LES BOÉTIENS

Sur la petite place du village, toutes les familles se réunissaient. La plupart était amputée d’un être cher, et forçait leur âme à se traîner jusqu’ici. Ce genre de rassemblement se faisait généralement pour des festivités, remplissant de joie les cœurs des habitants et marquant des sourires plus prononcés. Aujourd’hui, plusieurs corps gisaient derrière la haute silhouette de Bariza, attendant d’être enterrés. Certainement que personne ne souhaitait être ici en cet instant. Et pourtant, c’était bien leur place. Malgré la tristesse, les membres de Hure ne pouvaient se morfondre chacun chez soi, tout en laissant de côté les morts. L’heure se devait d’être à la solidarité et non à l’exclusion, à l’hommage et non à l’oubli. Les mines déjà taciturnes menaçaient de se briser au moindre mot émouvant, et à la moindre parole touchante. Le chef du village en premier, droit malgré ses épaules tombantes, présentait un visage ravagé par la souffrance. Il était légèrement plus élevé que la population grâce aux marches d’une grande bâtisse. Il paraissait cependant bien plus grand, lui qui exerçait, encore une fois, son emprise incompréhensible sur ceux qui le regardait. Ainsi, chacun se trouvait suspendu à ses lèvres, attendant des mots de réconfort ou de courage.

- Mes amis, entama-t-il, je ne trouverai jamais d’expression assez forte pour décrire cette catastrophe. C’est en prenant sur nous-même que nous nous réunissons ce soir, après que tant de sang ait coulé le jour.

Déjà, on entendit une jeune fille refouler un sanglot, et déjà, un voisin, bien que ne la connaissant que de vu, mit la main sur son épaule, compatissant. Ce fut le premier signe montrant l’importance de cette rencontre. C’est cet esprit de coopération, de bonté, que voulait à tout prix engendrer Bariza. La rencontre organisée devait resserrer les liens des villageois entre eux. Ainsi, cette soirée pouvait être à l’amitié plutôt qu’à un malheur complet.

- Moi-même, ma voix vacille et mes mots se serrent. Je ne peux pourtant pas vous laisser à votre chagrin, sans m'adresser à vous auparavant.

Les lèvres de l’homme tremblaient, effectivement. Et l’on voyait un visible effort pour ne pas céder aux larmes, perlant le coin de ses yeux. Il voulait redonner la force aux villageois, mais ne craignait pas de se montrer faible devant eux.

- Cette passe, de douleur et de révolte, nous est nécessaire pour ensuite accepter, simplement. Nous ne pouvons plus rappeler les morts à nos côtés, et je sais que chacun d’entre vous a à souffrir la perte d’un parent, d’un enfant, d’un frère… Ou même un proche fait prisonnier par ces barbares, dit-il plus bas, regardant Théophane. Je voudrais insister auprès de vous sur un point qui m’est cher : ne vous apitoyez pas sur votre sort. Les pleurs et les larmes sont acceptés, sont même nécessaires, mais pas le désespoir. Ce jour restera gravé en nos mémoires, mais ne doit pas occuper nos pensées tout le temps de notre vie.

Je le dis en toute franchise, sans l’ombre d’un doute : vous qui êtes présents, vous avez eu le courage de ne rien faire. Vous avez eu le courage de voir ces violences, ces morts, vos maisons pillées et vos biens saccagés, sans détourner les yeux. Certains d’entre vous se sont battus, et cet acte est tout à votre honneur. Mais je mets en valeur ceux qui ont arrêté, préservant la vie, regardant la dure vérité en face que nos instruments ne faisaient pas le poids contre les armes des Boétiens. Oui, vous avez su mettre votre raison au-devant et laisser de côté votre désir d’agir, si louable soit-il. Je suis persuadé que pas un seul n’a fui le danger, que pas un seul n’a pas tenté de protéger ses proches et ses biens. Vous vous en voyez remercier. Je remercie Hermance qui a sonné l’alarme, Bastien qui m’a prévenu du danger et tous les adolescents partis avertir les habitants. Je remercie ces hommes qui se battus, et ces mères qui ont donné leur vie, déclara-t-il, en posant son regard encore une fois sur Théophane et ses enfants.

