Le repas était interminable, comme d'habitude. Léonie se demandait combien de temps encore, elle allait devoir rester à table, à écouter son oncle inventer des aventures rocambolesques pour impressionner ses enfants.
Il s'était lancé dans une histoire incroyable de combat de cobras dans le désert, au milieu duquel il s'était retrouvé, bien évidemment par hasard. Léonie écoutait distraitement en esquissant de temps à autre un petit sourire. Du haut de ses huit ans, elle ne croyait absolument plus à tout ce qu'il racontait, contrairement à ses petites cousines naïves et crédules. Tout cela l'ennuyait un peu. Coincée entre sa mère et sa tante, elle n'avait rien d'autre à faire que de jouer avec ses petits pois dans son assiette et écouter les conversations autour de la table. Son grand-père discutait politique avec son père, clamant que tout cela n'était qu'un perpétuel recommencement avant d’enchaîner sur le temps où il avait fait la guerre en Algérie. Ses grandes cousines débattaient pour savoir s'il valait mieux mettre des pépites de chocolat ou des éclats de raisins dans les cookies – même si tout le monde savait que les pépites de chocolat étaient meilleures et qu'il était abominable d'appeler « cookie », un biscuit aux éclats de raisins. Et sa grand-mère racontait à sa tante son périple à la boutique de laine pour trouver la couleur qu'il lui fallait afin de finir de broder le coussin de naissance qu'elle allait offrir à la fille de son amie.
Léonie souffla et entreprit de s'éclipser en se laissant couler sous la table. Si quelqu'un remarqua sa manœuvre, personne ne releva et Léonie rampa entre les jambes des convives jusqu'au bout de la table. Elle s'arrêta un moment, jaugea le temps qu'il lui faudrait pour atteindre la porte et déboula comme une panthère sauvage de dessous la nappe, arrachant des exclamations mécontentes des membres de sa famille. Elle traversa le couloir et entra rapidement dans le bureau de son grand-père.
Léonie ne savait pas très bien ce qu'il faisait habituellement dans cette pièce mais elle avait toujours été intriguée par ce lieu spécial. Les murs étaient couverts de grandes étagères qui abritaient des livres anciens, des instruments étranges et des bocaux remplis d'un liquide trouble et de créatures - que Léonie espérait mortes. Au milieu de ce cabinet de curiosité trônait un grand secrétaire encombré de différents instruments de mesure, de papier à lettres, et d'un petit tableau hideux représentant une vieille femme qui regardait son reflet dans l'onde dansante de la rivière. Léonie l'appelait la "Dame à la pustule" parce qu'elle arborait un énorme grain de beauté sur le nez à la manière d'une horrible sorcière.
Elle s'approcha lentement du bureau, s'assit dans le fauteuil moelleux et caressa la plume blanche qui devait servir à l'écriture de lettres. Elle prit son air le plus sérieux, trempa la plume dans l'encrier resté ouvert et fit semblant d'être une écrivaine en plein travail. Après plusieurs lignes de ponts et de zigzag tracées, elle admira son travail. Elle reposa la plume et regarda ses mains pleines de taches d'encre. Sa mère ne serait sûrement pas très heureuse de voir cela. Léonie s'essuya sur la feuille mais son geste étala l'encre et effaça dans le même temps ses superbes lignes d'écriture. Son grand roman était fichu. Elle eut à peine le temps d’être déçue qu'elle entendit la voix de sa mère l'appeler depuis la salle à manger.
- Léonie ! Dessert !