déteste-t-il autant ? Qu’y a-t-il entre vous ?

— La curiosité prend le pas sur la bienséance dirait-on ?

Nemyssïa rougit et bégaya :

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas…

— Non ! La tança Mary. Pas d’excuses creuses, assume-toi en tant que princesse et fille de roi, où tu seras dévorée par la convoitise d’une aristocratie vénale. Je vais te répondre. Sergue et Emri sont en concurrence depuis bien longtemps. Au début, mon mari n’était qu’une peccadille pour Akaran, un détail insignifiant, une mauvaise herbe, de par son jeune âge d’abord, mais surtout de par sa basse extraction. Le roturier s’est élevé, doucement, mais sûrement, et je lui ai apporté ce qu’il ne pouvait obtenir à la sueur de son front : Un titre, un accès direct à la cour des grands. Alors le vautour a commencé à entrevoir un concurrent sérieux en affaires. Et une guerre impitoyable a débuté entre eux. La femme d’Emri était encore en vie à cette époque. Une personne plutôt introvertie et discrète, sans une once de méchanceté. Herboriste de son état, elle était talentueuse, et excellait dans son domaine. A tel point que l’archiprêtre Guernicel –le prédécesseur d’Ulfan– l’avait engagée pour son service personnel. Le religieux s’était fait tellement d’ennemis au fil des années qu’il en avait développé une paranoïa dévorante. Il pressait sans cesse Erine Akaran de lui concocter des philtres, des onguents ou des antidotes pour être paré à l’imparable. Il lui en réclamait toujours plus. L’herboriste enchaînait les mélanges et les expériences pour assouvir une demande  toujours plus pressante. Si Emri avait été moins obnubilé par sa course au pouvoir, il aurait probablement constaté l’état de santé déclinant de sa femme. Mais son ambition le consumait, et alors que la jeune Corelle n’avait que huit ans, elle perdit sa mère, suite à un mauvais dosage.

— Vous voulez dire que son décès est dû à une erreur de mélange ? Un accident ?

Mary houspilla les fossoyeurs qui, selon elle, descendaient le corps d’Andrev de travers, avant de déclarer :

— Ils travaillent comme des sabots ceux-là ! Puis, se concentrant de nouveau sur sa conversation avec la princesse, elle reprit : Effectivement. Victime de la pression, de la fatigue et de la maternité, Erine a finit par commettre une étourderie mortelle. Elle s’est effondrée sous les yeux horrifiés de sa gamine.

Nemyssïa ignorait tout cela. La pauvre Corelle avait dû en baver.

— C’est terrible, une tragédie, mais pourquoi cette haine envers vous ?

— Incapable de reconnaître sa responsabilité dans la disparition de sa femme, Akaran a immédiatement reporté sa culpabilité sur Sergue, allant même jusqu’à l’accuser d’assassinat. Il criait à qui voulait bien l’entendre que jamais son épouse n’aurait pu  se tromper dans une préparation. Sergue est passé proche de la décapitation, Akaran avait l’oreille de l’archiprêtre Guernicel, et celui-ci s’est empressé de le condamner. Je l’ai soutenu, d’autant plus que j’avais de bonnes raisons de nourrir quelques griefs contre le religieux. Mais c’est ton père qui a fait pencher la balance en notre faveur. Probablement soucieux de redresser un royaume épuisé et au bord de l’effondrement, il a intercédé en la faveur de Sergue, et plus globalement, a mis fin à des exécutions publiques arbitraires et injustes.

Cette histoire n’avait aucun sens. Si effectivement son père avait pris le parti de Sergue, lui évitant par là même l’échafaud, pourquoi Mary semblait lui en vouloir ? Elle aurait plutôt dû lui être reconnaissante non ? De plus, cela rendait encore plus bancal son soudain rapprochement avec Akaran. Il y avait bien sûr des intérêts d’ordre général, et Ethyer y était pour quelque chose, mais cela n’expliquait pas tout. Mary ne lui avait pas tout dit. Elle cachait quelque chose. Un trait de lucidité lui traversa soudain l’esprit.