Ne croyez pas avoir abandonné nos villageois. Un jour viendra où nous pourrons reprendre le dessus sur le mal et la haine. Mais aujourd’hui n’était pas fait pour cela. Aujourd’hui était un acte de plus contre la justice, mais peut-être aussi un pas en avant vers notre idéal. Car, après la nuit vient le jour, et jamais le noir ne sera éternel. Ne le permettez pas. Ne permettez pas que ce jour reste misérable lorsque vous évoquerez son douloureux souvenir. Encore une fois, nos morts doivent être pleuré. Mais ce soir doit aussi faire naître la compassion, l’amitié, l’amour. Nous nous rappellerons alors qu’en ce jour, nous avons aussi choisi l’unité et n’avons pas fait triompher la division ; qui aurait été une victoire complète des Boétiens. Regardez-vous. Je vois des mains qui se serrent bien que vos bouches n’aient jamais parlé. Vous remportez petit à petit la victoire. Nous sommes ensemble dans ce malheur, ne vous croyez pas abandonnés. Nous supporterons cette épreuve, car avancer est essentiel pour se reconstruire. Ne laissez en aucun la tristesse vous engloutir et empêcher l’amour de renaître. Même dans cette misère, l’amour renaîtra, je ne peux que le croire. Cet espoir doit nous faire vivre ! Nous devons espérer qu’un jour, la terre de Sauteras sera lavée de cette horreur, et que la vérité vaincra !

Bien entendu, ce discours ne fut pas ponctué d’applaudissements à son insue. Mais les quelques hochements de têtes suffirent à Bariza pour le satisfaire : les habitants avaient compris son message. Les larmes coulaient abondamment sur les joues pâles, et, malgré tout, quelques sourires furent échangés entre les villageois. En essuyant d’un revers de main les pleurs, les yeux rougis remerciaient le consolateur. Chacun avait veillé discrètement sur son voisin terrassé de tristesse, et par sa présence discrète l’avait de quelque peu réconforté. Seuls de rares chuchotements venaient percer le silence sur la place. Personne n’osait hausser la voix, respectant scrupuleusement le repos des corps sans vie. Déjà, quelques-uns regagnaient leur maison, tête inclinée et épaules baissées. Malgré cet accablement, tous avaient pu laver leur cœur par ces larmes.

En regardant tous ces visages dévastés et la souffrance des familles endeuillées, Adélaïde comprit qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre. Leur mère pouvait être encore en vie. Elle se tînt encore responsable de la misère de ses proches, mais, même à elle, le discours de Bariza l’avait revigoré. Tous cinq se recueillaient durant quelques minutes devant les villageois qu’ils avaient autrefois connus. Cependant, alors qu’Ephrem tentait de se débarrasser de cette impression, il se rendit compte qu’une personne les fixait. Ce regard se fit si insistant et intense, qu’il se décida à délier sa langue :

- Papa… Je crois que Bariza voudrait nous dire quelques mots.

Théophane tourna ses yeux vers le chef du village qui n’avait pas bougé depuis la fin de sa tirade. Son regard semblait les envelopper tout entier de son faisceau. Comme hypnotisé, la petite famille alla à lui, inquiets et curieux à la fois de ce que pourrait leur déclarer cet homme. De loin, son expression semblait dure. Et pourtant, en s’approchant, il reflétait toute la bonté qu’un visage pouvait contenir. Le fond de ses yeux étaient encore brillants de larmes et ses lèvres dessinaient un léger sourire. Sur le moment, il paraissait un proche parent de la famille tant son attitude se faisait complice. Il plongea son attention sur chacun d’eux, comme s’il les connaissait mieux qu’eux-mêmes. Après une telle approche, tous pensaient qu’il commencerait un nouveau discours, seulement pour ces cinq personnes ci. Pourtant, il se contenta de dire :

- Mettons-nous un peu à l’écart, voulez-vous ?

Bariza les entraîna en dehors de la place, dans le but de rejoindre sa maison. C’était la première fois que les enfants verraient la bâtisse, qu’ils s’imaginaient pleine de mystères. En ces lieux, le chef du village subissait ses étranges visions, s’imposait un pénible travail et s’occupait de toutes les affaires de Hure. Les murs recelaient de secrets pour les inconnus, et inspirait la crainte aux superstitieux. En entrant, chacun fut surpris du cadre simple de l’intérieur. Une forte odeur de bois les imprégna dès leur arrivée. La pénombre s’était déjà installée, mais l’on pouvait deviner la disposition du mobilier. Théophane avait eu l’occasion de découvrir cette maison énigmatique. Et, comme ses enfants, le logis lui avait sembler tout à fait ordinaire. Aucun objet dérisoire ni décoration extravagante ne venait encombrer l’espace. Cette atmosphère saine et honnête ne faisait que renforcer le respect voué à cet homme.

Comme la plupart des maisons du village, des poutres étaient fixées sur le plafond. Deux pièces étaient séparées par une paroi de pierre blanche. D’un côté, une armoire usée portait quelques vêtements ; et au pied de la fenêtre, un lit pour une personne était recouvert d’une vieille couverture. De l’autre, une table en bois d’olivier avait été posée dans le coin. Deux bancs encastrés dans le mur offraient un siège inconfortable, témoignant d’un certain détachement du matériel de son propriétaire. Au fond du rez-de-chaussée, un petit escalier menait à l’étage. Certainement que c’était ici que se trouvaient les véritables énigmes, les véritables travaux et réflexions de Bariza. Là-haut, dans son atelier.

Il se munit d’une lanterne, rangée à droite de l’entrée. Sur un signe de tête, il invita la petite famille à s’asseoir autour de la table, puis posa le luminaire au centre. La flamme qui dansait éclairait la peau sombre de l’homme, le rendant encore plus impressionnant. Il garda le silence durant quelques secondes, fixant un point inexistant.

- Je ne recommencerai pas un discours d’encouragements, comme j’ai fait au village, soupira-t-il. A vous, j’ai besoin de vous parler spécifiquement.

Théophane le regardait de manière respectueuse, attendant patiemment ce qu’il avait à annoncer. Armand, sur les genoux d’Hermance, semblait incroyablement calme, presque serein. Cet air-là ne se voyait que très rarement, lui qui conservait toujours un trait d’inquiétude au fond des yeux. Sa sœur, un peu distraite mais attentive, adressait un léger sourire à Bariza, l’encourageant à poursuivre. Ephrem se collait à son père, en quête d’affection et cherchant à être rassuré. Il se sentait seul et aurait tout donné pour se retirer chez eux, loin de cette demeure. Adélaïde, quant à elle, affrontait la tempête de ses émotions. Sur son visage, aucune expression ne pouvait s’y lire, si ce n’est la consternation. Renfermée, elle fixait la lanterne, comme si elle voulait l’éteindre de son regard.

- Je… Je ne veux absolument pas vous ennuyer avec certains de mes « ressentiments » … Je voudrais simplement que cette espèce de culpabilité… qui flotte presqu’autour de nous, s’en aille pour de bon.

Armand avait tourné ses yeux noirs vers Adélaïde, qui n’avait pas bronché. Sûrement que lui seul avait pu réellement comprendre ces étranges mots, plutôt voilés pour le reste de la famille. S’il ne s’expliquait pas très bien, le message était parfaitement clair pour le jeune garçon. Bariza voulait libérer leur cœur de leur lourdeur et de l’incertitude. Certes, le décès d’un être proche pouvait être cent fois plus douloureux. Mais cette situation se trouvait être concrète. Ici, le devenir de leur mère était bien obscur. Chacun d’eux avait du mal à se détacher de ce terrible sentiment. Mais leur caractère, un peu plus docile que la fille cadette, les aidait à se tourner vers les autres et supporter cette épreuve ensemble. Adélaïde se refusait à ce genre d’amitié. C’était sa faute, voilà tout.

- Si elle avait voulu se sauver, Victoire l’aurait certainement fait.

qui se garda de dire quoique ce soit. Elle attendait les explications, face à une telle réflexion. Ephrem avait soif d’entendre encore la voix de Bariza, qui, malgré lui, le faisait sortir de sa solitude.

- Je n’étais pas sur place, bien entendu… Mais à partir du moment où Hermance l'avertit du danger, et de celui où les Boétiens ont commencé à avancer vers l’extérieur du village, elle aurait eu le temps de se réfugier. Cependant, Victoire a ralenti leur traversée. Lorsqu’elle a prévenu Adélaïde et Ephrem, les cavaliers étaient déjà en chemin. Si elle n’avait pensé qu’à elle, en se réfugiant avec ses enfants, ces hommes auraient eu le temps de vous prendre, tous les trois. 