— Mais alors ! Cela fait d’Emri un suspect idéal dans le meurtre d’Andrev ! Cela veut dire que… mon père n’était peut-être pas la cible en fin de compte.

Mary observa la princesse avec gravité.

— Tu es une fille intelligente Nemyssïa, et je réitère mon invitation, passe donc me voir un de ces jours, si cette… demeure ne t’effraie pas trop. Je vais à présent m’occuper de l’ensevelissement avant que ces sottards ne détruisent le tombeau de mon fils.

Oui… Je passerai Mary, je découvrirai ce que vous ne dites pas et j’aurai le fin mot de cette histoire, se promit Nemyssïa en se pinçant les lèvres.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Edouard PArle
Posté le 01/04/2022
Coucou !
Comme Sebours, j'ai été un peu gêné par les gros paragraphes, surtout en début de chapitre. La deuxième partie était bien plus facile à suivre à mon sens. Par contre la longueur ne m'a pas trop gêné vu que le chapitre était assez riche.
Les explications sur l'année sombre qui vit le massacre d'une famille entière et la mort du grand-père de Neïmessa étaient passionnantes ! Ca permet de mieux comprendre les rapports de force actuels dans le royaume.
Le passage avec le jeune prêtre était sympa et, j'imagine, pas innocent. Il va forcément réapparaître à un moment ou à un autre.
La conversation avec Mary est cependant le passage que j'ai préféré ce personnage est intéressant et cache quelques mystères. Apprendre qu'elle était la dernière survivante de sa famille et quelques éléments sur son passé n'ont fait que renforcer mon intérêt vis-à-vis de ce personnage.
Mes remarques :
"de jeunes moines tirèrent les lourdes portes du sanctuaire," -> deux ?
"la famille Justé avait les moyens d’offrir une sépulture décente à leur fils." -> à son enfant ?
"ne vous ais-je point sauver" -> ai-je point sauvée
"était identiques," -> étaient
"qu’un vil malandrin n’ai fait souffrir" -> ait fait souffrir ?
"tes émotions en publique." -> en public
"De quoi sera-elle" -> sera-t-elle
Un plaisir,
A très vite !
Sylvain
Posté le 01/04/2022
Hello!
C'est vrai que l'enterrement est un peu lourd, il faudra que je l'allège.
Le jeune prêtre Yolas aura effectivement un rôle à jouer, je l'introduit assez tôt dans mon histoire même si il ne prendra de l'importance que bien plus tard.
Je suis content que tu aimes le personnage de Mary. C'est un personnage qui a presque vu le jour accidentellement à la base, mais qui a pris une place importante dans mon histoire et pour laquelle je réserve certaines choses que j'espère croustillantes^^
A bientôt!
Edouard PArle
Posté le 01/04/2022
Ah oui ? J'aurais pensé qu'il était un des piliers centraux de ton intrigue, comme quoi ^^
Sebours
Posté le 25/03/2022
Voici deux chapitres de suite très massifs. Pour être honnête, je n'ai pas pu les lire d'une traite comme d'habitude. (Je lis pendant ma pause déjeuner.) Ici, j'aurai peut-être fait deux chapitre, le premier avec le point de vue du roi, le second avec celui de la princesse.
Tu as toujours tes paragraphes massifs qui demanderaient à être aérés avec quelques retours à la ligne, je trouve.
En tout cas, les mystères autour de Yolas et de Mary sont bien amenés. On veut en savoir plus et on dresse déjà des hypothèses.
Sylvain
Posté le 27/03/2022
C'est vrai que les derniers chapitres sont longs. Je pense que ce n'est pas forcément un problème en format papier, mais c'est effectivement un format qui colle mal à PA.
En ce qui concerne les paragraphes massifs, tu as raison. C'est quelque chose que j'effectuerai à la relecture.
Sebours
Posté le 27/03/2022
Pour les paragraphes, je le répète régulièrement juste pour que tu n'oublies pas! ;)
Vous lisez