Tous commençaient à comprendre où le chef du village voulait en venir. Quelques larmes coulaient des yeux d’Hermance, Ephrem et Adélaïde, réalisant le sacrifice de leur mère. Son mari se sentit tout à fait impuissant et admiratif, lui qui n’avait même pas pu être présent pour protéger sa famille. Connaissant ses enfants sur le bout des doigts, elle aurait pu dicter par cœur la conduite de ses enfants, dont la volonté d’Adélaïde à aller à contre-courant. En attendant, elle les avait sauvés. Elle leur avait laissé le temps de se mettre à l’abri, préférant se faire prendre que de voir les Boétiens malmener ses enfants. Adélaïde comprenait désormais sa mystérieuse attitude. Pourquoi Victoire s’était arrêté sur le chemin, et pourquoi leur avait-elle lancé un regard si intense. Elle les avait sauvés, purement et simplement.

- Votre douleur est différente des autres villageois, mais non moins terrible, reprit-il. Et je voudrais, à vous en particulier, vous léguer l’histoire des Boétiens.

- Ne vous sentez pas obligés Monsieur, nous vous sommes déjà redevables de…

- J’insiste. Cette histoire ne doit pas se perdre et je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi elle n’est pas enseignée comme celle des Rois.

Théophane ne répliqua plus et laissa Bariza entamer son récit.

- Cela fait une cinquantaine d’années que les Boétiens sont parvenus à prendre le pouvoir et dominer notre cher pays. Comparé au nombre d’années passées, leur règne n’est pas très vieux, mais bien assez pour des hommes comme nous. Ils sont à l’origine de toutes les guerres ayant fait rage dans les royaumes. Cependant, leur origine remonte à bien plus loin, alors que le roi Lémant avait laissé de nombreux descendants. A cette époque, c’était le seigneur Damien qui régnait sur Sauteras. La royauté a toujours existé et jamais les habitants n’en eurent à se plaindre. Mais de belles richesses avaient été accumulées au fil des décennies, d’autant plus que tout le territoire vivait dans l’abondance. Echtros ne revint plus, mais ce fut d’autres pays qui convoitaient ces biens.

Le mal de la jalousie ne pourra être aboli, et aura engendré de nombreuses pertes à cause de ces combats. Ceci ne peut être autrement ici-bas. Là où la véritable plaie résidait, c’est lorsqu’un homme, un habitant de Sauteras, commença à envier et même à haïr le seigneur Damien. Bohémont, si vous voulez bien l’appeler par son nom. Il n’était pas proche de lui, ce n’était qu’un simple sujet. Il n’était même pas pauvre pour désirer un quelconque confort. Non, il avait simplement voulu plus, obsédé par l’idée de posséder. Doté d’une éloquence sans pareille, il avait convaincu des conseillers et proches du roi de l’assassiner. Car, bien entendu, pour parvenir à ses fins, il s’était armé de patience et avait réussi à s’infiltrer dans la cour royale. Il obtint même l’affection du roi. Selon ses plans, à l’issu de l’assassinat, le groupe de six qui avait été formé devrait se partager les biens.

Cependant, trouvant que le meurtre était une bien trop grande entreprise, tous les autres membres du groupe avaient opté pour une tentative de vol. Contenant difficilement sa soif de sang, le traître accepta ses termes. Ce petit clan se regroupait la nuit- car les œuvres du mal se font toujours sous l’astre lunaire- pour préparer le jour de l’effraction. Bohémont était tout désigné pour se charger de cette mission, plutôt que tous s’engouffrent dans la salle des trésors.

Le jour arrivé, il prétendit être gravement malade pour s’écarter de ses fonctions auprès du roi. L’un de ses compagnons, responsable de la garde des trésors, avait pu se procurer la clef pour y pénétrer. Les tours de surveillance auprès de la porte avaient été falsifiées, donnant la libre entrée à qui voudrait s’y aventurer. Il disposait de quinze minutes avant la prochaine surveillance, bien assez pour dérober ce qu’il convoiterait. Comme vous le voyez, tout semblait fait pour la réussite de l’entreprise… Et pourtant, un maillon de cette chaîne bien huilée fit rater tout le système. Le partenaire de Bohémont (celui qui avait pris la clef), fut tout bonnement aperçu dans les couloirs du palais alors qu’il devait assurer sa surveillance. Il ne fut pas vu au grand jour, bien entendu, mais justement surpris en essayant de se dissimuler. Aussitôt, le garde du quart d’heure suivant se précipita vers la salle des trésors et trouva alors le voleur en flagrant délit. 

Humilié, il se présenta au seigneur Damien, tous les biens qu’il avait volé devant lui. Il n’entra pas un seul jour au cachot. Pas un seul. Le roi Damien avait toujours été juste, mais ici sa clémence dépassait tout ce que l’on pouvait concevoir. Son compagnon qui avait adopté une étrange attitude fut interrogé également et l’on découvrit alors sa complicité dans le vol. Le roi leur pardonna cet écart à tous deux, et leur fit promettre de ne plus recommencer un tel acte. Si le partenaire de Bohémont tint parole, ce fut absolument tout le contraire pour lui. Aussitôt relâché de la prise des gardes, il prépara sa vengeance.

Il avait touché cet or pur, et rien ne pouvait lui faire oublier cette merveilleuse sensation. Un homme sans parole est pire que tout, et la convoitise est à craindre comme la peste. Rien n’est plus méprisable qu’un attachement démesuré pour le matériel, superficiel et éphémère… Mais, désolé, voilà que je m’emporte de nouveau dans mes réflexions.

Lorsqu’il prévint ses compagnons qu’il n’avait point l’intention d’abandonner, et même d’aller plus loin que le vol, deux d’entre eux l’abandonnèrent. Désormais, c’était le meurtre qu’il envisageait. Ils se devaient d’attendre quelques mois, le temps que tous les soupçons s’estompent. Le plan élaboré fut simple et efficace. Bohémont devait prétendre s’entretenir d’une affaire privée avec le roi, concernant des souterrains sous le palais, érigés au temps des premiers rois-sujet qui intéressait fort le seigneur Damien. Aucune arme ne devait être laissée, ni aucun poison détecté. Le traître devait donc l’étrangler de ses propres mains, puis sortir de la pièce en annonçant que le roi souhaitait méditer seul. Entre-temps, le groupe aurait le temps de piller quelques richesses et de s’enfuir bien loin, avant que l’on ne découvre le cadavre. Toutes les précautions prises et révisées (s’assurer qu’aucun garde ne soit aux alentours, préparer les affaires de départ, compter sur la force de Bohémont), le jour fut fixé. L’entretien avec le roi avait été convenu bien à l’avance, renforçant l’idée qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse.

Le seigneur Damien fut fort captivé du sujet qu’abordait son subordonné, et, comme je vous l’ai dit, il maniait trop bien les mots pour qu’on ne l’écoutât pas avidement. Devant le bureau du roi, qui siégeait confortablement dans un fauteuil, Bohémont développait ses propos. Lorsqu’il sentit que le seigneur Damien était tout à fait intéressé et dépourvu de tension, il s’approcha d’un pas et le regarda droit dans les yeux. J’imagine la cruauté de son regard, rongé par la haine et la convoitise, et celui du roi, triste et déçu.

- Déçu ? intervint Ephrem.

- Oui, déçu. Aucune peur, il savait qu’il ne craignait rien. Bien sûr, les mains du barbare eurent le temps de le saisir à la gorge, avant qu’il tire sur la corde, dessous son bureau. Car en effet, cette corde avait servi de longues années auparavant, lorsque le roi Lémant et sa descendance était toujours un peu menacé par Echtros-je suppose que vous connaissez l’histoire. Le système s’avérait fort ingénieux, mais peu pratique. En effet, la corde devait être tirée à l’aide des pieds. Sur le plancher, on ne distinguait qu’un gros nœud, mais le cordage se poursuivait jusqu’au plafond de l’étage inférieur. Ainsi, la pièce juste au-dessous du bureau pouvait entendre le son de la cloche, qui était suspendue à l’autre extrémité de la corde. Elle n’avait plus servi depuis, Sauteras vivant en paix. Cependant, un fidèle protecteur du roi, avisé, avait absolument voulu la rénover pour la sécurité de son altesse. Il avait eu vent de cet entretien et ne pouvait replacer sa confiance en Bohémont depuis le vol. Et certainement qu’il ne lui avait jamais accordé. Le seigneur Damien n’en voyait qu’une futile utilité, mais l’insistance du garde fut si grande qu’il céda, d’un ton léger. Il paraît que son protecteur l’avait menacé en disant : « si son Altesse ne consent pas à restaurer cette cordelette, je me verrai dans l’obligation de l’enfermer pour qu’elle n’assiste pas à cet entretien, dont je crains tout de mal ». Bien qu’il dût être pris pour un extrême précautionneux, sa prudence fut fortement louée par la suite. Aussitôt que le roi eut tiré sur la corde, un son de cloche se fit entendre. Bohémont redoubla d’efforts, mais le roi ne demeura pas passif en attendant son secours. Il y eut une courte lutte, avant que la garde n’entrât pour immobiliser l’assassin. De quelque peu essoufflé, le roi lança ses dernières paroles au traître : « mon ami, je vous avais pardonné, ne pouviez-vous pas prendre un autre chemin que celui-ci ? » Le visage de Bohémont semblait consommé de haine. Au moment présent, elle déformait tant ses traits qu’on ne pouvait croire qu’il s’agissait d’un être humain. Le seigneur Damien avait voulu se faire indulgent la première fois, connaissant certaines difficultés passées de son subordonné. Il avait voulu faire de lui un homme meilleur, et prit ses fautes comme un échec personnel. En effet, le traître avait été élevé loin de ses parents, leurs occupations les obligeant à beaucoup voyager. C’était un oncle qui se chargea de son éducation. N’ayant lui-même pas d’enfants, il désirait que son neveu soit riche et puissant pour remplacer ce manque. Il grandit alors dans la cupidité, la cruauté et la tromperie. Ses parents venaient quelques fois le visiter et étaient toujours un peu plus effrayés de la tournure que prenait leur fils. Maintes fois ils essayèrent de l’arracher à son influence et de lui transmettre de réelles valeurs. Un dangereux lien s’était établi entre son oncle et lui, et même la bonté de ses parents ne parvint à lui donner un cœur. Ainsi, une part de la conduite de Bohémont est excusable, et c’est pour cette raison que le monarque passa outre. Mais une autre ne l’est pas. Il n’était pas trop tard pour changer d’attitude ce qu’il refusa catégoriquement.

Il fut jeté au cachot et on l’emmena même dans d’autres royaumes, de peur qu’il ne s’évade par le biais de certaines connaissances. Cette précaution fut pourtant vaine. Ses autres compagnons ne purent jamais être démasqués, mais bien vite, on entendit parler d’eux.

Bohémont exerça une telle influence sur eux qu’il ne pouvait supporter l’idée de vivre sans lui. Bien que voulant à tout prix attiser leur soif de pouvoir et d’argent, ils s’armèrent d’une patience remarquable. Ayant quitté les côtés du roi et désormais libres de leurs actions, ils consacrèrent des jours et des nuits entières à la préparation d’une guerre. Une vraie et terrible guerre, qu’il mènerait contre leur propre pays. Ils n’étaient que quatre, et parvinrent à grossir leur nombre jusqu’à des milliers. Si vous voulez mon avis, leurs belles paroles ne pouvaient suffire. Il y a eu, bien entendu, des enrôlements de force ; mais quelque chose de bien plus maléfique devait se cacher derrière leurs actions pour qu’ils parviennent à convaincre autant de monde, auparavant fidèle au roi et satisfaits. Des faibles d’esprit, sans conscience aigu de la portée de leurs actes, se laissèrent emporter par cette volonté destructrice. Ils avaient parcouru les régions de Sauteras, à cheval et à pied, grossissant toujours un peu plus leurs rangs. Ils recrutèrent même d’autres hommes dans les royaumes alentours, leur faisant miroiter les richesses de nos terres. 

L’armée du roi, soit les Thibétiens, fut préparée de son côté également, bien que les soldats ne sachent absolument pas contre qui ils s’attaquaient. Cette caste, fondée presqu’à la naissance de Sauteras, avait toujours eu comme but d’aider les plus démunis. A partir de ce jour, leur mission s’étendait jusqu’au combat. En face, ce n’était qu’un corps débridé qui semblait ne vouloir que la mort du seigneur Damien et de sa lignée, la délivrance de leur chef en prison et de nombreuses richesses. Rien de bien concret, mais la vie de leur roi en danger leur suffisait pour les porter jusqu’au bout du monde. Bohémont avait été transporté dans l’ancien royaume de Maxence. L’intention première des révoltés était donc de le libérer, au cours d’une bataille qu’il mènerait dans le désert d’Eremos. L’armée du roi ne doutait pas de sa victoire, tant l’adversaire se montrait désordonné et guidé par de faibles objectifs. Elle remporta effectivement la bataille, mais ne s’attendit certes pas à tant de virulence lors du combat. L’ennemi était parvenu à délivrer Bohémont. Et désormais, ils étaient dotés d’un véritable chef, d’une véritable organisation et d’un véritable but : fonder leur propre royaume, avec leurs propres lois. A l'issue de cette bataille, leur nom fut trouvé : les Boétiens. Huit autres affrontements se succédèrent ainsi, entre l'armée du roi et celle de Bohémont. Le seigneur Damien parvint à remporter les deux premières, puis, les Boétiens se perfectionnèrent de plus en plus et gagnèrent alors cinq batailles consécutives, toutes plus sanglantes les unes que les autres. Certainement que vous connaissez ces guerres-là, puisqu’elles sont une partie intégrante de notre histoire. Mais « les guerres de Sauteras », comme on les appelle, sont bien plus complexes que de simples dates et lieux. Comme vous le voyez, d’ailleurs. Cela m’étonnerait que quelqu’un discerne ses origines, en fait.

Pour revenir au déroulement des combats, le seigneur Damien, qui avait commencé à désespérer de voir sa patrie déchirée ainsi, s’était battu comme un lion lors de sa dernière bataille, au cours de laquelle Bohémont et lui s’étaient entre-tués. Il trouva effectivement la mort à la troisième victoire des Boétiens, et son fils dut lui succéder. Son père avait été un homme plein de valeurs et de bon sens. Courage, honneur, bonté ou altruisme ; toutes ces qualités faisaient partie intégrante de son caractère. Maintenant, imaginez sa progéniture avec ces compétences décuplées. Vous obtenez un génie. Bien entendu, il fallut encore du temps avant de reprendre le dessus sur les sanguinaires qui les avaient vaincus maintes fois. Cependant, Brieux-le fils du roi- établit des stratégies toujours plus élaborées et toujours plus efficaces. Les Boétiens remportèrent encore deux batailles et deux autres durent encore éclater avant de bannir définitivement ces traîtres de nos terres. L’armée de Sauteras ressortit finalement vainqueur après quarante ans de guerre, qui avait plongé le pays dans la pire des souffrances. La déplorable lutte entre Echtros et Sauteras, des centaines d’années auparavant, n’était rien comparée à ces batailles. Que de sacrifices les habitants n’ont-ils pas fait pour ces querelles ! Que d’innocents ont été tués et des villages massacrés sous la fureur de ces barbares ! Personne ne fut épargné de cette misère. Sauteras avait été plongé dans le deuil durant quatre décennies et nombreuses furent les années pour se reconstruire à la suite de tant de haine. Pour des pièces et des bijoux.

Depuis ce temps, les conseillers et alentours du monarque furent soigneusement choisis. Et même, ce terme est assez faible pour désigner avec quelle précision les courtisans pouvaient intégrer les côtés du roi. La confiance et l’honnêteté allaient de pair dans cette nomination. 

Les Boétiens bannis de Sauteras, ils ont vagabondé dans les pays alentours, provoquant certainement un nombre incalculable de guerres, et recrutant toujours de nouveaux soldats. C’était un ennemi commun entre tous les pays, en quelque sorte, mais que nul n'avait les moyens ni la volonté d’affronter, même en s’unissant. La guerre avait dégoûté tout le monde. Et aujourd’hui, voilà le résultat ! Mais qui peut juger ? Ce qui est fait est fait, et désormais les Boétiens ont une terre pour eux seule, qui ne prend même plus la peine de se défendre…

- Mais si nous avons gagné, comment les Boétiens ont-ils pu reprendre le pouvoir ? demanda Ephrem. Les autres pays pouvaient encore se faire avoir, mais nous ?

- Enfin, tu sais bien que c’est le roi qui a ordonné de les ramener sur nos terres, il y a cinquante ans… La véritable question est : pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi a-t-il trahi ses ancêtres et permis la disparition des Thibétiens ? intervint Adélaïde, soudain réveillée et captivée par le récit.

- Pour ceci, jeune fille, je n’ai pas la réponse et je crois que personne ne l’a. Pourquoi notre seigneur Foucauld était-il si bon au début de son règne et est-il devenu aujourd’hui l’homme le plus cruel ? Pour quelle raison faire revenir les Boétiens ? Tout ceci demeure un mystère, mais je suis persuadé que nous trouverons une solution. Les guerres ont duré quarante ans ce qui ne nous a pas empêchés de revivre par la suite. Il y aura un sauveur, c’est le nom de notre pays. Nous ne pouvons en attendre moins. Lémant et Brieux sont déjà venus, il faut aujourd’hui que quelqu’un se reconnaisse dans cette mission…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez